par Nicole Gabriel
Jeune Cinéma n°434-435, février 2025
Sélection officielle de la Quinzaine des réalisateurs au Festival de Cannes 1971
Sorties le mercredis 2 février 1972 et 19 février 2025
Le long métrage de Robert Bresson est présenté à Cannes en 1971 et sort l’année suivante. C’est à la fois le deuxième film en couleurs du cinéaste et son retour à Dostoïevski. Déjà le scénario de Une femme douce (1969) était adapté du récit de l’écrivain russe, Krotkaia ("La Douce", 1876). Quatre nuits d’un rêveur est la version bressonnienne de Une nouvelle de jeunesse (1848), déjà filmée par Luchino Visconti, avec Marcello Mastroianni et Maria Schell, sous le titre Le notti bianche (1957).
Au solstice d’été, hier comme aujourd’hui, on attend, comme une fête les célèbres nuits blanches, de Saint-Pétersbourg. Selon une tradition de vagabondage bien ancrée, Pétersbourgeois et touristes vont de pont en pont.
Luchino Visconti avait déjà modernisé l’histoire et l’avait déplacée à Livourne, en Toscane. Une ville totalement rêvée, reconstituée en studio et submergée de flocons de neige artificielle. Robert Bresson procède de façon analogue. Il délocalise l’action - ou l’inaction - des quais de la Neva à ceux de la Seine, la ville impériale devenant la capitale française, hic et nunc, c’est-à-dire dans l’après Mai 68.
Reste l’essentiel pour Robert Bresson : la mélancolie ambiante, le désenchantement, une atmosphère de Restauration qui se traduit par des personnages de flâneurs, et dans des détails vestimentaires, tels le chignon romantique de la protagoniste, l’ample cape qui dissimule son corps, les cheveux longs et les chemises blanches des garçons. Autant de signes que l’on retrouvera chez Jean Eustache dans La Maman et la Putain (1973), où la même Isabelle Weingarten joue un petit rôle. Robert Bresson suit sinon à la lettre, du moins à l’esprit, le propos dostoïevskien.
Un jeune homme, Jacques, artiste-peintre, passe la journée à la campagne. De retour à Paris, à la hauteur du Pont-Neuf, il tombe sur une jeune fille qui pleure et semble prête à se jeter à l’eau. Il intervient, la raccompagne chez elle et malgré sa timidité, lui fixe rendez-vous au même endroit, pour la soirée suivante. Ils passeront ainsi quatre nuits à se parler, se livrant à ce que les situationnistes appelaient "dérive".
C’est elle, Marthe, qui se confie. Son histoire a tout juste un an. Elle habitait avec sa mère qui, pour ses problèmes d’argent, avait sous-loué une chambre de son appartement à un jeune homme. Marthe est tombée follement amoureuse du mystérieux locataire, qui n’a pourtant rien de particulièrement sympathique, au point de le supplier de l’emmener avec elle lorsqu’il allait partir. Celui-ci a refusé, mais promis de revenir dans un an et de l’épouser. Il est, pense-t-elle, de retour, mais ne se manifeste pas. Se mêlent, chez elle, l’attente qui exaspère le sentiment d’amour et la peur du rejet. Marthe ne parle que de lui. Jacques écoute. On n’en apprend guère plus sur le jeune homme lorsqu’il est seul chez lui, allongé sur son lit ou à demi couché sur des toiles aux aplats de couleurs vives.
Robert Bresson dissocie la voix de son corps, son monologue intérieur étant émis et amplifié par un dictaphone. Il se forme donc un triangle amoureux entre Marthe, le locataire présent-absent, et Jacques, épris de Marthe, comme il se doit, laquelle ne repousse pas ses avances. La jeune femme qui, il y a si peu, flirtait avec la mort, mène le jeu avec brio : "Je vous comparais tous les deux. Pourquoi n’est-il pas vous ? pourquoi n’est-il pas comme vous ? Il est moins bien que vous même si je l’aime plus que vous".
Est-ce du marivaudage ? On peut aussi évoquer la figure diabolique du Double (1846), chacun, selon l’écrivain russe, portant en soi sa part de mal. L’hypothèse est d’autant plus plausible que les interprètes de Robert Bresson se ressemblent comme deux gouttes d’eau, l’homme sans nom étant le moins photogénique des deux et sans l’aura de l’artiste. Disparaissant, il a laissé provisoirement sa place à un autre dans le cœur de Marthe. Réapparaissant, il se la réapproprie. Jacques ne montre aucun signe de jalousie. Ne lui reste qu’une souffrance muette.
Le film est constitué principalement d’extérieurs, magnifiquement captés par la caméra de Pierre Lhomme, dans une riche gamme chromatique. Les images retiennent les déambulations dans la capitale, les regards échangés avec les passantes, le miroitement de l’eau, les reflets, les effets de transparence, de contraste. Et les lumières des bateau-mouche qui passent et repassent sous l’arche des ponts.
Robert Bresson s’intéresse aux "enfants du siècle", à leurs us et coutumes, à une culture musicale à laquelle il est lui-même étranger : bossa nova et folk américain, airs suaves qui animent les berges du fleuve les nuits d’été.
Nicole Gabriel
Jeune Cinéma n°434-435, février 2025
Quatre Nuits d’un rêveur. Réal, sc : Robert Bresson, d’après Une nouvelle de jeunesse de Dostoievski (1848 ; ph : Pierre Lhomme ; mont : Raymond Lamy ; mu : Michel Magne. Int : Isabelle Weingarten, Guillaume des Forêts, Patrick Jouané, Jacques Renard, Lidia Biondi (France-Italie, 1971, 87 mn).