par Lucien Logette
Jeune Cinéma en ligne directe
Sélection officielle du Festival international de films de femmes de Créteil 2015
Sortie le mercredi 29 avril 2015
Annie Le Brun, c’était, au début des années 70, un nom que l’on évoquait entre initiés ; on se passait ses textes, comme on se passait Les Gisants satisfaits de Joyce Mansour ou Le Nécrophile de Gabrielle Wittkop, ces grandes voix féminines chantant le désir et l’interdit.
Textes courts, quelques phrases jetées sur le papier, un papier bleu turquoise ou ocre, selon des formats hors normes, comme, en 1972, Les Pâles et Fiévreux Après-midis des villes ou Tout près, les nomades. Les Éditions Maintenant imprimaient ces brochures bizarres à quelques centaines d’exemplaires, comme auparavant les Éditions surréalistes dont elles étaient les héritières.
On était entre soi, amateurs de tonalité particulière - "Ma peur, contre quel soubresaut de la mémoire allons-nous trébucher en courant sur la lande de cette peau que je déchiffre pour la première fois ?" - sans chercher à savoir quel visage se cachait derrière cette voix.
On savait que Annie Le Brun s’efforçait, avec quelques autres, Georges Goldfayn (1933-2019), Ivsic (1921-2009), Gérard Legrand (1927-1999), Toyen (1902-1980), de maintenir la petite flamme du Surréalisme, vacillante après l’autodissolution du groupe, décrétée sans unanimité en 1969.
Son visage, il nous est apparu pour la première fois en 1977, sur la couverture de Lâchez tout, le pamphlet que publièrent les éditions du Sagittaire, et qui confirmait, après quelques années, combien la voix demeurait puissante et sans beaucoup d’égale. Ensuite, nous l’avons suivie, sans barguigner, sur tous les chemins qu’elle décidait d’explorer, du roman noir gothique à Raymond Roussel, en passant par Sade ou Victor Hugo. Explorations toujours fécondes, qui constituaient bien un Appel d’air, pour reprendre le titre de son livre publié par Plon en 1988. Avec toujours le même souffle et les mêmes proclamations impératives de la primauté poétique du désir.
Et des titres soigneusement choisis - Qui vive, De l’éperdu, Du trop de réalité, De l’inanité de la littérature, Si rien avait une forme, ce serait cela, -, comme une affirmation de la permanence de la phrase de André Breton, qu’elle avait reprise à son compte pour intituler l’anthologie composée en 1970, Les mots font l’amour. Il y avait là un écrivain, égrenant une parole toujours pertinente, mais surtout une personne. Une personne pas très publique, en tout cas qui refusait de se gaspiller à travers les médias. D’où le plaisir à découvrir le film de Valérie Minetto. Le visage, depuis presque quarante ans, n’a qu’à peine vieilli - en tout cas, exactement comme on pouvait l’imaginer. Et la parole est identique, chargée de la même intensité que celle qui traversait les pages de ses livres et que les années n’ont pas amoindrie. Lorsque, face à la caméra, elle parle de l’imaginaire, du rêve, du désir, des choix intellectuels que détermine la sexualité, de la capacité à passer de l’autre côté du miroir, du refus du compromis, en bref, de la poésie, ce sont les phrases de ses livres qui résonnent, avec la même actualité.
Muette, elle traverse, telle un des jockey perdus de René Magritte, des villes, des paysages, la grève de Saint-Malo, comme une illustration des vers de André Breton, "Tu arriveras seule sur cette plage perdue / Et une étoile descendra sur tes bagages de sable".
On souhaiterait que la ballade à ses côtés dure - le film est court, un peu obéré parfois par la présence du comédien Michel Fau, en lecteur immobile de ses livres, contrepoint silencieux. Alors que l’on aurait aimé, pour une fois qu’elle nous est offerte, voir et écouter plus longuement cette grande éclaireuse de ténèbres.
Lucien Logette
Jeune Cinéma en ligne directe (avril 2015)
L’Échappée, à la poursuite d’Annie Le Brun. Réal, ph : Valérie Minetto ; sc : V.M. & Cécile Vargaftig ; mont : Mélanie Braux ; mu : Alice Guerlot-Kourouklis. Int : Annie Le Brun, Michel Fau (France, 2014, 77 mn).