par Nicole Gabriel
Jeune Cinéma n°434-435, mars 2025
Sélection de la Semaine de la Critique au Festival de Cannes 1993
Sortie le mercredi 26 février 2025
Cronos est le premier long métrage réalisé par Guillermo del Toro qui a alors 29 ans. Le cinéaste mexicain a jusque-là, à son actif, dix années d’expérience dans le maquillage et les effets spéciaux, ainsi que la réalisation de deux courts métrages, Doña Lupe (1986) et Geometria (1987), ainsi qu’une série télévisuelle en trois épisodes La Hora Marcada (1988). Récompensé à Cannes en 1993, Cronos a été sélectionné dans de multiples festivals du monde entier, mais n’avait jamais été vu en salles en France, une première sortie ayant été différée à cause du covid en 2021.
Un prologue rappelle la préhistoire des événements. Chassé d’Europe par l’Inquisition, un alchimiste arrive au Mexique avec un objet de sa fabrication, le "Cronos", qui lui confère l’immortalité. Quatre siècles plus tard, on découvre l’homme, blême et cadavérique, sous les décombres de sa maison. Cet objet, qui a la forme d’un scarabée, un vieil antiquaire le trouve dans le socle d’une statue de bois. Il tente d’en actionner le mécanisme compliqué, mais l’étrange coléoptère paraît s’animer et lui griffe la main jusqu’au sang.
Le thème du scarabée, symbole de renaissance, avait fasciné l’Égypte ancienne. Il a su traverser les époques et accompagne la vie quotidienne de certaines de nos contemporaines comme motif de joaillerie. Il a inspiré la littérature. On pense notamment au Scarabée d’or de Edgar Allan Poe (1843) ou, manière noire, à La Métamorphose de Franz Kafka (1912. Le 7e Art n’a pas été en reste. Dès le temps du muet, on pouvait voir Le Scarabée d’or (1903), un film de trois minutes d’un auteur non identifié ainsi que, en 1907, sous le même titre, une bande signée Ferdinand Zecca & Segundo de Chomon, coloriée au pochoir et riche d’effets spéciaux.
Guilermo del Toro appréciait-il personnellement ces bijoux ? Il est difficile de l’affirmer, sa curiosité cinéphilique le portant plutôt vers des auteurs de films fantastiques ou d’épouvante tels Mario Bava, Dario Argento ou James Hill, Michael Powell, Terence Fisher. Sans parler de Alfred Hitchcock auquel il consacra un ouvrage. Dans le monde hispanophone, il appréciait certainement le film de Jess Franco, En busca del dragon dorado (1983), dont le scénario est signé par .... Edgar Allan Poe & Jess Franco, une adaptation-compilation de la nouvelle susnommée à laquelle le réalisateur de séries B ajoute deux figures de petites filles et qu’il pimente d’intermèdes de kung fu... Mélangeant allègrement les époques comme les genres, mixant épouvante, horreur et même tendresse, Guillermo Del Toro renouvelle le personnage du vampire, qui n’a plus la sinistre apparence d’un Max Schreck ou d’un Bela Lugosi. L’antiquaire est un amoureux des belles choses. Élégant, raffiné, il ne se sépare jamais d’Aurora, sa petite-fille orpheline, la prunelle de ses yeux.
Les effets de la morsure du coléoptère lui sont bénéfiques dans un premier temps. Ils suscitent une impression de bien-être, de rajeunissement jusqu’à ce que le protagoniste succombe à l’addiction au sang. Il faut dire que l’analogie entre le fluide vital et les stupéfiants est frappante. Une des scènes les plus impressionnantes se déroule dans des toilettes publiques où le protagoniste, Jesus Gris, lappe à même le carrelage le sang d’un homme qui vient de se blesser. Abel Ferrara développera, de façon analogue, le thème des vampires-junkies dans The Addiction (1995).
Cronos est un film d’action, la possession du scarabée devenant l’enjeu d’une lutte sans merci entre l’antiquaire et un milliardaire en phase terminale qui voudrait prolonger son terrestre séjour. Celui-ci dépêche son neveu, le bien nommé Angel de La Guardia, pour ravir l’objet à son concurrent. Le neveu est lui-même une canaille qui n’attend que l’héritage. Tel un baron de la drogue, son oncle lui donne des ordres et le menace de représailles s’il ne parvient pas à ses fins.
La scène finale est éclairée par une lumière aveuglante, contrastant avec les teintes sombres du reste du film. Certaines scènes sont plongées dans une obscurité telle que les personnages se meuvent comme des ombres. Des éléments insolites relèvent du fantastique ou de la science-fiction, comme les cancrelats qui sortent des yeux d’une statue, les gros plans sur l’engrenage du mécanisme doré du scarabée, les griffes qui s’enfoncent dans la paume du protagoniste.
On trouve dans tous les films d’horreur un sens de l’humour aigu, qui résulte de la tension entre les sujets abordés et la banalité de la vie quotidienne. On rit beaucoup dans Cronos. La scène avec l’embaumeur (Daniel Gimenez Cacho) faisant la toilette mortuaire de Jesus, la radio à plein volume, mastiquant du chewing-gum, puis épluchant une banane durant sa pause, est un grand moment.
Guillermo Del Toro a réuni autour de lui une troupe de comédiens épatants, issus d’univers distincts, avec lesquels il retravaillera : Federico Luppi, dans le rôle de Jesus Gris, un acteur argentin de théâtre et de cinéma, Ron Perlman, qui incarne le neveu, était intervenu dans la série télé américaine Beauty and the Beast, et Claudio Brook, un des comédiens préférés de Luis Buñuel, joue le milliardaire mourant. Cronos fut son dernier film.
Nicole Gabriel
Jeune Cinéma n°434-435, mars 2025
Cronos. Réal, sc : Guillermo del Toro ; ph : Guillermo Navarro ; mont : Raúl Dávalos ; mu : Javier Álvarez ; déc : Tolita Figuero ; cost : Genoveva Petitpierre. Int : Federico Luppi, Ron Perlman, Claudio Brook, Margarita Isabel, Tamara Shanath, Daniel Giménez Cacho, Mario Iván Martínez, Guillermo del Toro, Jorge Martínez de Hoyos (Mexique, 1993, 94 mn).