par Jean-Max Méjean
Jeune Cinéma n°434-435, février 2025
Sélection officielle En compétition de la Mostra de Venise 2024
Sortie le mercredi 26 février 2025
Employé maintenant à toutes les sauces, le mot "queer" est devenu presque banal. Mais il faut le replacer dans le contexte américain des années 1960. Lorsque William Burroughs donne ce titre, Queer, à un roman qui restera inachevé, il voulait bien évidemment provoquer le lecteur et pousser un cri d’amour dans un monde qui était alors quasiment interdit aux homosexuels. Difficile de traduire autrement que par "pédé" le terme de "queer", et c’est d’ailleurs ainsi qu’il est traduit dans les sous-titres du film. D’autre part, il semble impossible d’adapter William Burroughs au cinéma, car son œuvre peut difficilement se traduire en images, au risque de choquer ou de rater sa cible. David Cronenberg s’y était essayé en 1991 avec Le Festin nu, mais il n’avait pas vraiment convaincu la critique ni le public.
Ici, avec Queer, que le réalisateur Lucas Guadagnino a lu très jeune, nul besoin d’effets spéciaux, seulement des litres et des litres de tequila, la chaleur moite des bars de Mexico, et la jungle avec des hommes en déréliction, dont l’amour physique est la seule alternative à la folie et à la mort. C’est bien sûr le cas de William Lee - l’alter ego du romancier inspiré de la Beat Generation, destroy et perdu - exilé au Mexique parce qu’interdit en Amérique, perdu dans l’alcool et les drogues, prédateur sexuel qui va enfin imaginer trouver l’amour, le vrai, le pur, l’unique, dans les yeux d’un jeune homme, faussement timide, qu’il va désirer d’abord, puis aimer d’un amour fou jusqu’à l’abandon total et - peut-être - son salut…
Selon le réalisateur, le roman dévoilait un personnage réellement romantique qui rêvait d’amour. Et c’est en effet un film romantique - avec des scènes très osées, nécessaires, mais courageuses - qui va jusqu’à se transmuer presque en opération alchimique lors de la traversée de la jungle sud-américaine, à la recherche de l’ayahuasca, qui permettait aux chamans d’entrer en contact avec le monde des esprits. Il faut souligner le talent de Daniel Craig qui incarne totalement William Lee, jusqu’à ressembler à s’y méprendre à son modèle, William Burroughs.
Pour son neuvième long métrage, Lucas Guadagnino a eu droit aux meilleurs. En effet, tourné presque entièrement à Cinecittà, Queer offre toutes les palettes des talents mis à contribution. Parmi eux, le directeur de la photographie Sayombhu Mukdeeprom - Challengers (2024), Oncle Boonmee (2010) -, le chef décorateur Stefano Baisi, le créateur de costumes Jonathan W. Anderson, ainsi que les compositeurs Trent Reznor et Atticus Ross - The Social Network (2) –, pour raconter une histoire d’amour sensuelle et déchirante qui nous entraîne au bout du monde, afin de sonder les véritables profondeurs de l’amour. "Je ne suis pas queer", s’exclame William Lee, comme pour qu’on comprenne bien sa douleur et sa soif inextinguible d’amour, "je suis désincarné". Cela suffit-il pour être heureux ? Non, bien sûr…
Jean-Max Méjean
Jeune Cinéma n°434-435, février 2025
1. Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures (Lung Boonmee raluek chat) de Apichatpong Weerasethakul (2010) ; Challengers de Luca Guadagnino (2024).
2. The Social Network de David Fincher (2010).
Queer. Réal : Lucas Guadagnino ; sc : Justin Kuritzkes, d’après William Burroughs ; ph : Sayombhu Mukdeeprom ; mont : Marco Costa ; mu : Trent Reznor & Atticus Ross. Int : Daniel Craig, Drew Starkey, Lesley Manville, Jason Schwartzmann, Henry Zaga (Italie-USA, 2024, 136 mn).