home > Films > Peaches Goes Bananas ! (2024)
Peaches Goes Bananas ! (2024)
de Marie Losier
publié le mercredi 5 mars 2025

par Sol O’Brien
Jeune Cinéma en ligne directe

Sélection officielle de la Mostra de Venise 2024

Sortie le mercredi 5 mars 2025


 


Marie Losier, née en 1972, est mal connue des cinéphiles lambda, et fait partie de ces cinéastes qu’on rencontre plus souvent dans les musées que dans les salles de cinéma. Au départ, elle préférait le dessin et la peinture. Mais, après des études d’arts plastiques à New York, où elle a vécu 25 ans, et où elle fréquentait les artistes expérimentaux de l’Anthology Film Archive, la cinémathèque créée par Jonas Mekas en 1970, son chemin a bifurqué, en douceur, mais avec un élément déclencheur. Un jour, on lui a offert un caméra Bolex (16 mm, bobines de 3 mn, pas de son synchro). Elle a appris à s’en servir et elle a commencé à "construire" des portraits de ses amis, puis à se faire des amis, en utilisant sa petite caméra discrète et son téléphone portable, avec le désir de rentrer "de façon très naïve, comme un détective" dans des mondes inconnus et d’y rester à "enquêter", longtemps, des années. Ses films sont d’abord un mélange d’approche et d’intimité, puis intervient le travail de montage et de collage, ce qui, finalement la ramène à la peinture.


 

Depuis 2001, elle a 38 films à son actif, dont seulement trois longs métrages, représentatifs de cette façon de travailler, tous trois sélectionnés en festivals et sortis en salle, tous trois représentant des personnages hors normes.

C’est d’abord, The Ballad of Genesis and Lady Jaye (Berlin, 2011), qui donne le ton des longs métrages suivants. Il ne s’agit pas du groupe Genesis, mais de l’artiste Genesis P-Orridge,Neil Andrew Megson (Manchester, 1950-New York 2020), à la fois musicien, chanteur et écrivain, figure radicale de l’avant-garde musicale, ces "musiques industrielles" qui se développaient alors en parallèle du mouvement punk. Il avait changé de nom en 1971, et, marqué par sa rencontre avec William S. Burroughs (1914-1997) et Brion Gysin (1916-1986), il adaptait le cut-up à ses compositions. Puis il l’utilisa dans une exploration d’une sorte de "Body Art". Quand il eut 45 ans, il rencontra Jacquelie Breyer devenue Lady Jaye, et, avec elle, il mit en pratique une réflexion sur une entité qui serait double, résultat de la fusion de deux êtres vers un un être mixte, dont la conscience serait totalement indépendante de l’enveloppe corporelle. Il disait que le problème de l’identité masculin / féminin était plus difficile à résoudre que celui du changement de genre, et inventa le Pandrogyne Project. Genesis et Lady Faye se lancèrent alors dans des opérations de chirurgie plastique, non pas pour être jumeaux, mais pour devenir deux parties d’un nouvel être, un être "pandrogyne" qui s’appellerait "Genesis Breyer P-Orridge".
Le tournage du film a duré plusieurs années. De cet ensemble de scènes, souvent absurdes et extravagantes, sans script, grâce à un montage comportant des éléments biographiques, Marie Losier présente une série cohérente de tableaux qui trouvent leur rythme. Elle en a fait une histoire d’amour fou.


 

En 2018, quand elle rencontre par hasard le catcheur gay Cassandro, elle va voir ça de plus près, et cela donne un deuxième film, Cassandro, the Exotico ! (ACID à Cannes 2018). Il s’appelait Saul Armendariz, et est devenu un "Exotico", un catcheur burlesque déguisé en caricature gay, généralement hétérosexuel, qui amuse beaucoup dans le Mexique macho. Cassandro, vrai gay, a dû se battre pour ne pas être considéré comme le clown du cirque (1).


 

Son troisième long métrage, Peaches Goes Bananas ! (Venise 2024), de la même veine que les deux films précédentes, commence à faire série.
Ce film, Marie Losier aura mis 17 ans pour le faire.
En 2006, à Bruxelles, elle avait rencontré la chanteuse féministe et queer canadienne Peaches, sans connaître sa musique, au cours d’une semaine de tournée avec Genesis P-Orridge et Psychic TV, pour son tournage de The Ballad of Genesis and Lady Jaye. Ce qui n’était pas un hasard extraordinaire, puisque justement l’identité sexuelle est un thème récurrent dans la musique de Peaches. Marie Losier lui avait ensuite envoyé deux bobines du film, et quand elles sont revenues à New York, elles sont devenues amies. Du coup, la cinéaste l’a suivie dans ses tournées, sans savoir si ça allait devenir un film, et, si oui, de quelle durée. Peut importait la définition de la musique de Peaches, dite reine de l’electroclash (mélange électro des années 1980, new wave, techno des années 1990, électro pop rétro et dance, post-punk), ou héritage à la fois de Nina Hagen pour la rage et de Jean-Jacques Lebel pour les happenings sur scène. Ce qui intéresse Marie Losier, c’est la personne et l’amie.


 


 

On peut s’étonner qu’un film sur une chanteuse soit réalisé sans le son et de façon non chronologique. C’est qu’elle ne fait pas de biopics, mais des portraits, et quand les temps sont mélangés, ils deviennent des témoignages, ce qui lui permet de raconter l’évolution du corps et de la musique, le vieillissement. Son vrai travail, c’est la construction sonore et narrative (voix off) à partir des images de la Bolex, avec un mélange d’archives, de vidéos tournées au téléphone, d’une façon générale, avec les moyens, les endroits et les rencontres des divers moments du tournage. Comme toujours, le montage, c’est le vrai travail. Avec sa monteuse Aël Dallier-Vega, elle dit avoir accompli, pendant des mois, un "vrai travail de broderie ".


 


 

Le résultat est un film qui (pourtant) ne fait pas dans la dentelle. C’est la représentation d’une personnalité transgressive qui utilise dans ses spectacles, des accessoires, seins multiples, phallus impressionnant et préservatif géant. Mais, souvent visuellement inconfortable, à la limite de l’expérimental, il va au-delà des apparences et creuse un peu le passé de Peaches, l’enfance, les relations avec des parents complices, les transformations successives, l’âge revendiqué, les provocations assumées, ainsi que la protection d’une sœur atteinte de sclérose en plaque que la cinéaste a rencontrée.


 


 

Peaches Goes Bananas !, on le reçoit comme l’invention d’un langage hybride, et une pratique qui remet en question les frontières entre cinéma et musée, entre image en mouvement et installation. On le voit tout autant comme la vision subjective d’une artiste par son amie, artiste elle-même.


 

Aujourd’hui la cinéaste Marie Losier, reconnue par les grands festivals de cinéma, continue à être présentée dans les galeries et dans les grands musées (2).

Sol O’Brien
Jeune Cinéma en ligne directe

1. "Cassandro, the Exotico !" Jeune Cinéma n° 391, décembre 2018.
Il existe, par ailleurs, un biopic : Cassandro de Roger Ross Williams (2023).

2. Par exemple, le MoMA a présenté l’ensemble de son travail filmique lors d’une rétrospective en novembre 2018, et a fait l’acquisition de ses films dans sa collection permanente.
En ce moment, à Bourges, on peut voir Hooky Wooky (titre emprunté à Lou Reed), une rétrospective de son œuvre réunissant films, dessins, sculptures, photographies et installations (22 février-31 août 2025).


Peaches Goes Bananas ! Réal : Marie Losier ; ph : M.L. & Jivko Darakchiev ; mont : Aël Dallier Vega. Avec Peaches, Marlene Saldana (France-Belgique, 73 mn).



Revue Jeune Cinéma - Mentions Légales et Contacts