Des corps se perdent dans l’eau, disparaissent. C’est un beau parti pris que celui d’aborder les stigmatisations des minorités, ici maghrébines, par le corps, de sa disparition à ses transformations. C’est là aussi la deuxième idée du film, l’apparition d’un corps historique, celui de Charles Martel (1) dans un souffle à la fois burlesque et fantastique.
De cet angle original, Reine Mère dépasse l’attendu et la rengaine du film social sur le racisme, sans toutefois mener jusqu’au bout son idée. On peut tout de même relever une très belle inventivité qui a le mérite de relancer un sujet auquel l’on doit bien souvent des stéréotypes ou des bluettes de comptoir.
Ici, on n’enfonce pas des portes ouvertes, on traverse des murs, des écrans. L’apparition de Charles Martel, inénarrable Damien Bonnard, rarement vu dans des comédies, est en cela très intéressante. C’est d’un écran qu’il surgit, comme dans La Rose Pourpre du Caire de Woody Allen (1985), il revient pour confronter nos représentations, celle de l’Histoire de France, ses vestiges et son instrumentalisation. Le duo burlesque qu’il va former avec l’enfant poursuit le sillage de ceux de Takeshi Kitano dans L’Été de Kikujiro (1999) et de Peter Bogdanovich dans Papermoon (1973), aussi involontaires que renversés.
Ce tandem permet une traversée, de la velléité d’une disparition du corps à une intégration. La tension portée par le corps et rejouée dans la psyché étudie ce que devrait être "l’intégratio" des immigrés : le renoncement à un corps culturel pour se fondre dans un autre, le corps"national". C’est ce qui est habilement mis en scène, dès l’ouverture du film, et qui revient par petites touches : l’envie d’enlever le henné ou la glaçante séquence du blanchiment de la peau conseillée par Charles Martel.
Sorte de conte à la discrète patine des années 1990, Reine Mère tisse un récit dont les princesses sont des mères flamboyantes mais déchues, et les châteaux des HLM. Tout le film va se porter sur les mythes, les représentations et leur détournement pour servir une discrimination qu’on ne peut transcender qu’en songe. Ginger Rogers et Fred Astaire qui dansent et que l’on imite en rêve, Charles Baudelaire dont le luxe, le calme et la volupté sont réinvestis pour décrocher un emploi : les rêves et les espoirs sont véhiculés par les écrans et par les mots mais s’incarnent péniblement dans l’existence laborieuse d’une famille elle-même métissée (le père est algérien, la mère est tunisienne).
L’histoire est quant à elle source de malaise, ses ramifications complexes, simplifiées pour les bancs de l’école, participent de cette mise au ban critiquée par la cinéaste, elle exclut plus qu’elle n’intègre. Si le film ne poursuit pas la piste passionnante qu’il dessinait à son ouverture avec cette idée d’un corps à désintégrer pour l’incorporer, il réussit néanmoins à souligner le manque d’inclusivité de l’histoire. Manele Labidi, pour son deuxième long-métrage (2), esquisse un passage de relais entre les cendres de Charles Martel et une descendante de la volcanique Anna Magnani de Bellissima (1951), mère fière et digne, courageuse et éruptive, qu’incarne brillamment Camélia Jordana. Il est temps en effet, de reconnaître que ce sont les femmes qui portent la couronne.
Lou Leoty
Jeune Cinéma en ligne directe
1. Pour mémoire, Charles Martel (688-741), qui a régné de 718 jusqu’à sa mort, est connu, comme on l’apprend à l’école, pour avoir, en 732, repoussé l’avancée des forces musulmanes arabes et berbères dans la Bataille de Poitiers.
2. Son premier long métrage : "Un divan à Tunis", Jeune Cinéma en ligne directe.
Reine Mère. Réal, sc : Manele Labidi ; ph : Pierre-Hubert Martin ; mont : Sophie Vercruysse ; mu : Daniel Levy & Norman Plaza ; déc : Alice Kern ; cost : Elfie Carlier. Int : Camélia Jordana, Sofiane Zermani, Damien Bonnard, Rim Monfort, Saadia Bentaïeb, Farida Rahouadj, Jean-Benoît Ugeux, Marie Rivière, Stéphane Soo Mongo, Clémentine Poidatz (France-Belgique, 2023, 93 mn).