Après, en 2016, Lumière ! L’aventure commence (1), Thierry Frémaux a réalisé un nouveau documentaire, Lumière ! L’aventure continue (2024), un "film de films Lumière", à base de cent-vingt "vues" en 35 mm (et deux en 75 mm), sur les presque mille cinq cents répertoriées à ce jour (mille quatre cent-vingt-trois exactement), d’une durée de cinquante secondes chacune, prises par Louis Lumière et ses opérateurs (parmi lesquels son frère Auguste) entre 1895 et 1902 et sauvegardées en 4K.
Malgré quelques défauts minimes - deux redondances avec les numéros de Félicien Trewey et des acrobates suisses les Kremos, le best of avec volet latéral, la postface de Coppola là où une simple dédicace à Bertrand Tavernier, comme celle du début, à Bernard Chardère, pouvait suffire -, le film est exceptionnel, gagnant, comme ceux de Louis Lumière, à être vu et revu sur grand écran. Le commentaire est pertinent et, aussi, impertinent, mais de bon esprit et aloi. Aux vues ont été accolés une bonne vingtaine de thèmes de Gabriel Fauré judicieusement choisis.
Le premier film projeté en séance publique payante le 28 décembre 1895 dans le Salon indien du Grand Café du boulevard des Capucines (l’actuel Hôtel Scribe), Sortie des usines Lumière à Lyon, fit l’objet d’au moins trois versions que les monteurs Jonathan Cayssials et Simon Gemelli ont juxtaposées en triptyque - formant ainsi un "split screen". Ce film mobilisa des dizaines de figurants parfaitement mis ou mis en scène, à savoir les travailleurs et, surtout, les travailleuses, employés par Antoine Lumière, jaillissant à midi de la fabrique de plaques photographiques du quartier joliment appelé Monplaisir. Ils affrontent, faisant mine de l’ignorer, la caméra du Cinématographe - mot emprunté à Léon Bouly, dépositaire d’un brevet pour un appareil jamais construit.
Parmi les autres films sélectionnés, relevons, pris par les frères Lumière, La Voltige (1895), Forgerons (1895), Assiettes tournantes, Serpent et Pierrot et la mouche (1896), Leçon de bicyclette (1896), Menuisiers (1896), Pêcheurs raccommodant les filets (1896).
Un seul est attribué à Auguste Lumière : Mauvaises herbes (1896). Les autres sont de Alexandre Promio - Place du gouvernement (1896), Panorama du Grand Canal pris d’un bateau (1896), Bataille d’enfants à coup d’oreillers (1897) -, de Charles Moisson - Entrée du cinématographe (1896), Sortie de la cathédrale (1895) -, de Constant Girel - Repas de famille (1897), Une scène de théâtre japonais (1897) -, de Félix Mesguich - Panorama de la ligne de Cauterets, III. Le tunnel (1898) -, de Francis Doublier - Espagne : courses de taureaux, II (1897) -, de Gabriel Veyre - Moulin à homme pour l’arrosage des rivières (1898) -, d’opérateurs inconnus - Duel au pistolet (n° 2) (1897), Levée de filets de pêche (1896), Chargement du coke (1896), Danse de jeunes filles (1897), Faneurs (1897), Sauts périlleux par deux (1899), Foottit et Chocolat (1900), avec, déjà, de véritables passes de breakdance, Chamonix : le village (1900), composé comme un tableau, du "matte painting" avant l’heure, ainsi que dit la voix off.
Différents thèmes, signifiés par des cartons et des commentaires avisés, plaisants, facétieux de Thierry Frémaux, structurent la progression de son récit : "Animer les images" ; "Projeter les images" ; "Inventer le public" ; "Les temps militaires" ; "Dans les villes, dans les campagnes, dans les foules" ; "Les gens, le peuple, la foule" ; "Promesse du monde" ; "Trains et voyages, bateaux et rivages" ;"Comédies ! naissance du spectacle" ; "Ce que le cinéma invente, beauté cinématographique"…
Le réalisateur rapproche les Lumière de peintres : Jean-François Millet, par exemple, auquel lui fait penser la bande Mauvaises herbes ; Auguste Renoir, sans doute pour l’impressionnisme de nombre de saynètes). Le cinéphile ne peut s’empêcher d’associer aux images des scènes, des séquences de films d’auteurs à venir : Jean-Luc Godard, fan, paraît-il, de Arroseur et arrosé ; de Yasujirō Ozu, que peut rappeler Repas en famille ; de Jean Vigo, suggéré par Bataille d’enfants à coup d’oreiller ; de Jean Renoir Jr., William A. Wellman, John Ford, Roberto Rossellini, Robert Bresson, Luchino Visconti i tutti.
Par leur qualité technique (une profondeur de champ étonnamment bien rendue par la restauration numérique, une fluidité des travellings à l’époque qualifiés de "panoramas", la durée trop brève d’une vue pour capter tel ou tel événement mais longue pour un plan-séquence), la vertu artistique d’un film simple mais beau comme une image (un sujet, un cadre, un plan), la valeur plastique de la sélection, ce deuxième corpus Lumière mérite le détour. Les vues Lumière supportent le silence. C’est muets (ou silencieux) que les montrait Henri Langlois. La mécanique du projecteur 35 mm suffisait à les sonoriser (cf. le passage bruité d’une arrivée de train). Un silence de mort se produit après une belle leçon de bicyclette suivie du constat hugolien "C’est fait. Les morts sont morts".
Ceci dit, le splendide travelling arrière du centre d’Alger enregistré depuis un tramway, magnifiquement illustré par "l’Élégie op.24" de Gabriel Fauré, n’est pas mal non plus.
Nicolas Villodre
Jeune Cinéma n°434-435, mars 2025
1. Lumière ! L’aventure commence, Jeune Cinéma en ligne directe.
Lumière ! L’Aventure continue. Réal, sc : Thierry Frémaux ; mont : Jonathan Cayssials & Simon Gemelli ; mu : Gabriel Fauré (France, 2025, 104 mn). Documentaire.