par Gisèle Breteau Skira
Jeune Cinéma n°434-435, mars 2025
Sélection officielle En compétition à la Berlinale 2024
Sortie le mercredi 19 mars 2025
Le film de Lionel Baier est l’adaptation du livre éponyme de Christophe Boltanski, prix Fémina 2015. Celui-ci relate les souvenirs d’enfance de l’auteur durant Mai 68, alors qu’il avait 6 ans, au beau milieu de sa famille dans l’appartement de la rue de Grenelle. Mais il révèle aussi de façon très détaillée l’histoire extravagante de cette famille, juive russe originaire d’Odessa qui, durant l’Occupation et le gouvernement de Vichy, survécut, cachée sous le plancher de la salle de bains de l’appartement. Lionel Baier se concentre sur un seul et très court épisode du roman, celui de Mai 1968. L’auteur du livre y relate avec humour que son oncle Christian inaugurait le 3 mai sa première exposition, La Vie impossible de Christian Boltanski, au cinéma Le Ranelagh, dans le 16e arrondissement. Au même moment, les manifestants s’emparaient du Quartier latin et y montaient les barricades. Hasard, malchance ou destin ? Tout dans le roman comme dans le film relève de l’invraisemblable et de l’imprévu.
Comment évoquer cinématographiquement une famille à ce point coupée du monde, unie par la peur, qui ne se lavait pas, s’habillait mal, mangeait peu, une famille pour qui seul le secret était d’or. Une famille de personnes illustres, le grand-père Étienne, médecin dans les tranchées, la grand-mère, écrivaine, fervente communiste et combattante-née, entourés de leurs quatre enfants, Luc, le sociologue, père de Christophe, Jean-Elie, le linguiste, Anne, la photographe et Christian, l’artiste. Christophe sera plus tard grand reporter pour Libération puis au Nouvel Observateur. En outre, il y a Niania, l’arrière-grand-mère, infirmière en 1914, décorée de la Croix de guerre.
Dans le film, tout le monde vit dans l’appartement (reconstitué en studio au Luxembourg) de 500 mètres carrés, rempli de trois tonnes de livres, mis en espace par la décoratrice Véronique Sacrez. Entre l’appartement caché, à l’abri des autres. Les autres, en l’occurrence, font la révolution et se battent pour un monde meilleur. Des extraits d’informations et d’images des événements s’immiscent dans le récit à plusieurs reprises.
Le film de Lionel Baier brouille les pistes, les personnages tiennent leur rôle et chacun exprime sa personnalité. Tout cela dans un climat d’humour et de joyeuse compagnie, tenu par des acteurs remarquables. Celui que l’on recherche le plus est l’oncle Christian. En voyant le film on comprend à quel point les années de l’’Occupation passées dans "la cache" ont représenté pour lui, presque par transmission mémorielle, autant d’enfermements, de frustrations, de replis sur soi, d’angoisses et d’effrois, inscrits dans son travail de plasticien. On comprend aussi pourquoi il fit lui-même des petits films dans les années 1970, L’Homme qui tousse, Comment pouvons-nous le supporter ? L’Appartement de la rue de Vaugirard… Un travail artistique élaboré sur l’inventaire, l’accumulation, et la disparition des objets, des dates, des événements. Pour aboutir dans les années 1980 à une référence claire à la Shoah.
Le livre passionnait par la révélation de l’existence de cette famille juive, ayant survécu à l’Occupation. Le film surprend par la transposition de l’histoire en mai 68, mais on peut comprendre le réalisateur. En s’éloignant d’une réalité lourde et tragique, il tente de décrypter cette famille hors norme, par la dérision, la drôlerie, tout en évoquant avec finesse et justesse les caractères de chacun. "L’imaginaire se développe-t-il plus aisément dès lors qu’il n’est pas confronté au réel ?", demandait Christophe Boltanski. Le film de Lionel Baier le prouve, habité par la belle présence, mélancolique et tendre, de Michel Blanc.
Gisèle Breteau Skira
Jeune Cinéma n°434-435, mars 2025
La Cache. Réal : Lionel Baier ; sc : L.B. & Catherine Charrier d’après Christophe Boltanski ; ph : Patrick Lindenmaier ; mont : Pauline Gaillard ; mu : Diego Baldenweg ; déc : Véronique Sacrez ; cost : Isabelle Boucharlat. Int : Michel Blanc, Dominique Reymond, William Lebghil, Aurélien Gabrielli, Liliane Rovère, Gilles Privat (France-Suisse-Luxembourg, 2024, 85 mn).