par Anita Lindskog
Jeune Cinéma en ligne directe
Sélection officielle En compétition du Festival international du documentaire d’Amsterdam 2024
Sortie le mercredi 26 mars 2025
Le père de la cinéaste Anna Recalde Miranda est le petit-fils du fondateur du Parti socialiste paraguayen. Il avait fui définitivement son pays natal et le régime dictatorial de Alfredo Stroessner (1954-1989) à l’âge de dix-huit ans pour vivre en Italie où est née Anna. Au début des années 2000, diplômée de l’Université de Bologne en sociologie des médias, elle décide d’aller filmer les changements intervenus, et en particulier l’arrivée au pouvoir du premier gouvernement progressiste de l’histoire du Paraguay en 2008. Porteur des attentes immenses du peuple, des rêves de droits sociaux, de réforme agraire et de redistribution des terres, ce gouvernement sera renversé en 2012 à l’issue de nombreuses tentatives de coups d’État et assassinats politiques. La cinéaste a réalisé précédemment deux longs métrages documentaires : La Tierra sin mal (2008) et Poser e Impotencia (2014), qui abordent cette histoire politique du Paraguay. Six années après le coup d’État, en 2018, elle y est retournée, et va filmer pendant plusieurs années. De la guerre froide à la guerre verte (2024) parachève donc la trilogie.
Construit comme un reportage-enquête doublé d’un voyage intime, au travers duquel la cinéaste retrouve les protagonistes, militants, amis et compagnons de lutte de ses films précédents, ce travail vient interroger l’origine de ce territoire trans-frontalier étendu entre le Paraguay et le Brésil, appelé "République du soja" - 96% des terres productrices du Paraguay sont cultivées avec de soja transgénique. Une zone immense au statut quasi indépendant, régie par la loi des grands propriétaires terriens, des grandes entreprises multinationales, qui disposent d’une police aux ordres. Tout y est permis : planter des semences interdites, arroser les terres, et leurs habitants avec des produits agro-chimiques à l’aide d’avions à moteurs jumelés. Toute personne qui entrave ces activités est un ennemi : que ce soit un gouvernement qui proposerait une réforme agraire, des paysans sans terre qui luttent pour survivre, ou les peuples autochtones qui réclament leurs terres ancestrales. Comment expliquer ce présent latino-américain sans analyser le passé ?
Le documentaire s’attache à montrer que la base de tout ce système agro-industriel écocide repose sur l’accaparement des terres appartenant à l’État, soit près de 8 millions d’hectares (une superficie équivalente à celle du Panama), cédées par le dictateur Stroessner à des proches du pouvoir. Cette appropriation a été rendue possible par la corruption généralisée et la mise en place d’un système de falsification des documents de propriété. Ce phénomène est connu sous le nom de terres malhabidas au Paraguay et de grillagem au Brésil. Au Brésil, ces terres représentent 14 millions d’hectares. Elles appartenaient souvent aux peuples indigènes. Non seulement La propriété illégitime des terres n’a jamais été remise en question mais les lobbies internationaux et les think tanks exercent une pression constante sur les fragiles démocraties locales. Ainsi, les anciens financiers de l’opération Condor (1) et de la lutte anti communiste financent aujourd’hui les campagnes négationnistes sur le changement climatique, favorisant l’agro-industrie et le productivisme. Parmi ces groupes, on peut citer l’Heritage Foundation ou le Heartland Institute, dont le slogan "Green is the New Red", assimile tout opposant au modèle de production d’exportation écocide à un ennemi (communiste) à combattre. C’est ainsi que plus de 1500 écologistes et défenseurs de la terre ont été assassinés en Amérique latine depuis 2012. Cette violence actuelle, certains opposants la dénomment "Opération Condor II". Elle trouve son origine dans l’Amérique latine de la guerre froide (années 1960-1970) suite aux coups d’État militaires soutenus par les USA pour mettre fin aux gouvernements démocratiques. La dictature Stroessner, farouchement anti-communiste, était déjà en place et deviendra la base opérationnelle pour les stratégies américaines de l’époque.
La découverte des "Archives de la terreur", a été un élément décisif (2). Ces documents confirmaient le sort de milliers de Sud-Américains enlevés, torturés ou tués par les services de sécurité de l’Argentine, de la Bolivie, du Brésil, du Chili, du Paraguay et de l’Uruguay lors de l’opération Condor. Force est de constater que l’élimination physique de dizaines de milliers d’opposants tout au long de ces années, est restée impunie et très peu de responsables ont été jugés. La plupart ont continué à occuper des postes proches du pouvoir. Cette absence de justice favorise aujourd’hui la continuité de la violence politique à l’encontre des défenseurs de l’écologie et de la redistribution des terres.
La grande force du film de Anna Recalde Miranda, de ce voyage cinématographique dédié à Martin Almada, disparu en mars 2024, est de poursuivre son combat, par l’investigation des liens entre les vieux pouvoirs de la dictature et ceux en place aujourd’hui, notamment dans l’agrobusiness. Jusqu’à sa mort il aura travaillé sans relâche pour trouver et rendre publiques d’autres archives et ainsi compléter le "puzzle Condor". Le film rend également hommage à Paul Z Simons (1960-2018, activiste américain disparu en mars 2018, peu après le début du tournage, dans des circonstances peu claires (3).
Continuer à jeter le pavé dans la mare en poursuivant inlassablement la quête de vérité en rappelant l’histoire et les enjeux politiques des luttes actuelles, tel est le sens de ce voyage où Martin et Paul sont toujours vivants devant la caméra. Le film donne aussi la parole à tous les autres compagnons et aux nouveaux alliés : Pierre Abramovici, Maria Julia Giménez, Bruno Bassi, Liz Garcia, Miguel Angel Lopez Perito, Matias Rampall Membre du Cimi, Consejo Indigenista Misionario. Les représentants des communautés Guarani Kayowa - État du Mato Grosso Sul, Brésil, et des communautés du Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST) le plus grand mouvement paysan d’Amérique latine, sont également présentes à l’écran.
Une grande force morale, intégrité et courage, émanent de ce documentaire. Et les paroles de Martin Almada résonnent jusqu’à nous : "J’ai un petit problème de santé, j’ai mal à l’âme".
Anita Lindskog
Jeune Cinéma en ligne directe
1. L’opération Condor, officiellement lancée en novembre 1975 à la demande de Augusto Pinochet, est une campagne d’assassinats et de lutte anti-guérilla conduite conjointement par les services secrets du Chili, de l’Argentine, de la Bolivie, du Brésil, du Paraguay et de l’Uruguay, avec le soutien tacite des États-Unis au milieu des années 1970.
2. Les "Archives de la terreur" ont été découvertes le 22 décembre 1992 par l’avocat et militant des droits de l’Homme Martín Almada, et par le juge José Agustín Fernández dans un poste de police à Lambaré, dans la banlieue d’Asuncion, la capitale du Paraguay.
3. On a rassemblé ses écrits sous le titre A Full and Fighting Heart : Memories of and Writings by Paul Z. Simons, San Francisco, LBC Books, Ardent Press, 2018.
De la guerre froide à la guerre verte. Réal, sc : Anna Recalde Miranda ; ph : A.R.C. & Nicola Grignani ; mont : A.R.C., Andrea Gandolfo & Giorgia Villa ; mu : Massimo Carozzi (Suède-France-Paraguay-Italie, 2024, 105 mn). Documentaire.