Rencontre avec Merzak Allouache
À propos de Omar Gatlato (1976) et Les Aventures d’un héros (1978)
Jeune Cinéma n°116, février 1979
Jeune Cinéma : Omar Gatlato a été accueilli en France - et bien accueilli - comme un événement dans le cinéma algérien : une ouverture sur le quotidien de la vie des simples gens dans un cinéma qui, jusque-là, semblait plutôt orienté vers les thèmes politiques de la vie nationale. Est-ce ainsi que vous-mêmes, vous l’avez conçu ?
Merzak Allouache : Depuis trois ou quatre ans, le cinéma algérien est entré dans une nouvelle étape. Avant Omar Gatlato, il y a eu d’autres films qui essayaient aussi de parler de la nouvelle situation en Algérie. Rappelez-vous Le Charbonnier de Mohamed Bouamari en 1972, ou Alger insolite de Mohamed Zinet en 1971.
Je crois que mon film se situe en effet dans cette nouvelle étape. Il était tout à fait normal qu’au lendemain de la libération, les cinéastes parlent de la guerre. Par la suite, avec les problèmes de la reconstruction du pays et l’arrivée d’une nouvelle génération de cinéastes cette nouvelle étape était naturelle aussi, où les films parlent plus du quotidien d’aujourd’hui.
JC : Et qu’il mettent à ce point l’accent sur des personnages très individualisés, plutôt que sur des problèmes collectifs ?
M.A. : Dans ce travail qu’on essaye de faire, c’est de personnages très individualisés qu’on part pour aller vers des problèmes un peu collectifs mais surtout des problèmes précis. Dans ce sens-là.
Par exemple Omar Gatlato, c’est un jeune d’un quartier précis, Bab El Oued, avec des problèmes spécifiques. Ce n’est pas un film sur toute la jeunesse algérienne parce que cela aurait été trop complexe. Mais peut-être que d’autres jeunes vivent les mêmes problèmes et qu’ils peuvent se reconnaître dans mon personnage.
JC : Un personnage que vous avez connu d’assez près ?
M.A. : Oui, le film a été basé sur une enquête dans les milieux de jeunes de Bab El Oued, et c’est à partir de ce que ces jeunes m’ont raconté que j’ai pu construire le personnage.
JC : À tort ou à raison, on ressent Omar Gatlato comme hors de la politique, alors que votre nouveau film, Les Aventures d’un héros, semble faire une plus grande place aux problèmes collectifs.
M.A. : Je pense que tout film est politique. Mais peut-être que dans Omar Gatlato on sentait l’absence de politique directe, parce que le personnage n’avait pas un discours politique, mais un discours sur ce qu’il vivait - ses loisirs, ses rencontres avec les femmes, etc. Mais, dans un pays comme le nôtre, ce sont quand même des discours politiques. Et quand le film a été montré et discuté dans les ciné-clubs en Algérie, il a toujours suscité un débat politique au niveau de la jeunesse.
Avec Les Aventures d’un héros, c’est le passage à autre chose : le héros est un personnage politique, mais en ce sens que, personnage de fable ou de légende, il est créé artificiellement comme être politique.
Au début, il a ses propres désirs, ses propres angoisses, et ne veut pas de cette "politisation". On le voit, au début du film, avec les femmes de la tribu, s’intéressant très peu au cours philosophique du maître…
Et puis, il est lâché dans la vie et va rencontrer des "réalités" toujours différentes, proches de la réalité, mais on pourrait dire des "réalités de fantasme".
À travers ces rencontres, c’est un discours politique qu’il se met à tenir - un discours souvent très méchant, très agressif. Dans la deuxième partie du film, où il prend véritablement la parole, il a un discours tout à fait politique.
JC : Et vous vous sentez solidaire de ce discours ? ou critique par rapport à lui ?
M.A. : Il ne s’agit pas de solidarité avec mon personnage.
Il s’agit plutôt, comme dans Omar Gatlato, d’une réflexion sur des personnages et sur des situations. Il n’y a pas de bons ou de méchants, il s’agit de travailler sur leurs contradictions. De séquence en séquence, ils peuvent être sympathiques, très antipathiques, un peu sympathiques. Je n’ai pas vis-à-vis d’eux de jugement moral, mais plutôt des interrogations. Le cas de Mehdi est celui d’un romantique révolutionnaire. Il ne s’agit même pas d’une prise de conscience, laquelle intervient vers la fin et reste très faible, mais de montrer ce qu’il traverse en tant que romantique révolutionnaire. Dans ce que j’essaie de faire, il y a, en somme, un double discours : celui de mes personnages et celui du langage cinématographique que j’emploie - le discours du cinéaste.
JC : En ce qui concerne Mehdi, vous parlez d’un discours parfois très "méchant", ou "antipathique". Par exemple ?
M.A. : À certains moments, il est sensible, il pleure. À d’autres moments, il trahit. Il est méchant avec des petits commerçants, avec des gens du peuple, je crois qu’il est méchant avec le marchand de beignets, quand il l’accuse d’être un bourgeois qui veut agrandir sa boutique, etc. Ce visage antipathique tient à ses propres contradictions.
JC : Et finalement, c’est quelqu’un qui toujours échoue…
M.A. : Oui, dans cette réflexion que je mène sur le romantisme révolutionnaire, c’est un personnage qui toujours échoue. C’est quelque chose de passager, de nécessaire peut-être chez beaucoup de gens, mais qui échoue devant la complexité de la réalité. Ce n’est pas avec de bonnes intentions qu’on va changer le monde.
JC : Il semble quelquefois, en particulier dans la rencontre avec les maquisards, que le thème essentiel est la confrontation d’une espèce de don Quichotte avec les nécessités de l’action collective.
M.A. : Cette séquence est en effet la confrontation de ce personnage qui véhicule des idées de justice avec des maquisards qui lui tiennent leur propre discours, qui est tout autre. C’est un peu comme dans Les Mille et Une Nuits. On a un personnage qui circule. Il rencontre un djinn qui lui raconte une histoire, et dans cette histoire, il y a une autre histoire… C’est dans ce sens que j’ai essayé de travailler le langage de ce film.
JC : Ce qui lui donne une démarche très sinueuse…
M.A. : Dans ce film, il y a une toute petite histoire, mais surtout il y a beaucoup de pérégrinations. Et au niveau de l’action dramatique, il n’y a pas le développement classique de la présentation des personnages, de la montée du drame, etc. Il y a juste des fables dans une fable.
JC : Devant ce type de récit, on pense au roman picaresque, ou à des contes philosophiques du 18e siècle. Mais il semble que la référence soit bien plutôt Les Mille et Une Nuits.
M.A. : Je ne connais pas très bien les contes du 18e siècle…
C’est dans mon langage cinématographique que j’ai essayé de me rapprocher des Mille et Une Nuits. J’ai voulu aussi me rapprocher de l’expression orale de mon pays, des histoires qui se racontent, de la tradition de Goha par exemple (1), qui a a été adapté par Baratier, mais dans un sens très différent des histoires populaires, qui le montrent comme un type rusé, racontant des bobards, roulant son monde… etc.
Propos recueillis par Jean Delmas
Tunis novembre 1978
Jeune Cinéma n°116, février 1979
1. Albert Josipovici et Albert Adès, Le Livre de Goha le simple, préface de Octave Mirbeau, Calmann-Lévy, Paris, 1919. Le livre, qui relate la vie quotidienne des Égyptiens, talonnait À l’ombre des jeunes filles en fleurs de Proust pour le Goncourt 1919. Goha, le film de Jacques Baratier avec Omar Sharif a obtenu le prix Un certain regard au Festival de Cannes 1958.