par Olivier Varlet
Jeune Cinéma n°254, mars 1999
Sélection officielle du Festival de Sundance 1998
Sortie le mercredi 10 février 1999
La raison, qu’on attendait comme un repère, faillit dès le début du film. On se demande, tout d’abord, dans quel univers étrange on est encore tombé (en effet, les films décalés ne sont plus rares : Pages cachées, Le Fleuve d’or, Sombre (1). Puis tout à coup, on ne peut pas encore dire que l’on comprend, mais on ressent. Le cinéma a quitté un champ narratif pour venir s’insinuer en nous, et y réveiller angoisses et états d’âmes, ces sentiments troublants refolés. Le miracle, si rare, se produit : on a affaire à une révélation.
La raison est pourtant ici la matière de base. Le personnage, Max, est un mathématicien, il s’intéresse aux fluctuations, apparemment chaotiques, du marché boursier. Mais il a une théorie : le monde peut être mis en équations. Donc les cotations qu’il étudie fébrilement suivraient, sous ces yeux, une séquence qu’il pourrait prédire. Le mot pourtant sonne faux, la prédiction n’est pas mathématique. Mais il a franchi un cap, il est comme pris d’une quête mystique, même si, pour lui, il est impensable de la qualifier de la sorte. Il est pris d’une obsession, et ne vit plus que pour elle. Son obsession se traduit physiquement et il est agressé par des migraines insupportables, pendant lesquelles sa tête implose aux rythmes de sifflements stridents. Quels démons se réveillent alors en lui pour qu’il verrouille ses trois serrures avec hystérie ? Nous ne faisons que les entr’apercevoir dans des visions cauchemardesques et insaisissables.
Comme sa quête, ou celle d’un de ses amis, qui a passé sa vie à rechercher dans le nombre Pi des séquences (à ce jour il ne semble pas en exister), le film est rythmé par des plans qui reviennent, lancinants, saccadés : fermer les trois serrures, faire sauter le couvercle d’une boîte de pilules... Il n’y a pas de fil linéaire et le temps est déstructuré. Ce film est un écho à Eraserhead de David Lynch (1977). Il y a la même construction (ou déconstruction) en forme de plongée psychanalytique. Le noir et blanc est, de même, sujet à toutes les expérimentations : surexposition, sous-exposition, qui sont autant de moments où l’esprit ne contrôle plus ce qui le submerge. La bande-son distordue, extensible, reproduit les bruissements et les cris d’une âme malade.
Ce qui est troublant, c’est qu’il est parfois impossible de distinguer la réalité des visions du personnage. Comme chez David Lynch, c’est un univers intérieur, où la caméra devient introspective, qu’il nous est donné d’effleurer. Cela résume le propos du film : si la recherche de Max est vaine, c’est que le monde qu’il voudrait mettre en équation ne se révèle pas à lui. Tout ce qu’il peut en dire, c’est ce qu’il en voit, mais est-ce la réalité, ne lui échappe-t-elle pas ? Et finalement, cela l’en écarte car, comme cette fameuse règle du train qui arrive toujours en premier sur le quai d’en face, il ne voit que ce qu’il veut bien en voir. À force de chercher une vérité, il est tenté de la lire partout, et surtout là où elle n’a pas de sens.
Ce premier film est complètement maîtrisé, dans la composition - celle des lieux peut rappeler Peter Greenaway (partition de l’espace en trois, dont le tiers central est un point de déséquilibre) -, et dans le propos. Le but recherché est admirablement atteint : réveiller en nous l’indicible. Aurait-on assisté à la naissance d’un nouveau David Lynch ? Ce ne serait pas pour nous déplaire.
Olivier Varlet
Jeune Cinéma n°254, mars 1999
1. Pages cachées (Tikhie stranitsy) de Alexandre Sokourov (1994) ;
Le Fleuve d’or (O Rio do Ouro) de Paulo Rocha (1998) ; Sombre de Philippe Grandrieux (1998).
Pi. Réal : Darren Aronofsky ; sc : D.A., Sean Gullette & Eric Watson ; ph : Matthew Libatique ; mont : Oren Sarch ; mu : Clint Mansell ; déc : Matthew Maraffi. Int : Sean Gullette, Mark Margolis, Ben Shenkman, Pamela Hart, Stephen Pearlman, Samia Shoaib, Ajay Naidu (USA, 1998, 85 mn).