par Hugo Dervisoglou
Jeune Cinéma en ligne directe
Sélection ACID au festival de Cannes 2024
Sortie le mercredi 16 avril 2025
L’été en Grèce : un pêcheur emmène son garçon et sa fille en vacance avec son bateau. Sans que ses rejetons ne le sachent, leur père les conduit à leur mère qui est partie il y a des années, qui a refait sa vie, et qu’ils ont tous deux oubliée. Tourné essentiellement du point de vue des deux adolescents, Kyuka dispose d’une histoire qui ne s’offre pas immédiatement dans sa totalité. Ainsi, chaque séquence complexifie une épopée dont le but est déduit aussi bien par les spectateurs que par les héros eux-mêmes, ce qui fortifie l’immersion en donnant la sensation que cette Odyssée se construit en direct.
Ce type d’intrigue génère naturellement un fort hors champ et de nombreux angles morts en ce qui concerne le passé des protagonistes. Une occultation que le réseau de symboles esthétiques et scénaristiques mis en place par Kostis Charamountanis dissipe. Sa subtilité consiste en ce que l’auteur dose et dévoile habilement juste assez d’informations pour guider son public, tout en en appelant à son imagination, tandis que le jeu des acteurs participe lui aussi à lever le voile de mystère qui entoure l’histoire narrée. Des acteurs dont la beauté peut être classifiée en deux tendances : ceux qui offrent à voire des visages beaux, parce que vrais, mêmes dans leur grossièreté juvénile, ou beaux, parce que figés dans une posture gracieusement mise en scène. L’association de ces deux types d’élégance est une des clefs pour comprendre la puissance de Kyuka : le beau se trouve autant dans le naturel que dans la mise en scène fantasmagorique de la réalité. L’un ne va pas sans l’autre et si tel n’est pas le cas, le drame advient.
Mais surtout, la façon dont l’intrigue se développe permet au réalisateur de transformer la nature même de son film en cours de route. Il part ainsi d’une œuvre que l’on identifie comme légère, qui aurait pour but d’appeler au lâcher-prise, pour aboutir à un drame intime qui discute de la mutation de la cellule familiale, de la crise de la virilité, du machisme, de la difficile émancipation d’adolescents, de l’impossible héritage d’une culture pourvue de défauts comme de profondeur. Suivant l’évolution du récit, la plastique du film mute elle aussi, ce qui le scinde visuellement en deux parties. La première, par ses plans longs qui laissent advenir l’ambiance estivale, appartient au régime classique de la mise en scène. Un classicisme où le sens de l’histoire émane de l’action provoquée par les personnages au sein des séquences. La seconde, elle, appartient au régime de la modernité cinématographique. C’est-à-dire qu’une fois que l’intrigue est saisie dans son ensemble et que la tension dramatique à atteint un point de non-retour, que les personnages sont voués à s’affronter, ça n’est plus leurs actes qui véhiculent le sens des scènes, mais la façon dont lesdites scènes sont montées, par le biais de figures de style de montage expressives et métaphoriques. Ces figures de style pouvant être le passage à rebours d’une arrivée en bateau qui signifie la peur des protagonistes d’aller plus avant dans la scène et qui s’y rendent donc "à reculons", ou l’usage d’arrêt sur image durant une séquence de confrontation qui narre la violence d’un duel verbal. Loin d’être gratuite, cette évolution de la nature du montage fait écho à celle des émotions des personnages : au plus elles gagent en puissance, au plus elles en modifient, littéralement, l’espace filmique, elles le sculptent.
En résulte que plutôt que d’observer frontalement des individus s’entre-déchirer, on voit l’impact de leurs sentiments qui s’entrechoquent. Cela dénote d’une forme de pudeur gracieuse, proche de celle des grands cinéastes persans, qui auréole le film d’une profonde mélancolie. Accompagnant la dualité du montage, les couleurs vives sont d’abord utiles pour ancrer les personnages dans l’été et sa chaleur, puis, dans la seconde partie, elles génèrent un fort contraste avec la tristesse de leurs âmes. Et parce que ces couleurs sont obtenues par le biais d’objectifs argentiques greffés à un appareil numérique qui donne à l’image un aspect proche du 16 mm, auquel sont très ponctuellement couplées des prises de vues de films de famille en DV, tout est réuni pour donner à Kyuka une authentique osmose poétique et, ce faisant, en augmenter encore la puissance dramatique.
Cette osmose, qui homogénéise le film, est achevée par la place de la musique en son sein et qui, dans chacune des deux parties, à un même rôle : expliciter ce qui ne l’est pas. Soit un emploi judicieux qui permet d’assouplir l’exigence de l’œuvre et de la rendre accessible à un plus grand nombre sans qu’elle perde en qualité. Proche de films comme pouvait les faire aussi bien Éric Rohmer que Marguerite Duras, Kyuka, ce magnifique premier long-métrage par ses beautés et sa complexité, est un bijou d’équilibre scénaristique et esthétique. Il s’agit de la première œuvre aussi belle que subtile, délicate que tragique, d’un jeune auteur grec qui est maintenant à suivre.
Hugo Dervisoglou
Jeune cinéma en ligne directe
Kyuka - Avant la fin de l’été (Kyuka : Before Summer’s End). Réal, sc, mu : Kostis Charamountanis ; ph : Konstantinos Koukoulios ; mont : K.C. & Lambis Haralambidis ; déc : Vasilina Kouliou ; cost : Konstantinos Georgopoulos & Vasilina Kouliou. Int : Simeon Tsakiris, Elsa Lekakou, Konstantinos Georgopoulos, Afroditi Kapokaki, Elena Topalidou (Grèce-Macédoine du Nord, 2024, 103 mn).