par Francis Guermann
Jeune Cinéma en ligne directe
Sélection officielle du Festival international des cinémas d’Asie de Vesoul 2024
Sortie le mercredi 16 avril 2025
Les films en provenance d’Ouzbékistan sont suffisamment rares pour qu’on ne manque pas Dimanches, premier film d’un jeune réalisateur né en 1992, Shokir Kholikov, et cela d’autant plus que son film est une réussite à tous points de vue. Si l’on a peu de repères sur le cinéma ouzbek, période soviétique - Soleiman Khodjaev avec Avant l’aube (1933) ou de la "Nouvelle Vague de l’Est", Elier Ichmoukamedov avec Tendresse (1967) -, il faut se tourner vers d’autres cinématographies pour trouver quelque analogie entre des films mêlant l’observation patiente d’un quotidien ancestral, la justesse et l’humilité de l’interprétation et le choc des générations, entre traditions et intrusions de la technologie. On pense au cinéma iranien de Abbas Kiarostami, aux premiers films géorgiens de Otar Iosseliani, aux films turcs de Nuri Bilge Ceylan, ou même, plus lointain, ceux du Japonais Yasujiro Ozu.
Vivant dans une petite ferme isolée, un couple de paysans âgés subsiste paisiblement de produits locaux (potager, basse-cour, quelques chèvres, une vache pour le lait et la confection de tapis qu’ils vendent). Leur vieille Lada leur permet de se rendre sur les marchés, ce qui représente à peu près leur seule sortie. Leur vie est ainsi réglée, lente et répétitive, faite de peu de paroles, parfois de chamailleries où pointent de vieilles rancœurs, pas si graves lorsqu’il faut s’entendre sur l’essentiel. Ils ont deux fils citadins qui viennent les voir sporadiquement, sans grande affection, les poussant à s’ouvrir à un mode de vie plus en phase avec le leur : ils leur font livrer un nouveau frigo silencieux, une télé à écran plat qu’il ne sauront pas utiliser, une gazinière à allumage automatique, un smartphone pour remplacer leur vieux téléphone à touches, tandis qu’un client venu acheter un tapis les paie avec une carte bancaire dont ils ne connaissent pas l’usage.
Cet inventaire digne de "La Complainte du progrès" de Boris Vian aurait un côté amusant si ce n’était la maladresse du couple (l’homme se brûle en tentant d’allumer la cuisinière), leur incapacité à faire face à des situations nouvelles ou à des objets inconnus, et la tristesse de voir leurs enfants chercher à profiter d’eux en les poussant à quitter la maison, qu’ils voudraient récupérer pour la moderniser. Lorsque l’un de leurs fils vend leur vieille Lada (devenue véhicule de collection convoité), la colère finit par envahir le vieux paysan qui part sous la pluie, tandis que sa femme tombe malade en allant à sa recherche.
Le film de Shokir Kholikov ne tombe dans aucun piège que pourrait tendre un scénario cousu de l’éternelle opposition entre générations, les vieux devenant inadaptés contre les jeunes lancés dans leurs illusions, la tradition contre le progrès. Le film en reste à une observation patiente des choses et des gestes, avec une lenteur salvatrice. Pas d’effets comiques, pas de pathos non plus, pas d’acteur qui surjoue, un minimum de dialogues. Cette économie dans l’expression est servie par une photographie et un sens de l’espace remarquables dans des lieux très circonscrits (la cour de la ferme, quelques pièces de la maison, la Nature tout autour). On n’oublie pas les visages et les gestes de ces deux acteurs, Abdurakhmon Yusufaliyev (le vieil homme) et Roza Piyazova (son épouse). Lui est bourru et contemplatif, elle est travailleuse et obstinée ; leur couple de paysans, par la subtilité avec laquelle ils l’interprètent, atteint l’universel.
Francis Guermann
Jeune Cinéma en ligne directe
Dimanches (Yakshanba). Réal, sc : Shokir Kholikov ; ph : Diyor Ismatov ; mont : Shokir Kholikov ; son : Anvar Fayz ; déc : Beltosh Rajabov ; cost : Sofiya Kamalova. Int : Abdurakhmon Yusufaliyev, Roza Piyazova (Ouzbekistan, 2023, 97 mn).