par Hugo Dervisoglou
Jeune Cinéma n°436, mai 2025
Sélection officielle Horizons de la Mostra de Venise 2024
Sortie le mercredi 30 avril 2025
1989 : 24 heures avant le discours du Nouvel An de Nicolae Ceaușescu, nous suivons le parcours de six personnages la veille de la chute du régime. Structurée par l’entrelacement de ces parcours, l’histoire de Ce Nouvel An qui n’est jamais arrivé montre les destins d’un ouvrier, d’un serviteur du pouvoir et de sa mère, d’un réalisateur de télévision, de son fils et d’une actrice. Autant de points de vue qui représentent les couches de la société roumaine de l’époque et brossent l’ambiance paranoïaque dans laquelle elle baignait. L’efficacité du film provient du fait qu’aucun des personnages n’est entièrement bon ou mauvais, juste ou sournois, mais caractérisé avec nuance et incarné sobrement. Tous sont pourvus de raisons légitimes capables de susciter l’empathie ou la compréhension, ce qui pousse à la réflexion et nuance toutes velléités de juger un passé dont on connaît maintenant l’issue.
Cette connaissance du fin mot de l’Histoire qui place le public dans la situation d’observateur objectif génère, elle, une ironie dramatique qui teinte les choix des personnages d’une dimension tragique, pathétique ou ironique. Et comme le point commun est leur certitude, contre toute évidence, de la solidité du régime, l’auteur présente subtilement l’embrigadement qu’ils endurent. Les raisons de cet embrigadement sont notamment développées dans les séquences durant lesquelles le public est placé au cœur du monde médiatique et culturel de Bucarest. Un monde contrôlé par un pouvoir obnubilé par son image et surtout par celle, heureuse, qu’il veut donner de sa société. Un mensonge qui n’aura de cesse d’entrer en contradiction avec les situations des six individus et de leur entourage : la pauvreté, le désespoir, l’arbitraire, la délation, la violence et la terreur répressive maximale appliquée pour que tout tienne en place. La répression est d’autant plus injuste que la rupture des protagonistes avec la ligne du régime, source de multiples péripéties du film, provient de conversations ou d’actes de la vie privée. La sphère de l’intime est déniée par le Parti qui s’immisce dans la vie des citoyens, ce qui en souligne habilement la nature totalitaire.
Plastiquement parlant, le film a choisi deux axes. Le format carré, l’esthétique de la pellicule et des séquences tournées en intérieur, crédibilisent la reproduction de cette fin de décennie dans un État-prison et le sentiment claustrophobique des personnages. Une caméra nerveuse, un montage sec accentuent la tension, qui se transforme en cours de film, à mesure que la situation des personnages évolue et qu’apparaissent des signes de révolte et non plus de soumission.
Dès lors, la révolution finale, présentée par des images d’archives, devient l’aboutissement inévitable de la situation ; le peuple découvre que la propagande de l’État n’était que mensonge. Cette évolution / révolution est amplifiée par l’unique musique, très symbolique, utilisée : le "Boléro" de Maurice Ravel, qui accompagne le changement de perception du peuple. Le film, aussi intelligent qu’oppressant, fait réfléchir sur les racines d’un pouvoir totalitaire, son impact sur l’individu et les solutions pour le vaincre. À l’égal de Radu Jude ou de Cristi Puiu, Bogdan Mureşanu fait la démonstration que le cinéma d’avant-garde roumain est peut-être le plus intéressant d’Europe.
Hugo Dervisoglou
Jeune Cinéma n°436, mai 2025
Ce Nouvel An qui n’est jamais arrivé (Anul nou care n-a fost). Réal, sc : Bogdan Muresanu ; ph : Boroka Biro & Tudor Platon ; mont : Vanja Kovacevic & Mircea Lacatus ; déc : Victor Fulicea & Iulia Negoescu ; cost : Dana Anghel. Int : Nicoleta Hancu, Adrian Vancica, Emilia Dobrin, Iulian Postelnicu (Roumanie-Serbie, 2024, 138 mn).