par Gisèle Breteau Skira
Jeune Cinéma n°436, mai 2025
Sélection officielle En compétiton à la Berlinale 2023
Sortie le mercredi 7 mai 2025
Avec Volker Schlöndorff, Margarethe von Trotta réalise en 1975 L’Honneur perdu de Katharina Blum, l’histoire malheureuse d’une femme qui héberge un déserteur. Le film fut couronné de plusieurs prix et d’un succès public. Les femmes idéalistes et exceptionnelles l’intéressent beaucoup et sa filmographie en comporte quelques-unes, dont elle retrace le parcours sous forme de biopic, comme Rosa Luxemburg, militante communiste, Hildegarde von Bingen, poète et botaniste, Hannah Arendt, philosophe et politicienne.
Le film se déroule sur six années de la vie de la poète autrichienne Ingeborg Bachmann, les quatre premières durant lesquelles elle est avec le dramaturge suisse Max Frisch (Ronald Zehrfeld), suivie des deux années, où elle est seule et délaissée. C’est par l’évocation de cette séparation que débute le film, ce qui permet d’évacuer le drame final, lors d’une scène très angoissante située dans un couloir d’appartement désert, alors qu’elle est en communication avec Max Frisch et qu’elle entend, à l’autre bout du fil, son rire provocateur. Cette scène aux accents fantastiques, annonce l’échec de leur relation et l’humiliation profonde de cet appel.
Cependant, ils s’aiment d’un amour immédiat et sincère, ils échangent beaucoup au cours de conversations, de réflexions, leurs dialogues sont vifs, intenses, parfois rudes, mais toujours placés sous le signe d’une véritable entente intellectuelle. Entre les voyages nombreux, de Rome, sa ville préférée où elle se lie avec le poète Giuseppe Ungaretti, à Zurich, Berlin et Paris, où tous deux se rencontrent sur le pont Mirabeau, récitant le poème d’Apollinaire. Tout semble merveilleux et prometteur.
Mais le film révèle petit à petit la difficulté d’écrire en tant que couple, à Zurich où elle n’est pas attirée par la ville et perd son inspiration, dérangée par le bruit infernal, amplifié à outrance, des touches de la machine à écrire de Max Frisch, qui ravive le désaccord et l’impossibilité d’être ensemble. A contrario, à Rome, elle retrouve l’élan, au détriment de lui qui, sans la langue, se sent démuni.
Margarethe von Trotta procède par paliers, elle filme les lieux de vies dans les différentes villes, entrecoupés de scènes tournées et montées en flashbacks dans le désert, à l’occasion d’un voyage avec le jeune écrivain autrichien Adolf Opel (Tobias Resch), moments pour elle libérateurs et heureux, où elle retrouve son indépendance d’esprit, la jouissance du temps présent et un plaisir réel à vivre. Au cours de ce voyage, elle s’autorise à revoir mentalement sa vie avec Max Frisch, à l’observer, la commenter, avec recul, indulgence et sévérité. Ces retours dérangent la chronologie des événements par l’imprécision du temps avant / après, mais favorise une respiration dans le déroulé d’une vie étouffante prise entre deux égos démesurés.
Magnifiquement interprété par Vicky Krieps, au visage étrangement similaire à celui de Ingeborg Bachmann, elle traverse la vie sans compromis, dans une liberté absolue, retrouvant au désert la part solaire de sa personnalité. Son partenaire, Ronald Zehrfeld, au regard bienveillant, déploie parfois une certaine ironie qui agrémente le personnage d’un caractère indépendant et sûr de sa notoriété.
Les amples mouvements de caméra de la réalisatrice emportent facilement le spectateur dans l’histoire de ce couple d’écrivains, dont on perçoit les obstacles insurmontables sur le plan de l’individualité et de la réalisation de soi.
Gisèle Breteau Skira
Jeune Cinéma n°436, mai 2025
Ingeborg Bachmann (Ingeborg Bachmann. Reise in die Wüste). Réal, sc : Margarethe von Trotta ; ph : Martin Gschlacht ; mont : Hanjsörg Weisbrich ; mu : André Mergenthaler. Int : Vicky Krieps, Ronald Zehrfeld, Tobias Resch, Basil Eidenbenz, Luna Wedler. (Allemagne, 2023, 111 mn).