Retour sur un film intense
par Laurent Berger-Vachon
Jeune Cinéma en ligne directe
Sélection de la Mostra 2014 de Venise (1)
Sous les larges feuilles d’une plantation de maïs à l’apogée de sa croissance et de sa richesse, la caméra avance. Elle ausculte. Les mouvements scrutateurs laissent effleurer une vive énergie - animale. La nervosité contenue de la proie sur la défensive ou l’excitation du prédateur ? Suspense et intensité semblent être au programme de la séance. Au dessus du champ, la lumière éclatante d’une journée de soleil d’été perce à la verticale pour mourir écrasée sur la couverture verdoyante, avant de se répandre en parcelles d’ombres éparses au plus près du sol : plein phares dans le ciel, obscurité sur la terre… Le flot des premiers instants du film s’écoule, et c’est un plongeon dans un univers assemblé par le jeu des contrastes.
L’utilisation du plan subjectif enfoui sous la hauteur du végétal absorbe l’attention.
Le procédé d’identification est classique. La facture émotionnelle, elle, sera en dehors du classique - hors normes.
Sans perdre de temps, la mise sous tension s’amorce.
Soudain, le premier protagoniste surgit des ténèbres pour surprendre son double - son jumeau dans la dizaine. Les jeux diurnes des deux enfants, pour le moment esseulés, dans une nature rayonnante de puissance entre ombre et lumière, s’enchaînent alors à l’envi dans toutes leurs variations.
De la partie de cache-cache / poursuite à travers le tissu des cultures - prise en plongée à l’issue de la scène par opposition au choix de position de caméra de l’ouverture du parcours - où l’on voit les deux frères se faufiler avec une aisance reptilienne - jusqu’à la découverte de la grotte opaque envahie d’ossements déliquescents, en passant par la glisse en matelas pneumatique (Les Dents de la mer a laissé des traces dans les esprits) - pano horizontal au ras de l’eau sur un étang noir de laque - encore le corps obscur - aller sur l’eau dormante, réfléchissante comme un miroir, et lent retour vers la blancheur de l’enfant frêle -, les scènes s’empilent et convergent toutes vers le même but dans la progression du scénario : l’attente d’une force absente prête à surgir.
Après le végétal, après l’animal que l’on avait imaginé, pour finalement prendre une réalité humaine, le troisième personnage humain parmi le règne des êtres vivants arrive à la surface. Une femme au visage rendu entièrement indétectable par la présence d’un bandage blanc appliqué avec une rigueur technique visible. Un corps filiforme surmonté d’un globe structuré par la géométrie symétrique du masque sans couleur. Un être robotique d’où la vie paraît éteinte. C’est la mère. Ou bien c’était. Toute la question de ce rapport au temps, de ce qui était et n’est plus, et ne sera plus, quelle que soit la volonté féroce de s’opposer au mécanisme de la montre, donnera consistance à la genèse du conflit et la base du drame. Avec son apparition, proche du spectre, on est passé de l’extérieur à l’intérieur. De l’univers naturel à l’univers domestique de la maison. D’un espace ouvert à un espace fermé.
Le parcours de ces trois êtres dans le lieu isolé des vacances, un édifice contemporain aseptisé où chaque objet indique une réflexion et une intention - un résultat -, où prédomine un ordre quasi muséal, à l’abri de tout regard, va se révéler le plus meurtrier des étés.
Joël Santoni avait exploré lui aussi l’atmosphère angoissante d’un univers clos, avec des personnages aux pulsions violentes issues de drames antérieurs dans Mort un dimanche de pluie (1986). On retrouvait surtout le décor de la villa contemporaine, les lignes et compartiments rigides, les matériaux inflexibles et glaçants. Les réalisateurs vont pousser ici beaucoup plus loin le curseur de la torture sensitive, de l’horreur des situations et des images.
La cagoule blanche de la femme aux allures d’extra-terrestre trouvera bientôt son explicitation. Une intervention de chirurgie esthétique. La recherche obstinée de la perfection de l’enveloppe charnelle, du rempart que l’on offre au public, de la puissance de ce qui est beau et plus profondément de la domination.
Les rapports de force entre la femme au masque et les deux jeunes enfants prennent vite une tournure malsaine. Les ordres et les interdictions de la génitrice mutent en privation de liberté et de nourriture. Le petit chat récupéré dans la grotte et adopté. Une source d’affection et d’évasion pour les deux mômes, retrouvée inanimée au sous-sol. Tout ce qui peut échapper au contrôle du tyran et diminuer son pouvoir de conditionnement doit immanquablement être effacé.
On s’en doute, le retournement de situation survient. Le faible prend la place du fort dans une ascension mortelle qui ne pourra plus avoir de retour. Une suite logique irréductible dans la propagation du mal. Après la souffrance de l’un, l’insurrection et la vengeance de l’autre.
La répression des deux garçons donne la place aux sévices physiques infligés au visage maternel. Enfin révélé. Elle surprendra de face ses fils dans leur chambre après une escapade nocturne, où le corps, suivi de dos par un travelling avant, se dénude dans une forêt mondrianesque (on retrouve dans ce cadre, la peinture des paysages de la période figurative avec leurs formes sévères et leur densité atmosphérique caractéristiques).
L’ingrédient ultime pour rajouter une dose de suspense avant le dénouement de l’action ne nous est pas épargné. Une femme et un homme de la Croix-Rouge en tournée pour les dons annuels. Bernés par les deux enfants terribles. Totalement inopérants. Même les gentils sont des méchants. Sans le vouloir - certes - mais méchants quand même !
Alors, quelle sera l’issue de cette escalade ?
L’artifice de la réalisation cinématographique offre une dimension qui semble ne pas avoir de limite. Veronika Franz et Severin Fiala ont pris la juste liberté de ne pas l’oublier.
Le cérémonial du dernier châtiment est arrivé. C’est l’épreuve du feu. Lucifer a deux têtes. Les anges démoniaques ont perdu leur mère et leurs repères. Impossible pour eux de revenir au stade de l’enfance et le tandem diabolique conserve sa place de chef.
Le chat conservé dans un aquarium est maintenant auréolé d’un couvercle de flammes. L’animal mort, fragile dans son temps, a récupéré des ailes… plus que probablement la mutation du boomerang, de couleur bleue, offert par l’adulte pour signer l’armistice. Le symbole de paix n’aura pas plus d’effet sur la double progéniture que la colombe de Tim Burton dans Mars Attacks ! (1996) sur la force ennemie. La rupture du réceptacle va libérer la lave.
Clara Dandieu (Romy Schneider), face au lance-flammes du soldat de la SS Panzerdivision Das Reich, crie sa terreur devant le danger létal et l’abjection nazillonne implacable, avant que Julien (Philippe Noiret), dévasté par la douleur et enivré par la haine de l’assassinat de sa femme brûlée vive, n’exhume le vieux fusil de la réparation. Porté à l’écran en 1975 par Robert Enrico comme chacun sait.
Susanne Wuest, elle, semble davantage hurler de rage d’être vaincue. Le spectre incandescent disparaît dans une explosion volcanique. Le pouvoir totalitaire est pulvérisé. C’est une libération qui, dans ce sens et dans la magie de l’instant, frise la jubilation. Les bourreaux et les victimes - doubles-faces - disparaissent dans une seule bourrasque comme en un claquement doigt de prestidigitateur.
L’esthétique peu contestable des images permet d’avaler l’intégralité des scènes d’un film d’une extrême violence. La photographie met en évidence de véritables talents sculpturaux. Le relief par la maîtrise de la lumière, la valeur des cadres, l’enchaînement des plans, amplifient la sensation de pénétration psychologique des personnages et parviennent à une magnificence de l’ignominie.
Aimanté au fauteuil, piégé par les options d’une mise en scène qui regorge de tactiques, on continue le voyage jusqu’à son terme. L’insoutenable est soutenu. On ne ressort donc pas indemne. Autant que ce soit pour quelque chose…
La banalité du plan de fin est un nouveau rappel à la réalité, après l’apothéose du combat. Impossible de se réveiller et de sortir du cauchemar puisque le récit est bâti autour de faits qui ne relèvent pas du fantastique. Le parti pris du scénario, au cœur du déroulement d’une action extraordinaire, est sans ambiguïté sur ce point. Sans doute le caractère réel a-t-il toute son importance ? Et après avoir subi, on cherche forcément, sinon une justification, au moins une explication à la cruauté sans frein, poussée au paroxysme, des jeunes protagonistes. La perte de la référence affective et de leurs repères ne s’impose pas comme une réponse suffisante. Alors pourquoi ? Où se trouve la source d’un sadisme qui paraît s’être construit étage par étage au fil des générations ? Des corps torturés et brûlés. Difficile de ne pas faire de rapprochements - ne serait-ce que sur un plan purement issu de la mémoire collective - avec l’holocauste qui appelle, aussi, des réponses. Au passé, au présent, au futur, on reste face à l’inanité devant l’éternel. Il serait pourtant utile que la lumière puisse éclairer les zones d’un kaléidoscope où couvent encore des feux si mal éteints. Les formes allégoriques, qui ouvrent et ferment les pages de cette épopée destructrice, renferment peut-être dans les sinuosités de leur expression la source qui a accouché de ces actes monstrueux et du délire primitif des barbares.
Laurent Berger-Vachon
Jeune Cinéma en ligne directe (mai 2015)
1. NDLR : Le film est sorti en France le 13 mai 2015. Sélectionné à la Mostra de Venise 2014, il a reçu de multiples hommages et récompenses.
Veronika Franz est la coscénariste des films de Ulrich Seidl, notamment de sa trilogie Paradis (Amour, Foi, Espoir) (2012), qui a produit le film.
Le titre original du film, Ich Seh Ich Seh, signifie "Je vois, je vois", nom d’un jeu d’enfant allemand.
Good Night Mommy (Ich Seh Ich Seh.). Réal : Veronika Franz et Severin Fiala ; ph : Martin Gschlacht ; mu : Olga Neuwirth ; prod Ulrich Seidl Film Produktion GmnH. Int : Susanne Wuest, Lukas & Elias Schwarz (Autriche, 2014, 99 mn).