par Alain Virmaux
Jeune Cinéma n°329-330, printemps 2010
Yves Uro, Pauline Carton. Itinéraire d’une actrice éclectique, L’Harmattan, 2009.
Le projet était de ceux qui excitent la curiosité. Il visait, sinon à magnifier, du moins à dévoiler une singulière variété de facettes et de dons chez une actrice apparemment vouée aux rôles secondaires (aux "utilités" disait-elle), et qu’on croyait figée pour l’éternité dans un personnage quasi immuable : la bonne à chignon et à voix pointue, telle qu’elle apparaissait surtout dans les pièces et les films de Sacha Guitry. Actrice néanmoins restée - nous dit Yves Uro - "très populaire pour une tranche d’âge allant des quadragénaires aux centenaires", mais "les jeunes gens l’ignorent tout à fait" (p. 12). Qu’y avait-il donc à découvrir sous cette façade ancillaire ? Par-delà son statut "second", Pauline Carton appartient à la petite cohorte de ces acteurs - Julien Carette, Pierre Larquey, Noël Roquevert, Jean Tissier… - que Edgar Morin définissait comme se situant "aux frontières de la starité". D’où la perpétuation de leur image.
Dans le cas précis de Pauline Carton, l’exhumation d’un dossier conservé au Département des arts du spectacle de la BnF (site Richelieu) permet aujourd’hui à Yves Uro de faire apparaître une personnalité toute nouvelle et bien plus complexe.
Née Pauline Biarez en 1884 à Biarritz, en milieu bourgeois, et même grand-bourgeois, elle ne vint à Paris qu’à 12 ans, pour de bonnes études au lycée Molière. En 1903 (elle a 19 ans), la voilà doublement lauréate d’un tournoi de poésie organisé par les magazines Femina et La Vie heureuse. Dans le jury, entre autres, Anna de Noailles.
Survient la Grande Guerre. Réfugiée en Suisse, Pauline Carton y fait éclore un tout autre don : elle signe, dans un journal humoristique, une foule de caricatures au vitriol, qui sont conservées à la Bibliothèque de Berne. Plusieurs d’entre elles sont reproduites dans le livre de Yves Uro, et on en appréciera le brio. Mais la Suisse représente surtout les retrouvailles de Pauline Carton et de celui dont elle fut cinquante ans la compagne : le poète et journaliste Jean Violette, de son vrai nom Frédéric-Jean von Gunten. Un numéro des Cahiers vaudois (Lausanne 1916) contiendrait un vibrant éloge de sa main à Pauline, non dénuée d’accents érotiques. Voilà qui bouscule déjà passablement notre image de la bonne à chignon.
Il y a encore plus. Vers 1913, cet amoureux fervent aurait pris d’elle quelques photos de nu(e) qui ont été conservées, mais qu’on ne nous montre pas. Espérait-on nous faire saliver ? Avant de mourir, à près de 90 ans, Pauline Carton aurait fait don de son corps à la Faculté de médecine, selon Yvan Foucart (Dictionnaire des comédiens français disparus (1) . Non sans ajouter ce commentaire bien dans sa manière : "Je ne peux pas dire que je ferai un beau cadeau aux étudiants. J’ai même pensé à me faire tatouer autour du cou : Tant pis pour vous !"
Elle ne manquait pas de verve, et l’exerçait surtout contre elle-même. Disant par exemple, en 1971, qu’elle avait "une gueule de raie" et, en 1974 (l’année de sa mort) qu’elle était "ravie d’être moche". Tendance récurrente à l’autodénigrement, que souligne Yves Uro en s’interrogeant sur ce qu’elle pouvait recouvrir. Avec le recul, on est tenté d’y voir une manière de se protéger contre un milieu où la férocité était de pratique courante. Peut-être était-elle mal satisfaite de ses succès dans diverses opérettes et, par exemple, de la petite célébrité que lui valut la chanson des "Palétuviers roses", interprétée avec René Koval dans l’opérette de Duvernois & Willemetz, Toi, c’est moi (filmée par René Guissart en 1936). (2)
Pourtant son bilan d’ensemble n’est pas si méprisable. Au théâtre, elle fut dirigée par Lugné-Poe. À l’écran, elle tourna pour Louis Delluc, Marcel L’Herbier, Alberto Cavalcanti et surtout Jean Cocteau.. Difficile d’oublier son personnage de gouvernante fouetteuse dans Le Sang d’un poète (1931). Le livre de Yves Uro retrace avec minutie les méandres de cette riche carrière, mais il apporte en outre une révélation majeure : Pauline Carton avait un vrai don de plume, et il nous en reste toute une série de traces pleines d’intérêt. Avouons-le : on avait un peu perdu de vue qu’elle avait publié deux livres, Les Théâtres de Carton (Perrin 1947) et Histoires de Cinéma (éd. Du Scorpion 1958). Et l’on ignorait carrément qu’elle avait écrit une préface pour un volume de Théâtre de Meilhac & Halévy (Calmann-Lévy 1955) et - mieux encore - une autre pour les Œuvres complètes de Eugène Labiche (Club de l’Honnête Homme 1968).
Yves Uro a déniché en outre une poignée d’articles de presse, donnés à Excelsior (1935), Le Figaro (1936), Femmes françaises (1957), et le lecteur regrette qu’on n’ait pas reproduit en appendice tout ou partie de l’un au moins d’entre eux.
On est aussi un peu surpris de l’absence d’un index, et du renoncement (imposé par l’éditeur ?) au rituel cahier de photos. Reste seulement l’image de couverture, non référencée, mais très probablement reprise du film de Sacha Guitry, Mon père avait raison (1936). Au chapitre des regrets, réprouvons au passage un nombre important de redites, et diverses bavures (3), qu’une réédition éventuelle pourrait éliminer. Mais le lecteur appréciera vivement les qualités d’analyse de l’ouvrage. Il sera frappé en particulier par l’attention portée aux costumes, toujours évoqués avec grande précision. Les références sont judicieuses, même lorsqu’inattendues, Marcel Proust par exemple (4). Et les commentaires ne manquent pas d’acuité : ainsi Antonin Artaud est-il jugé "terrifiant" dans Faubourg Montmartre de Raymond Bernard (1931), où il tient le rôle du meneur d’une révolte villageoise.
Qu’on ne se méprenne pas sur les quelques réserves formulées à l’instant. Ce livre est une réussite, et l’on prend un vif agrément à sa lecture. Il comble une vraie lacune en mettant au jour une personnalité peu banale, faisant ainsi revivre toute une époque.
À tous ces titres, il mérite d’être salué.
Alain Virmaux
Jeune Cinéma n°329-330, printemps 2010
1. Cf. Jeune Cinéma n° 321, décembre 2008, p. 73.
2. Toi, c’est moi est une opérette française, un livret de Henri Duvernois, paroles de Albert Willemetz, Marcel Bertal, Louis Maubon & Robert Chamfleury, musique de Moyses Simons, créée le 19 septembre 1934 au théâtre des Bouffes-Parisiens.
3. Quelques vétilles. On écrit Feydeau (et non Feydau, p. 65) ; Michel Corvin (et non Corbin, p. 123) ; Deburau (et non Debureau, p. 141) ; Koulechov (et non Kolechov, p. 151). Autre détail : dans Ces messieurs de la Santé de Pierre Colombier (1933), ce n’est pas Pauline Carton qui est "royaliste", mais Raimu qui joue à l’être, en revendiquant un jour de congé pour le 21 janvier, anniversaire de la mort de "notre bon roi Louis XVI"…
4. Yves Uro est l’auteur d’une thèse sur Marcel Proust et ses amis peintres.
Yves Uro, Pauline Carton. Itinéraire d’une actrice éclectique, Paris, L’Harmattan 2009, coll. Champs visuels, 174 p.