par Vincent Dupré
Jeune Cinéma n°335, décembre 2010
Alexander Mackendrick, La Fabrique du cinéma, Éditions de L’Arche, 2010.
Alexander Mackendrick n’a pas soixante ans, et seulement neuf films à son actif, lorsqu’il abandonne définitivement, au début des années soixante-dix, la pratique du cinéma pour son enseignement.
Cette reconversion prématurée continue de secréter de la frustration et d’attiser de douloureuses spéculations chez ses admirateurs : s’il n’avait pas capitulé devant les lourdeurs et les blocages de la production cinématographique, combien de films de plus aurait-il réalisés ? D’autres titres aussi marquants que Tueurs de dames, Le Grand Chantage ou Cyclone à la Jamaïque auraient-ils enrichi sa filmographie ? Son importance, incontestable tout en restant encore confidentielle, en serait-elle changée, consolidée, grandie ?
Inconcevable en dehors de sa part fantomatique, son œuvre habite autant l’histoire vivante du cinéma que son cimetière, riche de tant de films que nous ne verrons jamais, soit qu’ils ont disparu, soit qu’ils n’existent plus que sous une forme mutilée, soit, comme dans le cas de Alexander Mackendrick, qu’ils n’ont jamais été tournés.
Il nous reste à imaginer quelle forme auraient Les Canons de Navarone ou Au fil de l’épée si le cinéaste n’avait pas été limogé au début de leurs tournages, ou ce qu’auraient donné son projet de fresque historique sur Mary Stuart et son adaptation de Rhinocéros, texte si proche de ses thèmes et de sa sensibilité - l’un des plus grands films à fantasmer qui soit.
En plus d’offrir une compensation écrite à la brièveté de sa carrière, et par-là même une forme de consolation, La Fabrique du cinéma se révèle un ouvrage important sur plusieurs points.
En tant qu’archive, c’est un témoignage précieux et émouvant sur la passion pédagogique qui a animé Alexander Mackendrick, pendant plus de vingt ans.
Les témoignages de certains de ses étudiants devenus cinéastes, tels Terence Davies et James Mangold, l’indiquaient déjà, mais on peut désormais en juger sur pièces : le cinéaste, loin de subir l’enseignement comme une besogne alimentaire, y a trouvé une stimulation au moins égale, en tout cas plus durable, à celle procurée par la création.
On peut dire sans exagération que ses cours étaient préparés, pensés avec le même soin méticuleux que celui qu’il apportait à la réalisation de ses films. Son investissement était total, et il exigeait que celui de ses étudiants soit à sa mesure : "Si vous voulez sortir, c’est maintenant ou jamais", écrit-il à la fin d’un cours d’introduction.
Alexander Mackendrick n’a jamais pris sa retraite : son amour du cinéma n’a fait que muter de la pratique à la théorie, et seule la mort, en 1993, a pu y mettre un terme.
Sa parole, désormais accessible à tous, s’ajoute à ses films pour le perpétuer.
Autre révélation : le contenu de La Fabrique du cinéma dépasse la compilation de cours ou le précis de mise en scène pour se présenter comme une tentative de théorie générale du cinéma, comme un essai, structuré et cohérent. Cette théorie, dans ses perspectives les plus abstraites, semblera un peu datée au lecteur d’aujourd’hui, et sans doute l’était-elle déjà au moment de sa formulation. L’analyse du cinéma comme langage préverbal, comme art primitif s’adressant aux sens, aux émotions, à l’inconscient, pour pertinente qu’elle puisse être, a été conceptualisée avant lui.
Alexander Mackendrick, est plus convaincant, et il met à contribution toute sa culture - classique et moderne, savante et populaire - pour le prouver, lorsqu’il étudie les structures fondamentales des récits, leur anatomie commune, qu’ils soient littéraires ou cinématographiques.
Cette primauté accordée aux éléments narratifs, à l’intrigue, aux personnages, et qui s’accompagne de surcroît de quelques remarques ironiques sur les tics modernistes de ses étudiants, risque de donner de lui l’image d’un professeur d’arrière-garde si l’on n’a pas à l’esprit qu’entre l’arrêt de sa carrière de metteur en scène et le début de sa carrière d’enseignant, le cinéma a effectué sa mue moderne.
Pour autant, sa réflexion n’est jamais rétrograde ou partisane, et le clivage classicisme / modernité n’est abordé que pour être dépassé, le professeur cinéaste s’attachant avant tout à faire ressortir ce qui, dans une œuvre, lui assure sa tension dramatique. Non sans malice, il écrit ainsi : "Pour moi, dès lors que l’inversion des principes classiques fonctionne (comme c’est le cas par exemple dans un film tel que L’Avventura de Michelangelo Antonioni, et la pièce de Samuel Beckett En attendant Godot, c’est uniquement parce que les mêmes vieux principes dont Aristote et Archer, entre autres, ont débattu, sont redécouverts à travers des modèles innovants et inattendus".
Le troisième intérêt du livre réside dans les commentaires qu’il fait sur ses propres films, qu’il ne cite jamais comme des exemples à suivre mais comme des processus créatifs dont il peut rendre compte de l’intérieur pour en faire ressortir les défauts ou les qualités (sa modestie le pousse volontiers à assumer les premiers et à attribuer à d’autres les secondes). Les informations inestimables qu’il délivre sur l’écriture et le tournage du Grand Chantage le sont d’autant plus qu’elles éclairent le cœur même de son cinéma : le conflit.
Ses cours sont donc passionnants en tant qu’ils explicitent et prolongent, comme malgré eux, la cohérence et les obsessions son œuvre.
Pour que l’occasion nous soit fournie d’en approfondir notre compréhension, espérons qu’un éditeur aussi inspiré que L’Arche traduira enfin l’essai remarquable de Philip Kemp, Lethal Innocence : the Cinema of Alexander Mackendrick, publié il y a vingt ans.
Vincent Dupré
Jeune Cinéma n°335, décembre 2010.
Alexander Mackendrick, On Film-making : An Introduction to the Craft of the Director, Londres, Faber & Faber, 2006, 291 p. La Fabrique du cinéma, édité par Paul Cronin, traduction de Marie Pecorari, avec les contributions de Martin Scorsese, Michel Ciment et Stephen Frears, Paris, Éditions de L’Arche, 2010, 448 p.