À propos de Barbara Loden
par René Prédal
Jeune Cinéma n° 347-348, automne 2012.
* Nathalie Léger, Supplément à la vie de Barbara Loden, Paris, P.O.L., 2012.
* Wanda de Barbara Loden (1970).
Roman ? Essai ? Aucune mention de ces termes, ni d’autres, sur la couverture du livre.
Le livre Supplément à la vie de Barbara Loden (2012)
C’est une évocation de l’actrice Barbara Loden et de son film Wanda, qui raconte aussi les motivations de l’écrivaine, Nathalie Léger, les étapes de sa recherche, ainsi que les rapports avec sa mère recroquevillée sur un traumatisme toujours douloureux.
Soit l’éclatement du récit en quatre lignes de nature biographique et mémorielle : celle de l’actrice, celle d’Alma - la véritable Wanda personnage du fait divers dont elle raconte l’histoire dans son film en tant que réalisatrice et interprète -, celles de Nathalie Léger ainsi que de la mère de celle-ci.
Le montage serré des éléments constitutifs du livre assemblés au gré de raccords, tour à tour cut, fondus ou enchaînés, aboutit à une "image mentale souvenir" de la mère de l’auteure que l’on pourrait qualifier de fort "cinématographique" : sous la piscine transparente d’un centre commercial, elle croise le regard d’une femme nageant lentement au fond.
Il ne s’agit donc pas d’un puzzle reconstitué, d’une esthétique patchwork, mais bien d’une narration linéaire fermement composée qui prend progressivement de l’ampleur dans la rapide trajectoire (140 pages) dessinée par Nathalie Léger pour arriver à cerner le point aveugle d’une inexistence, d’une absence sensible à sa propre destinée, d’un abandon de sentiment et même de sensation, au-delà de toute incommunicabilité, mépris ou ennui, dans une parenthèse de non-être indifférent aux autres et aussi à soi-même.
Troublante introspection partagée en quête d’insondable, néoréalisme intérieur post-antonionien - Le Désert rouge est d’ailleurs cité -, qui ne reprend pas les thèmes des sixties mais, les considérant comme assimilés par le lecteur, tente un écart existentiel du côté d’une empathie féminine et d’une mélancolie lancinante. Mais le Prix du Livre France Inter 2012 n’a rien de rébarbatif, car l’auteure pratique une plaisante archéologie du vécu plutôt qu’une métaphysique pesante.
Ce qui a retenu notre intérêt est qu’elle part d’un film que presque personne n’a vu aux États-Unis, présenté au Festival de Venise 1970, mais sorti en France seulement en 1975, et d’une actrice à la vie courte (1932-1980) qui n’est guère connue qu’en tant qu’épouse de l’immense Elia Kazan, Nathalie Léger elle-même ne justifiant son propre intérêt que par un prétexte, à savoir le hasard d’une brève notice à rédiger pour un dictionnaire.
En fait, l’étude des matériaux à rassembler la submerge vite, et le cinéma devient le double référent (un film précis et une actrice réalisatrice) qui amène la création littéraire à des tableaux aussi pénétrants qu’incongrus, comme celui d’une vieille gloire des années 50 du base-ball américain dont la mémoire flanche au Houdini Museum de Scranton.
Ces quatre trames menées de conserve ne se croisent pas mais s’éloignent et se rapprochent, tangentes lorsque l’une traverse une zone de turbulences émotionnelles particulièrement instables. Le travail de Barbara Loden et celui de Nathalie Léger se ressemblent : chacune fait un film / un livre sur une femme, cherchant à éclairer l’étrange attirance ressentie pour son modèle. Dans les deux cas, la réalisation et l’écriture soulèveront davantage de questions qu’elle n’apporteront de réponses, mais les deux fois l’œuvre existe, forte de l’implication personnelle des enquêteuses et de la résistance des personnages.
Par rapport au film Wanda, le livre Supplément à la vie de Barbara Loden ajoute une mise en abyme : l’écrivaine mène une recherche sur une cinéaste qui enquête sur Alma qui deviendra Wanda au cinéma.
En outre, Nathalie Léger prend en compte de façon très post-moderne son propre travail quand elle débroussaille ses chemins de la création parallèlement à l’avancée de son "intrigue". Paradoxalement, ce détour par la littérature semble (véritable introspection ou posture d’artiste ? Sans doute un peu les deux) l’aider à progresser dans la mise au net de ses rapports avec sa mère.
Présenté ainsi, le livre pourrait paraître assez intellectuel comparé au film au premier degré de Barbara Loden, sinon que cette dernière inscrit néanmoins son œuvre dans un genre hollywoodien classique - le thriller puisque le cœur en est une attaque de banque loupée - qu’elle met à sa main, de l’intérieur de la diégèse dans la mesure où la prise d’otage précède le vol et non le suit, et au niveau de la structure, en s’attachant au portrait et au destin du personnage féminin et non à celui de l’homme qui conçoit et exécute le braquage. En fait, il s’agit, à quarante ans de distance pour ces auteures exigeantes usant de langages différents, de s’approprier les codes régissant leurs moyens d’expression respectifs, le film hollywoodien ou l’œuvre littéraire.
Supplément à la vie de Barbara Loden s’ouvre sur une belle description de la première séquence de Wanda, et notamment du plan très large suivant la petite silhouette blanche de la femme qui chemine au milieu de la grisaille, comme mangée par la poussière de charbon. Auparavant, Nathalie Léger avait souligné la curieuse fausse piste de cette exposition où l’héroïne étendue sur un canapé en désordre n’est découverte qu’après que le récit nous ait un temps incité à croire que Wanda était la femme montrée d’abord en train de s’occuper du bébé en pleurs. À plusieurs reprises au cours du film, Wanda sera ainsi minorée en bordure ou fond de l’image par un autre protagoniste attirant l’attention, car elle est un être transparent auquel personne ne saurait s’intéresser dans la vie… sauf justement Barbara Loden.
Et bientôt Isabelle Huppert et Marguerite Duras qui s’investissent lors de la ressortie française du film en salles en 2003, puis en DVD (chez MK2) l’année suivante, et maintenant Nathalie Léger.
Et le film, Wanda (1970)
Être passif, Wanda est, comme le dit Elia Kazan en 1982 dans l’émission Cinéma cinémas, une "flotteuse", selon l’expression américaine désignant ce type de femmes sans volonté qui ne savent pas diriger leur vie et flottent selon les courants. Mais Wanda croit, qu’en aidant le petit gangster, elle va pouvoir enfin trouver un rôle à tenir, une place à occuper, servir à quelque chose et à quelqu’un. Là encore ce sera un échec, mais cette histoire (vraie) était assez pertinente pour en faire un film rare dans le cinéma américain (même indépendant).
Explorant le côté pile de la société US des années 60, avec ses outsiders errant en quête d’argent, Wanda propose une femme, mère, ouvrière, démissionnaire et résignée à son propre vide, quelque part pitoyable car n’ayant aucune estime d’elle-même. Elle laisse tout aller au pire, ne cherchant qu’à essayer de s’accrocher aux minables types de passage.
En focalisant sur elle, Barbara Loden et Nathalie Léger en font la victime expiatoire d’une fatalité psychosociale, la tirent de l’anonymat, lui rendant une identité perdue, même si elles ne peuvent que l’abandonner à son destin.
La véritable Alma du fait divers fut condamnée à la prison pour complicité et accepta la sentence avec la même indifférence que Wanda se laisse dans le film enlever ses enfants et divorcer à ses torts par un petit tribunal de proximité loin des intimidantes scènes de prétoire du cinéma hollywoodien. Le film lui fait rater complètement sa prestation lors du hold-up de la banque. Elle se perd et arrive trop tard pour assumer sa fonction de guet. Repoussée dans la foule par le cordon de police, elle ne peut que voir le cadavre de Monsieur Dennis évacué sur un brancard. En fait, il aurait été abattu de toutes façons, tant il s’y était mal pris ! Wanda se retrouve donc peu après dans une boîte quelconque, fatiguée, s’enfonçant dans la spirale de sa déchéance solitaire. Marguerite Duras verra, dans cette image finale, une gloire, une volonté d’accomplissement grandiose dans la défaite.
Tourné en 16 mm (gonflé en 35 pour la distribution) aux images néoréalistes pauvres, Wanda met néanmoins en scène de manière toujours surprenante, détournant la signification de chaque séquence emblématique. Sa première rencontre avec M. Dennis en train de braquer un sinistre bar de nuit est cocasse, elle sans argent et lui d’une nervosité exacerbée, mais voulant lui laisser croire qu’il est le barman malgré l’homme ligoté sous le comptoir. Quant au braquage, la cinéaste insiste longuement sur l’improbable prise de la famille du directeur en otage, puis traite l’échec du casse en à peine deux plans bressoniens.
Dans cette longue suite de rapports humains manqués, une séquence (curieusement jamais remarquée par la critique ni par Nathalie Léger) prend pourtant la juste mesure de ce que ce couple désaccordé peut partager tout en ayant l’air de s’opposer constamment. Elle commence par une maquette d’avion tournoyant avec grand bruit au dessus de leurs têtes, manœuvrée par deux hommes au bout du terrain vague.
Enthousiasmé, M. Dennis grimpe alors sur le toit de sa voiture comme un gamin transporté de joie. Puis, Pygmalion de bas étage, il entreprend de transformer Wanda : elle doit renoncer aux bigoudis et aux pantalons informes pour des jupes, de hauts talons sexy et une incroyable coiffure à fleurs. Les vieux habits seront, de façon bravache, jetés un à un par la portière de la voiture en marche, mais Wanda demeurera toujours vêtue de blanc (symbolique ?) pendant les cent cinq minutes de film.
À ce moment, les deux losers font réellement équipe et tentent de construire leur histoire en revisitant à leur manière les images classiques de road-movie. Mais la séquence où M. Dennis parle avec son vieux père dans un cimetière, pendant que Wanda visite des catacombes, ramène vite dans la narration l’emprise de la mort, tandis que Nathalie Léger revient alors à sa quête des traces laissées par Wanda.
Livre et film, une symétrie
Supplément à la vie de Barbara Loden n’est ni une biographie ni une analyse de film. L’auteure suit avec précision son déroulement tout au long du livre, scrute situations et personnages, mais n’esquisse aucune approche esthétique.
Par contre, elle retrouve l’émotion qui l’a bouleversée à sa première vision pour l’étudier, lui donner sens et la faire partager au lecteur en restituant le circuit labyrinthique des résonances profondes que ce film et sa réalisatrice ont provoquées dans sa pratique de l’écriture comme dans son intimité familiale.
L’exercice est surprenant, vu tout ce qui sépare Nathalie Léger de Wanda, mais passionnera le lecteur cinéphile, car celui-ci sait combien la communication artistique peut mettre au défi la logique pour toucher vivement le spectateur qui peut alors en faire tout un roman.
René Prédal
Jeune Cinéma n° 347-348, automne 2012.
* Nathalie Léger, Supplément à la vie de Barbara Loden, Paris, P.O.L., 2012, 149 p. Cf. un entretien avec Nathalie Léger, en note. (1)
* Wanda. Réal, sc : Barbara Loden ; ph, mont : Nicholas T. Proferes. Int : Barbara Loden, Michael Higgins, Dorothy Shupenes, Peter Schupenes (USA, 1970, 101 min).