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Wonder Boy (1994)
de Paul Vecchiali
publié le samedi 11 juillet 2015

par Philippe Roger
Jeune Cinéma en ligne directe


 

En écho à une belle actualité autour des films de Paul Vecchiali - le second volet de sa rétrospective 2015 en salles, comprenant En haut des marches, Rosa la rose, fille publique, Once More et Le Café des Jules, ainsi que la parution de quatre films en livres-DVD : Les Ruses du diable, Change pas de main, la Machine et C’est la vie ! (splendides parutions aux Éditions de l’œil, sur lesquelles on aura l’occasion de revenir), - voici un texte inédit, écrit il y a vingt ans à l’occasion de la sortie confidentielle de Wonderboy, film certes inégal, mais à bien des égards passionnant, comme on va pouvoir s’en rendre compte.
Le texte n’a pas été retouché : il livre, tel quel, un avis strictement contemporain du film.
Ph. R.

Les temps changent. Le cinéma est devenu si minoritaire qu’il en paraît presque anachronique. Le public déserte, les cinéastes abdiquent. Ceux qui se refusent, qui résistent (côté metteur en scène ou spectateur, c’est tout un) sont passés à la clandestinité ; pourra ainsi subsister en quelque catacombe la flamme, fragile et précieuse, de la poésie vivante.
La vision du dernier film de Paul Vecchiali porte à ce genre de réflexions crépusculaires.
Wonderboy est un bien étrange cas de figure. Face à un tel objet, il ne s’agit plus d’évaluer mais de saisir la portée d’un tel geste. Si l’échec est patent, la matière est tant riche qu’elle impose attention. À l’inverse de la plupart des films contemporains qui diluent leurs idées pauvres jusqu’à l’infinitésimal homéopathique, Wonderboy est démesurément gonflé de suc généreux ; à l’image de la coupe croulante de gâteaux du commissaire, ce film hypercalorique surprend, en telle période de disette.
Alors, l’équilibre fait défaut à ce trop-plein de rêves, mais qu’importe pour l’amateur ? Certes le public ne peut être au rendez-vous, mais l’œuvre lance d’autant plus insolemment son énigme.
Un grand film malade : tel est Wonderboy. Vecchiali vient de signer son Lola Montès ; foisonnant, déstructuré, suicidaire. Des arguments objectifs peuvent aider à préciser les contours de ce bizarre objet à la dérive. Tout film racontant d’abord l’histoire de sa production, Wonderboy reflète les conditions calamiteuses de son tournage ; prévu comme film à budget confortable, il dut se réaliser sans les soutiens initiaux, au prix d’acrobaties éprouvantes, douloureuses. Puis le désir de cinéma fut paradoxalement peut-être trop fort, Vecchiali n’ayant pas “retourné cinéma” depuis l’admirable Once more de 1988 (analogie troublante, les deux films portent deux titres ; l’un français, l’autre anglais : Encore / Once More, De sueur et de sang / Wonderboy). Un désir excessif conduit au fiasco : Ophuls énonçait cette règle dans le sketch de La Ronde réunissant Gélin et Darrieux.
Coïncidence, le père du Wonderboy est un impuissant à béquilles, quand une autre figure paternelle du film se voit affublée d’une infirmité plus criante : il sera aveugle ; la mère du commissaire ne vaut guère mieux, sourde et toute secouée de tremblements. Pauvres parents, brisés. Ces détails renvoient au manque majeur de Wonderboy : l’absence problématique de colonne vertébrale, de structure dynamique ordonnatrice.
Pour la première fois, un film de Vecchiali semble n’avancer pas ; d’énergie motrice, point. La greffe qui peut paraître maladroite, d’une voix off tardive et distanciée, rend plus visible encore le défaut structurel, d’autant que le personnage qui la prend en charge ne parvient guère à s’imposer. Dans ces conditions, le public désorienté ne peut suivre. Qu’importe ? (bis).
Le film a les qualités de ses défauts : lent fleuve d’oubli charriant les souvenirs passés et les sensations présentes en d’imposants méandres, Wonderboy finit par fasciner, surprenant toujours, bouleversant parfois. La magie naît du caractère profondément musical du film. Chorégraphie d’une caméra au phrasé sûr, valsant en apesanteur parmi des décors enchantés par une lumière onirique, et virant au plus près d’interprètes souvent inspirés - hormis l’affligeant policier américanisant à outrance, imposé par la défaillante production allemande, l’ensemble est remarquable, depuis le personnage central, à l’angélique innocence, jusqu’aux deux figures féminines antagonistes : la forte-fragile Judith Reval, toute intérieure et surtout la frémissante Fabienne Babe, au vibrato stupéfiant ; décidément l’une des meilleures actrices de sa génération (voir entre autres son travail chez Brisseau, Kahn, Guiguet et Monteiro), Babe est une star authentique, humble et vraie. La musique prend son sens dans le continuum d’une bande son à la densité exceptionnelle : voix travaillées en perspectives inédites, bruits subtils (on n’oublie ni les coups passés au ralenti, ni le grelot métallique du petit moulin d’enfant - peut-être la vérité ultime du film), et musique ivre de lyrisme d’un Roland Vincent en grande forme.
Quant à la surprise, elle naît de l’incroyable liberté narrative du cinéaste.
Puisqu’il n’y a pas de récit réel, Vecchiali s’autorise toutes les inventions pour raccorder les scènes, et même les plans ; souvent des objets peu valorisés sont l’objet de focalisations inattendues (on pense à certaine cigarette se consumant en insert, bref soleil d’une nuit terrible). Ses personnages connaissent aussi de surprenantes mutations. S’il y avait à trouver une cohérence à ces métamorphoses, ce serait du côté du charnel qu’il faudrait aller voir. Vecchiali filme les corps comme personne ; le sensible naît chez lui du physique. Les rares scènes entièrement réussies de Wonderboy sont évidemment les scènes érotiques. Parenthèse atemporelle, l’amour physique prend chez Vecchiali une dimension épiphanique. Ce qui apparaît, en une ferveur quasi religieuse quoique foncièrement matérialiste, est la vérité ultime des êtres, touchée en une ferveur contemplative. La relation est corps à corps, c’est-à-dire "corps à cœur" : le cinéaste filme inlassablement du rapport, réel, entre des êtres de chair et d’âme. Avec, parfois, une tendance sculpturale, voire picturale (le boxeur prend même la pose de l’Olympia de Manet), transcendant la crudité des corps.
Vecchiali est un tendre, qui filme lyrique à sa façon. Ce qui déroute dans Wonderboy est justement l’intensité de l’effusion lyrique. Cinéma effusif jusqu’à l’anarratif : à un certain degré de chaleur émotive, le lien fictionnel fond ; à ce titre, Wonderboy évoque le quatuor de Fauré. Même épure du sentiment, même disparition apparente de la charpente motrice. On savait Vecchiali fauréen, mais à ce point de raffinement ! La prose se dilue en une poésie au lyrisme charnel.
Côté mélancolie, ce film somnambulique inventorie les amours défuntes d’un cinéphile (on n’oubliera pas que Wonderboy est dédié au grand Jean-Louis Chéray).
Il y a Ophuls, pas seulement en raison du fantôme de Lola Montès qui plane sur ce film chaotique. Encore qu’on mettrait en parallèle le jeu furieusement passif du boxeur principal et celui de Martine Carol (de la femme-objet ophulsienne à l’homme-objet vecchialien), et qu’il y aurait plus d’une analogie entre le ring opératique de Wonderboy (rythmé par le dialogue imprévu entre le Choral du Veilleur de Bach et le Gloria de Vivaldi) et le cirque onirique d’un Max Ophuls enfiévré. Mais Ophuls est surtout honoré en un refilmage audacieux de la scène capitale du Plaisir, qui voyait la prostituée saisie par l’hymne à la divinité. Chez Vecchiali, le rouge de la revenante tranche sur le noir de l’assemblée recueillie. Grémillon rôde aussi, dans une blême farandole et surtout dans l’épais tragique de ceux qui, toujours en quête de réconciliation, se trompent provisoirement d’identité, vivant à coté d’eux-mêmes. Bresson est là également, dans le parcours du héros qui ne se libérera qu’en prison (liberté est le dernier mot du film). Plus près de nous, on rencontre Demy, de Lola jusqu’à Une chambre en ville. Et surtout une manière personnelle de revisiter les genres de l’histoire du cinéma, depuis les figures de style du cinéma d’action (surimpressions en rafales) jusqu’au cinéma fantastique (Rudi est Méphistophélès ; la tombe ouverte et le cercueil défoncé plonge le spectateur dans les troubles expressionnistes). Le cinéma français d’avant-guerre se taille la part du lion, avec l’hommage aux studios - voir la rue conviviale ; ce village vivant qu’on sait en sursis, condamné par les promoteurs, c’est le cinéma classique blessé à mort par les “promauteurs” (sic Daney) qui entendent exterminer la poésie. Le violon dans son étui chatoyant est cette perle précieuse qu’il faut sauver, au milieu des pourceaux de l’audiovisuel contemporain.
La référence va jusqu’à l’auto-citation (et l’apparition, visuelle : le cinéaste croise Reval, et sonore : il lance un "Marcel !" au café, tenu par son assistant).
Bien des personnages renvoient à son propre cinéma : Denise Farchy, Béatrice Bruno, et bien sûr Nicolas Silberg (royal en son "moi de viande").
Même l’itinéraire théâtral est évoqué, avec un "Revoir la mer" qui évoque phonétiquement la première mise en scène de l’auteur.
Fait nouveau, Vecchiali rend compte de son itinéraire télévisuel.
Le grand décor (complexe cour-rue-square) n’est autre que celui de En cas de bonheur, son soap pour TF1.
Kader Boukhanef et Judith Reval sortent de Sanguine et Rudiger Vögler de Point d’orgue. Les décors industriels ont été testés dans Sanguine ; du même beau téléfilm vient l’enfance ordonnatrice, avec le garçon au jouet qui reprend Mirabelle. Enfin le chat de l’héroïne, et plus encore la musique tendue surgissent de L’Impure, autre somptueux téléfilm.
La leçon réconfortante d’une telle entreprise est que l’art peut encore demeurer une question d’artisanat, c’est-à-dire d’humanité. Subversif jusqu’en son langage cinématographique, Vecchiali bricole les codes de représentation ; il substitue ainsi au happy end courant une sorte de happy end sexuel du plus bel effet, en plein commissariat. De manière plus générale, l’affectif n’occulte jamais, chez Vecchiali, la dimension mentale, abstraite, de son cinéma ; la théorie est intimement liée à la pratique. On pourra repérer à cet égard l’allure allégorique de la plupart des protagonistes de cette fausse intrigue, et surtout le statut très particulier réservé à l’image photographique. Jamais Vecchiali n’avait poussé aussi loin sa mise en jeu du cliché, au double sens de lieu commun et d’icône. Dans son film, la photo est à la fois ce qui fige un imaginaire collectif (le poncif) et ce qui déclenche une rêverie personnelle (image d’un culte privé). De plus, la photo est toujours en noir et blanc, ce qui mène au dialogue entre le temps et l’éternité ; la photographie n’échappe d’abord à la durée que pour mieux exister, après coup, dans un temps reconquis par son spectateur. Cette dimension d’un “temps retrouvé” permet de suggérer l’essentiel de ce cinéma, qui est travail d’une enfance jamais conclue. Wonderboy est conte de fée réinventant l’enfance, sans crainte d’anachronisme. Une tentative n’oubliant pas même l’humour (idée cocasse qu’un fer à repasser en guise de violon du pauvre). Tentative sérieuse, surtout, d’un cinéaste qui n’hésite pas à se placer en porte-à-faux, et qui pratique, bien mieux que beaucoup d’autres, la "résistance active", celle-là même prônée par un graffiti sur le décor du film.

Philippe Roger
Jeune Cinéma en ligne directe

De sueur et de sang (Wonderboy). Réal : Paul Vecchiali ; adaptation et dialogues : Frederick Leroy et P.V. ; phot : Georges Strouvé ; mu : Roland Vincent. Int : Fabienne Babe, Sam Djob, Kader Boukhanef, Rüdiger Vogler, Jonathan Kinsler, Jacques Martial, Judith Reval, Jean-Marc Thibault (France, 1994, 117 mn).

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