par Lucien Logette
Jeune Cinéma en ligne directe.
On a appris, hier, la mort de Pierre Cottrell, le 23 juillet 2015.
Son nom ne dira rien, sinon aux amateurs de films américains en VO dont il fut, souvent associé à Bernard Eisenschitz, un des sous-titreurs les plus pertinents et les plus exigeants. Lorsqu’apparaissait au générique la mention "traduction de Cottrell-Eisenschitz", on pouvait être certain et de la qualité de cette traduction et de celle du film, car on ne faisait pas appel à eux pour du tout-venant.
Sa connaissance de l’anglais - de l’américain, plutôt -, c’est sur le terrain qu’il l’a forgée, quittant Paris au tout début des années 60, pour New York et le Village, où il fréquenta tout ce qui était fréquentable dans la contre-culture de ce temps, du jeune Dylan aux frères Mekas. Il fut assistant sur The Brig, en 1964, et à la Factory de Warhol.
Ce voyage d’apprentissage laissa des traces : rarement itinéraire fut aussi peu carriériste que celui de Cottrell, entièrement gouverné par l’impulsion et le coup de cœur.
De retour à Paris, il participe à la fondation des Films du Losange de Barbet Schroeder, produit More, quelques films de Rohmer ( Ma nuit chez Maud, Le Genou de Claire, L’Amour l’après-midi ).
Il produit aussi - coup de génie aventureux - La Maman et la Putain de Jean Eustache, qu’il complétera avec Mes petites amoureuses.
Puis, il retourne aux États-Unis, vers la Californie cette fois-ci, et entre, toujours comme producteur, dans l’usine Roger Corman.
Serge Toubiana, lors de l’hommage de la Cinémathèque (1) en 2011, le présentera comme "homme à tout faire".
Son nom apparaît seulement au générique de Saint Jack (1979) de Peter Bogdanovich, mais il a travaillé, "uncredited", avec la deuxième génération des "bébés Corman" : Joe Dante, Jonathan Demme ou Paul Bartel.
Ce qui ne l’empêche pas, en parallèle, de produire, en 1979, Wim Wenders et son extraordinaire faux-vrai documentaire Nick’s Movie, chant d’adieu à Nicholas Ray, où il apparaît de temps à autre. Et tout à la fin de l’extrait ci-dessous.
Après L’État des choses, avec Wenders de nouveau (1982), il change d’activité et devient sous-titreur.
Reconnaissons que les films qu’il a produits, aussi importants soient-ils, n’ont pas vraiment été des succès au box-office. Ce n’est que tardivement que les films d’Eustache sont devenus des repères historiques.
Et si l’on ajoute Vincent mit l’âne dans un pré, premier film de Pierre Zucca (1975) et Le Territoire de Raul Ruiz (1979) (2), on obtient une filmographie cottrellienne sans faille, mais peu propice à l’enrichissement de son promoteur.
Il ne reviendra à la production que vingt ans plus tard, avec La Petite Marchande de roses de Victor Gaviria (1998), que l’on ne connaît pas, et L’Anglaise et le Duc de Rohmer (2001), que l’on connaît un peu mieux.
Le site IMDB complète la liste par un titre : Shah Bob de Babak Shatrian (2015), dont on ne sait rien - ultime coup de cœur de Cottrell ?
Il fut avant tout un personnage remarquable, esprit libre et insaisissable, promeneur du 14e arrondissement, où on pouvait le voir surgir au hasard, sortant du club d’échecs du café afghan à deux pas de chez lui, ou chinant place Jacques Demy les jours de brocante de livres.
À 15 ans, il ressemblait à Alfred E. Neuman, la mascotte à la bouille ronde et réjouie du magazine américain Mad, dont les lycéens avertis se pourléchaient alors.
Il était étonnant de drôlerie et d’intelligence, une intelligence décalée qui n’était pas encore très partagée en 1960.
C’est lui qui nous a montré - époque héroïque - le chemin de la Cinémathèque de la rue d’Ulm et celui de la librairie La joie de lire - de quoi faire basculer définitivement le paysage.
Qu’il en soit éternellement remercié.
Lucien Logette
Jeune Cinéma en ligne directe (juillet 2015)
PS. On trouve une photo récente de lui sur le site du Club Skorecki.
1. Hommage à Pierre Cottrell (22 juin-10 juillet 2011), Cinémathèque française.
2. On peut voir Le Territoire de Ruiz sur Internet.