Berlin, février 2011, 61e édition
par Heike Hurst
Jeune Cinéma 336-337, printemps 2011
1. La compétition officielle
2. Le Forum
3. La rétrospective Shibuya Minoru
À l’ouverture du Festival, Isabella Rossellini, présidente du jury, lisait une lettre de Jafar Panahi : "On m’a condamné à 20 ans de silence. Dans mes rêves, je crie très fort pour qu’un temps arrive où nous nous tolérions mutuellement et où nous respecterons la différence de nos opinions…".
Le jour anniversaire de la révolution islamique, le 11 février 2011, une partie de la presse quotidienne berlinoise avait coloré ses pages en vert, couleur des manifestants réprimés à Téhéran. Berlin reste mobilisé et les manifestations de solidarité continueront.
Alexander Kluge proposait de mettre en commun nos pages web pour servir de relais et pour faire circuler l’information.
Le festival dans sa totalité s’est déroulé sous le signe de la résistance aux sanctions prononcées contre Jafar Panahi et Mohammad Rasoulof (1).
Dès l’ouverture, comme à Cannes 2010, la chaise inoccupée de Panahi (il devait faire partie du jury) était sur scène et a été ramenée au même endroit à la soirée de clôture. Depuis, une autre chaise vide à son nom a été mise sur la scène du Châtelet à Paris pendant la distribution des Césars, et la Cinémathèque montre un de ses films tous les soirs à 18 heures.
L’attribution de l’Ours d’or à Jodaeiye Nader az Simin (Nader et Simin, une séparation) d’Asghar Farhadi qui se double d’un prix d’interprétation pour toutes les actrices et tous les acteurs du film, est un signe politique fort, même si certains vont dire que la victoire d’un film iranien dans ce contexte, c’est le comble de l’opportunisme.
Ce film sensible est l’histoire complexe d’un divorce. Le mari ne peut abandonner son propre père souffrant de la maladie d’Alzheimer, mais voudrait s’occuper de sa fille, encore lycéenne. Une femme du peuple, embauchée pour soigner le vieux père, donne une leçon de dignité à cette classe moyenne arrogante qui pense que tout leur est dû parce qu’elle a de l’argent. Elle insiste avec force sur la question de l’argent, compte tenu des problèmes religieux que ce travail lui pose. Elle appellera une hotline pour s’informer si elle ne commet pas un péché en lavant le vieux monsieur… ainsi chaque question entraîne une autre. La loi est une loi au-dessus des querelles de personne et se double des lois non écrites, intériorisées par les gens. Je ne parle pas de la charia, mais de la dignité des personnes qui n’admettent pas d’être bafouée. Un film d’une intelligence époustouflante.
Farhadi nous avait habitués à des récits où les caractères se dévoilent, se crispent et se révèlent par leurs actions et leur parole : À propos d’Elly posait déjà les mêmes questions avec finesse. La différence de classe n’est pas escamotée, tout au contraire. L’assurance factice, basée sur l’argent, est stipulée. Les gens du peuple ont une éthique plus développé que leurs employeurs. Peu de films posaient ainsi avec conviction des questions à la fois candides et essentielles pour les personnes concernées, pour nous aussi.
El premio (Le Prix), de Paula Markovitch.
Le film commence par les pas de plus en plus hésitants d’une petite fille sur une grande plage déserte. La petite Ceci (Paula Galinelli Hertzog) ne peut pas avancer parce qu’elle a des patins à roulettes aux pieds. Elle a échappé avec sa mère aux soldats de la junte.
Récit autobiographique d’une enfance sous la dictature en Argentine, le film fait une grande place à la nature sauvage et à la solitude de ces deux personnes, échouées là comme du bois mort sur une plage. La mère et sa fille s’installent dans une baraque abandonnée en attendant de savoir ce qui est arrivé au père de la petite fille. Elles enterrent leurs livres dans le sable. Mais la mer déchaînée les fait flotter sur l’eau. Leurs pauvres emballages n’ont pas résisté. La petite fille veut aller à l’école et ne doit rien dire sur le pourquoi de leur présence à cet endroit. Alors qu’elles sont en fuite, la petite veut à tout prix aller chercher son prix. La mère et l’institutrice empêchent la persécution que signifierait la découverte de leur histoire.
La scène de départ de The Future de Miranda July (2011) est délicieuse : un garçon et une fille se font face, allongés sur un canapé, pieds et jambes enlacés, chacun avec son ordinateur sur les genoux, négociant des petits boulots comme Internet les propose. Mais, trêve d’idylle : ils ont adopté un chat, encore dans un refuge de la SPA, où il est soigné. Ils savent que, lorsqu’ils pourront le récupérer, il n’aura plus que quelques mois à vivre. Mais ils apprennent que ce n’est pas le cas : le chat pourra vivre encore des années, nouvelle crée la panique chez ces trentenaires tranquilles. Ainsi, leur vie va être réglée par ce qui arrivera au chat ? S’il leur reste à vivre leur vie la plus libre avant l’arrivée du chat, alors il faut commencer tout de suite. Ils arrêtent leur abonnement Internet, expérimentent un travail nouveau, créatif, sortent, se laissent emporter par les envies du moment, arrêtent de planifier, changent radicalement de vie. Mais ce chat va aussi changer de vie en venant chez eux : il parle. On n’entend pas seulement les deux jeunes mariés discuter de leur vie future, le chat aussi réfléchit à ses activités futures avec ces deux personnes qu’il n’a pas choisies, mais qu’on lui impose. The future est un film charmant, à la fois profond et superficiel. L’élément absurde et ludique, dominante de Toi, moi et tous les autres, le film précédent de Miranda July, est ici réduit et sacrifié aux rebondissements du récit. Mais l’ensemble est une réflexion plaisante et drôle sur les fantaisie de la vie.
Schlafkrankheit (La Maladie du sommeil) d’Ulrich Köhler.
Ce troisième film du réalisateur, après Bungalow et Montag, fait le procès d’une certaine aide aux pays en voie de développement, de l’OMS et des ONG, des gens qui y vont, de ceux qui y restent et qui succombent, comme des drogués, à la tentation et aux mystères de l’Afrique ; ils ne pourront plus jamais repartir.
Des situations, comiques et graves à la fois, reflètent la trajectoire du réalisateur et son expérience. Ses parents habitaient le Cameroun, étaient coopérants quand il était enfant. Le néocolonialisme est pointé du doigt. La corruption et les arrangements avec les crédits de développement font partie intégrante de cette histoire d’abord personnelle. L’hippopotame, qui sort de la jungle et va tout droit dans l’eau, signe la fin d’une époque et l’heure des choix pour les individus. Belle métaphore pour nous autres qui ne savons pas toujours où nous mettons les pieds. (Prix de la mise en scène)
Wer, wenn nicht wir (Qui d’autre que nous) d’Andres Veiel.
Veiel a été jusqu’ici un documentariste inspiré et reconnu pour avoir creusé le mal-être d’une société qui n’a toujours pas fait son deuil du passé. Son premier film de fiction cherche à mettre en lumière les moments de choix dans nos existences, ces instants où tout peut basculer.
Il consacre son premier film de fiction à un moment mal connu de l’histoire de l’Allemagne récente : qui était Gudrun Ensslin avant de rencontrer Baader et avant de s’engager dans la Fraction Armée Rouge ? Qui était Bernard Vesper, son compagnon, écrivain et auteur du livre Die Reise (Le Voyage) et pourquoi se suicide-t-il ? Les deux étaient de milieux fort différents et fort semblables. Ensslin reproche à son père pasteur d’avoir su et de n’avoir rien fait. Le père de Vesper publiait sous le nazisme une littérature exaltant "la terre et le sang". L’auteur a mené des recherches sur tout ce qui précède la création de la RAF et ce qui motive l’émergence des mouvements d’après 68. Nous regardons un miroir de notre vécu et de ses effets dramatiques sur plusieurs générations. (Prix Alfred Bauer, doté pour aider la jeune création)
L’événement-phare de cette Berlinale était la projection de plusieurs films en 3-D.
Nous pouvions voir les différences de qualité et de réalisation dans une technique pas encore parfaitement maîtrisée.
Les Contes de la nuit de Michel Ocelot, au meilleur de sa forme, touche à la poésie pure, servie par le raffinement des couleurs, la beauté des dessins et le merveilleux des contes où humains et animaux sont représentés par des silhouettes découpées.
Rendre aux danseurs leur corps en trois dimensions, tel était l’enjeu que Wim Wenders s’était fixé pour réaliser Pina, son film sur Pina Bausch.
Pendant deux ans, il a suivi les progrès accomplis de la 3-D pour réussir son pari : filmer l’infilmable, à savoir les corps des danseurs en mouvement et l’espace de la scène en trois dimensions.
Son film, consacré à la chorégraphe de Wuppertal et aux danseurs du Tanztheater de Wuppertal, est à la fois monument au souvenir et un hommage appuyé à une disparue. La vraie surprise du film est qu’il réussit à donner un visage à tous ces danseurs. Il les filme, statiques et muets, nous faisant face. Leurs voix, qu’on entend ensuite, témoignent de ces années de travail avec Pina Bausch, maîtresse femme et danseuse de génie.
L’ensemble va perpétuer ses créations emblématiques : Sacre du printemps, Café Müller, Vollmond et Kontakthof. Wenders montre des extraits signifiants de Kontakthof dans ses trois versions, la version d’origine, celle avec les vieux ‘Messieurs-Dames de plus de 65 ans’ et finalement celle dansée par des très jeunes gens, dernier travail que Pina a encore pu superviser, Rêves dansés (Tanzträume), toujours à l’affiche à Paris. Il est très surprenant de voir les danseurs se déployer dans l’espace d’une ville étriquée comme Wuppertal.
La Grotte des rêves oubliés de Werner Herzog a réussi à convaincre les scientifiques réticents de filmer en 3-D à l’intérieur de la grotte Chauvet, en Ardèche. 30 000 ans d’histoire - difficile à imaginer un lieu plus étroit : les murs et leurs inclinaisons, leurs failles et leurs protubérances étaient impossibles à représenter sans leur voler leur plasticité.
Herzog disposait d’une heure. Il se sert d’une petite caméra, car l’accès aux grottes est très étroit et strictement réglementé, même pour les scientifiques. Son commentaire, à la fois enthousiaste et philosophique, est contagieux. Sa mission, comme il dit, était d’amener le public dans la grotte, là où il ne pourra jamais entrer pour voir ces merveilles : les murs sont d’une blancheur immaculée, les dessins d’une fraîcheur intacte, les animaux dessinés avec précision. La seule note comique reste la voix du réalisateur qui parle anglais avec l’accent bavarois. Puisque Herzog sacralise tout, les sceptiques pourront toujours ironiser.
Sans ironie, car déjà pris dans la folie, Nietzsche aurait embrassé un cheval que l’on martyrisait sous ses yeux à Turin : A Torinoi lo (Le Cheval de Turin) de Béla Tarr est beau, sérieux, mais assez répétitif.
Sur son pays, la Hongrie, passée à droite, il dit "Le gouvernement doit partir, pas moi !". Il a pu partir avec le grand prix du Jury.
L’événement de cette 41e édition du Forum du jeune cinéma était incontestablement les trois films qui composent Dreileben (Trois Vies) qui ravivait toute la discussion sur le cinéma allemand récent baptisé "École de Berlin" (1) :
* Etwas besseres als den Tod …(Quelque chose de meilleur que la mort…), de Christian Petzold.
Une brève histoire d’amour, une rencontre entre un jeune effectuant son service civil dans une clinique et une jeune femme d’origine étrangère qui était la fille attitrée du chef d’une bande de motards.
* Komm mir nicht nach (Ne me suis pas) de Dominik Graf.
Des copines se retrouvent par hasard dans la même localité. L’une a épousé un écrivain à succès, l’autre, commissaire enquêtant sur l’évasion du criminel, s’invite chez eux, car les hôtels sont pleins dans la région.
* Eine Minute Dunkel (Une minute d’obscurité) de Christoph Hochhäusler.
Un vrai thriller autour d’une problématique passionnante - celui qu’on poursuit en tant que criminel finit par le devenir.
À la conférence de presse qui réunissait les trois réalisateurs, on apprenait qu’ils avaient décidé en commun le sujet des trois films, et l’ordre dans lequel ils allaient s’enchaîner, même si chacun peut exister indépendamment des autres.
Ces trois films sont nés d’une discussion débutée en 2008, par des mails échangés sur l’état des choses du cinéma allemand et sur leur désir de renouveler le film de genre (2).
Après deux mois de correspondance, ils se rencontrent, passent deux journées ensemble et se mettent d’accord sur l’histoire (un criminel recherché par la police s’échappe), sur le lieu, une petite ville en Thuringe et la durée, 90 min.
Unité de lieu et de temps donc, que chacun traitera à sa façon, avec son esthétique et selon un point de vue différent. Certains plans seront communs aux trois films. Aux spectateurs de s’exercer dans un jeu plaisant et stimulant pour découvrir lesquels, exercice que les films ordinaires ne demandent que trop rarement à leurs spectateurs.
L’idée n’est pas nouvelle : la trilogie de Lucas Belvaux pratiquait ce découpage où des plans pris dans les trois film sont intégrés à d’autres, à la perfection. Mais jamais encore trois auteurs différents n’avaient tenté cette aventure.
Mais à part l’évidence de cette trilogie, le Forum participait cette année au manque de clarté éditoriale qui, à Berlin, caractérise de plus en plus les sections parallèles.
Les Mains libres de Brigitte Sy est un film magnifique sur la prison, mais il est déjà sorti en France. Un film ne peut être dans une section même parallèle d’un grand festival, s’il est déjà sorti ailleurs.
Tradition oblige, certains auteurs du Forum étaient à nouveau présents avec un film :
Heinz Emigholz, avec Eine Serie von Gedanken ( Une série de pensées ), des brèves de la culture universelle.
James Benning, avec Twenty Cigarettes ( Vingt cigarettes ) découvre en revanche un genre qu’il n’a pas encore pratiqué. Il se filme lui-même, ainsi que dix-neuf autres, en train de fumer une cigarette, de la première à la dernière bouffée. On apprend que fumer est une expérience contradictoire et ambivalente, peut-être même une provocation aujourd’hui.
Il y avait toutefois un grand choix de films de fiction avec quelques pépites.
E-Love d’Anne Villacèque, grand film au petit budget arraché à la télévision, film a été coécrit avec Sophie Fillières, d’après une nouvelle de Dominique Baqué.
Entièrement porté par l’interprétation brillante, bouleversante, exceptionnelle, d’Anne Consigny, le film raconte les amours de Paule Zachmann, épouse délaissée, ses rencontres avec des hommes qu’elle pioche sur un site Internet avec photos, mais sous des faux noms. Elle n’est pas seulement très belle, très désirable, elle est aussi très attachante quand elle commet des actes manqués : donner le même rendez-vous à deux hommes différents. Finalement, c’est le cinéma qui va lui donner les émotions qu’elle cherchait à vivre dans ces rencontres anonymes. "Je me suis fait insulter trois fois, humilier quatre fois et jamais je me suis sentie acceptée dans ce que je suis…"
De Engel van Doel ( L’ange de Doel ) de Tom Fassaert, est un documentaire sur la mort lente d’une ville, Doel, un polder gagné sur la mer, qui au bout de deux siècles, ans doit être immergé à cause de l’extension du port d’Anvers. Une vieille dame, la grand-mère du réalisateur, résiste. Tantôt épouvantail tantôt dame élégante pour rendre visite au maire afin qu’il change ses décisions, elle est émouvante dans sa fidélité à ses poules et ses chats et n’arrive pas à se chercher une maison ailleurs quand il est encore temps.
Viva Riva ! de Djo Tunda Wa Munga (Congo, France, Belgique), aux antipodes du documentaire en noir et blanc, contemplatif et mélancolique sur Doel, déborde d’énergie et de couleurs.
Riva a travaillé en Angola, voudrait revoir sa mère et lui donner de l’argent pour qu’elle soit fière de lui. En fait, l’exploitation dont il était l’objet a détruit sa conscience et son seul but est de s’éclater et de participer enfin aux menus trafics de ses patrons. L’argent gagné ainsi va sceller son destin, et ses combines pour s’approprier le contrôle du trafic de fuel et de l’essence vont échouer.
Riva ne vivra pas, mais les enfants de la rue vont peut-être tirer une leçon de ce carnage et continuer à grandir en évitant les dérapages criminels des adultes. Swans de Hugo Vieira da Silva, hypnotise assez vite.
L’ennui, c’est que l’histoire que le film veut raconter malgré tout ne nous parle pas, alors que le dispositif esthétique aurait suffi à retenir notre attention. Une mère mourante, le père et le fils, accourus à son chevet, l’entourent à leur façon. Le désespoir de leur impuissance les gagne, les éloignant l’un de l’autre pour mieux les rapprocher.
Certaines projections nous ont abîmé les rétines.
Par bonheur, la possibilité de voir tous les films importants d’un des cinéastes japonais contemporains de Gosho et d’Ozu a ravivé notre amour pour le grand écran, le noir et blanc et les visages d’acteurs qui se fondent dans l’incarnation d’une comédie humaine sans âge : la rétrospective consacrée à Shibuya Minoru a tenu toutes ses promesses.
Heike Hurst
Jeune Cinéma 336-337, printemps 2011
1. Panahi et Rasoulof sont condamnés à six ans de prison ferme et à vingt ans d’interdiction de créer, assortis d’une interdiction de quitter le territoire - pour un film qu’ils n’ont pas encore tourné qui devait parler des manifestations réprimées à Téhéran.
2. L’École de Berlin est accusée, selon les trois cinéastes, de se caractériser par la lenteur, l’absence de dialogues, le refus de la dispute amoureuse ou des conflits, une profondeur bien cachée, l’angoisse existentielle, aucun sens de la comédie et un ancrage dans le réel pas toujours visible…
3. Leur correspondance remplit un numéro de la revue Revolver, fondée par Heisenberg (Schläfer et Räuber (Le braqueur) et Hochhäusler, et vaguement inspirée par les Cahiers du Cinéma et Trafic.