par Sol O’Brien
Jeune Cinéma en ligne directe
Sortie le mercredi 9 septembre 2015
Voilà encore un thriller psychologique.
À dire vrai, c’est notre sous-genre préféré, lui qui échappe au genre générique et à son agitation habituelle (qui a culminé, disons, dans les ’80 américaines) : pas forcément de meurtres originaux, ni de poursuites en grosses bagnoles, aucune autre obligation que la bonne tenue d’un engrenage.
En cela, par-dessus les siècles, le thriller psychologique réussi est l’équivalent profane de la tragédie grecque sacrée.
Ingrédients de la tragédie : héros, péripéties, catastrophe.
Résultats de la tragédie : peur, pitié, hypothèse de catharsis.
Ingrédients du thriller : héros, obstacles, suspense.
Résultats du thriller : frissons, inquiétude, soulagement éphémère.
Dans les deux cas, ça doit se terminer mal, ou alors il s’agit d’une œuvre bâtarde. La fin pourrait même être un des critères de tri et de sélection du genre.
Inutile d’épiloguer sur la déchéance historique de cette métamorphose : la terreur sacrée devenant petit frisson.
Ni sur l’intervention - ou pas - des dieux-diables pervers et des chœurs innocents-spectateurs.
Au 20e siècle, le destin a pris un pseudo, il est devenu l’inconscient.
On n’a pas, pour autant, mieux compris ce paradoxe : quand les dieux nous lâchent, c’est là qu’on se sent à la fois le plus libre et le plus impuissant.
Dans Au plus près du soleil, (1) la critique éclairée et unanime a reconnu le couple thriller-tragédie. Sans pour autant apprécier le résultat tant que ça.
Ce film, pourtant, est très remarquable.
Il est toujours ridicule et fort prétentieux de parler de "chef d’œuvre" à propos d’un livre ou d’un film qui vient de sortir, et seule la patine du temps l’autorise.
Sauf à situer le mot dans l’humble univers du compagnonnage, c’est-à-dire après sept ans d’apprentissage et le Tour de France achevé (2).
Pour Au plus près du soleil, après Le Colonel Chabert (1994), Un air si pur (1997) et Les Âmes grises (2004), on est tenté d’imposer le mot, dans son acception non-hystérique.
Car, ce film, on le suit avec une attention constamment soutenue, et un malaise croissant devant la situation qui, peu à peu, sous nos yeux, se construit. Question "malaise", on pense d’ailleurs à Dominik Moll et son "Harry qui nous voulait tant de bien". Ces deux arguments pourraient suffire à l’honorer : un mélodrame réussi est celui qui nous fait pleurer, un thriller réussi est celui qui nous fait frissonner.
Il y a pourtant une dimension supplémentaire, et il semble que ce thriller émarge complètement au compte de la tragédie : moderne et pourtant constituée des mêmes ingrédients traditionnels bien connus des hellénistes (3).
Le scénario est extrêmement bien bâti.
Il parvient à justifier la coïncidence originelle (la rencontre entre mère adoptive et mère biologique), il fait accepter l’improbable redouté (l’Œdipe) et il enchaîne les personnages dans une machinerie fatale dont le ressort est le mensonge. Ils s’y sont mis à trois, Yves Angelo, François Dupeyron et Gilles Legrand, mais le résultat en vaut la peine. C’est aussi fort que certains romans de Simenon (les noirs, ceux "du Destin").
Voilà pour la "fable", point capital.
Le choix systématique du gros plan (ou du plan rapproché) accentue la sensation d’emprisonnement des personnages, sans que l’on ait l’impression d’un procédé formel. Il s’agit bien au contraire d’un élément de sens et de positionnement. Dans l’histoire, la ville et la mer - bref le chœur, le collectif de la tragédie antique - sont éludées au profit de cette putain de "psychologie des profondeurs" qui manipule les personnages, devenue aussi impossible à ignorer qu’à expliciter.
Voilà pour le "destin" new look.
La direction d’acteurs. Sylvie Testud impeccable comme toujours, Grégory Gadebois de plus en plus massif, extérieurement et intérieurement, et cette inconnue, Mathilde Bisson, mixte de Mathilde Seigner et de Vahina Giocante, qui explose tout du long.
Voilà pour les "personnages" et la fameuse "diction" des Grecs.
Pour finir, à la place de la "catastrophe", Yves Angelo nous offre un temps cyclique avec une épanadiplose - ce qui revient au même : le film commence et s’achève sur le même plan.
Tant il est vrai que le pire - l’enfer - de l’humanité, toutes sociétés et humains confondus, serait le renoncement aux idées magiques génératrices d’espoir : le progrès, la dialectique, la catharsis en somme.
Sol O’Brien
Jeune Cinéma en ligne directe (septembre 2015)
1. Le titre évoque évidemment Icare, qui se brûle les ailes.
2. Yves Angelo fut directeur de la photo des plus grands : Alain Corneau, Chris Marker, Jacques Deray, François Dupeyron, Claude Miller, Claude Sautet…
3. Cf. la tragédie grecque pour les débutants.
Au plus près du soleil. Réal : Yves Angelo ; sc : Y.A., François Dupeyron et Gilles Legrand ; ph : Pierre-Hugues Galien ; mont : Fabrice Rouaud. Int : Sylvie Testud, Grégory Gadebois, Mathilde Bisson, Zacharie Chasseriaud (France, 2015, 94 mn).