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Betbeder, Sébastien (né en 1975) (e)
Entretien avec Gisèle Breteau Skira (2013)
publié le dimanche 15 décembre 2013

Rencontre avec Sébastien Betbeder
à propos de 2 automnes, 3 hivers (2013)

Jeune Cinéma n°356, décembre 2013


 


Arman (Vincent Macaigne) veut changer de vie, il rencontre Amélie (Maud Wyler) dont il tombe amoureux. Benjamin (Bastien Bouillon) le meilleur ami d’Arman se retrouve à l’hôpital après un AVC, c’est là qu’il croise Katia (Audrey Bastien) ; Lucie (Pauline Étienne) la sœur de Benjamin, communique avec les êtres par la pensée. Ensemble ou séparément, chacun vit des histoires d’amour et de souffrance et appréhende le lendemain.
Après Nuage et Les Nuits avec Théodore, Sébastien Betbeder signe un film très inventif et d’une perfection stylistique et formelle remarquable.
2 Automnes 3 hivers, constitué de plans face caméra montés avec des actions vécues au présent, use de l’esthétique du collage par la multiplicité des moyens du cinéma mais aussi des arts plastiques. Il confronte avec beaucoup d’aisance et de charme, la peinture, la photographie, la vidéo expérimentale et le cinéma. L’histoire des personnages est savoureuse, les monologues sont spirituels, comiques, tendres, parfois désespérés. Au cours de la narration, se crée un rapport presque amical entre spectateur et comédiens, chacun se livre à des confidences intimes, les visages sont devenus familiers.
2 Automnes 3 hivers renoue avec l’esprit du cinéma de Éric Rohmer mêlé à celui de Eugène Green, porté par la voix mélancolique de Vincent Macaigne.

G.B.S.


 


Jeune Cinéma : D’où vient le titre de votre film ?

Sébastien Betbeder : C’est le titre de travail que j’ai toujours gardé. Le projet était de traiter de la vie de quatre personnages sur un laps de temps correspondant à trois années. Je voulais renoncer aux saisons d’été pour choisir celles qui sont le moins lumineuses. De plus, le titre 2 Automnes, 3 hivers créait une ambiguïté que j’aimais bien, l’idée notamment de bouleverser l’ordre établi du début de l’action. Une histoire peut commencer en hiver et se terminer deux ans plus tard à l’automne.

J.C. : Vous aviez l’intention de donner une couleur un peu sombre au film ?

S.B. : Oui. D’ailleurs il y a beaucoup de références météorologiques, en analogie avec les sentiments des personnages. J’ai choisi le parti pris très subjectif que les enjeux les plus importants d’une histoire d’amour se passent dans ces saisons-là. Et puis elles s’opposent aux saisons estivales qui me semblent moins propices à l’introspection.

J.C. : Depuis votre premier long métrage Nuage, vous fabriquez autre chose avec le cinéma, qui engage à la fois la photo, la peinture, le cinéma. C’est une idée qui vous est très personnelle de travailler. D’où cela vient-il ?

S.B. : De ma culture, de mon goût pour les arts plastiques, j’ai commencé à avoir l’ambition de "faire de l’art" assez tôt. Je n’ai pas voulu être peintre, mais je me suis toujours nourri de manière très forte des arts plastiques et de la peinture en particulier. Et chaque fois que je commence un film, il me semble indispensable que cela soit un pari audacieux dans la forme. J’ai beaucoup de mal à envisager un projet de cinéma qui ne serait basé que sur la simple chronologie, j’ai toujours envie de déstructurer le mode de narration classique du scénario. Au début, je me suis imposé une rigueur en écrivant sans penser au devenir cinéma de l’objet que je fabriquais. Cela m’a offert des libertés que je n’aurais pas eues si j’avais écrit un scénario traditionnel. Le monologue de départ s’est transformé en six monologues, et c’est au fur et à mesure que se sont posées des questions de mise en scène. Si j’avais pensé à toutes les embûches induites, je n’aurais peut-être pas eu le courage de me lancer.

J.C. : Quels ont été les problèmes ?

S.B. : Le problème essentiel a été la question du rythme. Ce film repose essentiellement sur les monologues et le face caméra, deux éléments de mise en scène qui, sur la durée au cinéma, sont les plus difficiles à tenir. Des six monologues sans séquencier, il fallait réussir à extraire des scènes de jeux, des scènes in situ, pas forcément écrites ni scénarisées jusqu’à quelques jours avant le tournage.

J.C. : Les plans face caméra des différents acteurs, sont-ils pour vous plus proche du cinéma de Andy Warhol ou de celui de Eugène Green ?

S.B. : Ce sont deux références qui me plaisent. Je pense à Eugène Green, à ce qu’il dit de la place de la caméra dans les champs-contrechamps, comment elle intervient au milieu de l’échange entre deux comédiens, comment elle restitue la présence des êtres. C’est vrai que j’ai pensé à son cinéma en faisant ce film, dans cette ambition de créer un espace entre le personnage et le spectateur. Et Warhol, oui bien sûr, pour l’utilisation de la durée et de l’épuisement d’un plan.

J.C. : Warhol aussi à cause du fond invariable bien souvent, montrant à l’inverse de lui, le visage où passe le temps.


 

S.B. : On a commencé le tournage avec les monologues, même les scènes in situ existaient sous cette forme. Après j’ai gommé des pans entiers de ces voix pour faire advenir les scènes in situ. Chaque comédien livrait son monologue dans un studio devant un fond vert. Ces premières journées de tournage ont été pour moi une expérience exigeant une concentration intense. Tout passe sur un visage, mais il suffit d’un simple contresens pour détruire la logique du personnage. Il fallait respecter le sens d’un texte très écrit, tout en laissant au comédien la possibilité de livrer une part de lui-même.

JC : Votre film est-il une sorte de journal filmé ?

S.B. : Oui, on peut dire ça. Il y a beaucoup de choses qui me concernent ou concernent aussi certains de mes proches. Tout ce qui est dans le film a une source personnelle, parfois minuscule, mais par des arborescences cela devient autre chose. Ce projet représente quinze ans de ma vie et ce n’est pourtant pas un film autobiographique, c’est cependant la première fois que je réalise un film qui puise autant dans des choses vécues.


 

JC : Comment faites-vous pour allier le comique et la mélancolie profonde avec autant d’harmonie ?

S.B. : Comme dans la vie, j’aime désamorcer. Mes personnages vivent dans une époque de désarroi et pourtant ces personnages sont toujours debout, comme le suggère la chanson de Bertrand Betsch qui clôt le film. Alterner l’AVC de Bastien avec une anecdote sur Koh Lanta, c’est une question de rythmique et c’est aussi pour moi une volonté de ne pas laisser à la mélancolie de temps de s’installer.

J.C. : Quelle importance donnez-vous aux citations dans votre film ?

SB : J’avais envie de parler de personnages qui me ressemblent et ressemblent à mes amis, à mes proches. Le cinéma, le théâtre, la musique, font partie de ma vie. Je voulais que ces références aient leur juste place dans le récit. J’aurais trouvé absurde de m’en priver. Je voulais que l’on puisse passer d’une nature d’images à une autre, d’extraits de films à d’autres extraits visuels. Faire dire à un personnage qu’il a été bouleversé par Joy Division évite les longs discours psychologiques et cela dit énormément sur le personnage.

J.C. : Faites vous une hiérarchie des genres, par exemple lorsque vous introduisez un extrait de film de Alain Tanner, ou une peinture de Munch ?

S.B. : Non, je ne crois pas. Je me souviens qu’aux Beaux-Arts, j’avais lu L’Impureté de Guy Scarpeta, qui parlait de cette capacité à aimer à la fois Johnny Hallyday et Marcel Duchamp, cela m’avait beaucoup marqué, je me sens comme ça, je peux aimer les choses très populaires, et être bouleversé par une peinture de Rothko. Les juxtaposer permet aussi de parler d’un tout qui est l’expérience intime d’un spectateur face à une œuvre.

J.C. : Lorsque cette jeune femme se fait agresser, c’est curieux. La façon dont vous tournez le drame en fait quelque chose de presque enchanté.


 

S.B. : Mes personnages ne correspondent pas à l’époque qu’ils vivent. Ils ressemblent, dans leur comportement, par leur optimisme, par leur enchantement, à des gens qui avaient leur âge dans les années 90. C’est une invraisemblance chronologique qui, me semble-t-il, fait de mes personnages des êtres au-dessus des aléas de l’époque. Ce n’est pas facile d’être enchanté en ce moment !

J.C. : Oui, mais vous avez la puissance de l’être. Le film est enchanté et très mélancolique. Qu’avez-vous pensé du Melancholia de Lars von Trier ?

S.B. : C’est l’un des films qui m’a le plus bouleversé ces dernières années. Pas sur le plan cinématographique, mais l’émotion que j’ai ressentie en sortant de la projection était inédite. Je pense qu’il a fait appel chez moi à des peurs enfouies, très fortes, que je n’avais jamais vues au cinéma, et encore rarement dans une œuvre d’art. J’ai mis énormément de temps à me remettre de la dernière séquence du film.

J.C. : Croyez vous que le cinéma se nourrit aujourd’hui de la peinture ?

S.B. : Récemment j’ai vu au Centre Pompidou une œuvre de Geneviève Asse intitulée Stèles. Ce que j’ai ressenti face à elle, jamais je ne pourrais le retranscrire au cinéma. Ce n’est pas le même support, je ne pense jamais à une peinture lorsque je compose mon cadre. Je sais que cela m’a nourri inconsciemment car j’en ai vu beaucoup, mais ce n’est pas là que les liens se font, c’est davantage dans l’émotion et le ressenti.

J.C. : Pourtant vous aviez dit que dans Nuage, vous pensiez à Roman Opalka.

S.B. : Oui c’est vrai. Mais Opalka c’est autre chose, il y a déjà l’idée d’un au-delà de la peinture. Pour moi, le réalisateur qui peut revendiquer l’influence de la peinture, c’est Alain Resnais. Dans le film L’Amour à mort, il y a ces très longs plans noirs avec la neige qui tombe, je trouve que là il tente quelque chose qui aurait à voir avec la peinture. Dans Melancholia, en effet au début, il y a une recherche de cet ordre là également.


 

J.C. : Votre film, bien que très écrit, donne l’impression que vous suivez quelque chose de totalement hasardeux, en rendant les acteurs disponibles à ce qui va arriver tout de suite après. Est-ce vrai ?

S.B. : Oui, la volonté de rendre compte de ça est bien réelle. En fait, quand j’écrivais, je voulais que chaque séquence soit un bouleversement, qu’il y ait chaque fois cette inconnue qui arrive. Je me refuse à écrire ce que l’on appelle un traitement, qui va réunir tous les points de l’histoire, du début à la fin. J’écris très vite une première version d’un scénario, sans savoir ce qui va survenir, après je repars en arrière, je supprime, et ce qui apparaît dans l’objet fini, c’est ce dont vous parlez, ce côté toujours surprenant, un film qui avance vers une inconnue.

J.C. : La sœur de Benjamin, qui communique avec la vidéo expérimentale, c’est un clin d’œil à l’art contemporain ?

S.B. : Oui, je m’y suis beaucoup intéressé, maintenant de moins en moins. Je crois de plus en plus au récit et à la narration. Je suis moins ému par une part de l’art contemporain qui refuse le récit, je trouve la posture un peu feignante. C’est compliqué d’écrire une histoire, mais quand on s’y confronte, et qu’on réussit quelque chose, l’émotion est beaucoup plus forte, moins intellectuelle.

J.C. : Dans vos films, il y a presque à chaque fois une allusion à la disparition, et puis même vous figurez le Paradis, l’au-delà… Comment avez-vous réalisé ce plan dans les nuages avec le père ?

S.B. : Au début, je pensais tourner cette scène en studio, je voulais quelque chose de complètement blanc, monochrome, mais comme la deuxième période du tournage était dans la neige, je me suis dit, on va profiter de ce décor-là. On a cherché une colline, qui permettait de mettre les personnages sur un fond totalement recouvert de neige. Cela me plaisait bien que ce soit à la fois une espèce de no man’s land un peu abstrait, et puis aussi très concret où l’on sent le froid même la buée qui sort de leur bouche. La scène commence avec Vincent qui dit : "Et soudain j’ai froid, très froid", j’imagine qu’à l’approche de la mort, on ressent cette froideur.

J.C. : Le père chasse Arman du paradis…

S.B. : Oui, oui, c’est ambigu car on ne sait pas, cette rencontre est vouée à être très fugace, car Arman n’y a pas encore sa place, c’est trop tôt. D’ailleurs, je ne sais pas s’il s’agit vraiment du Paradis. J’aurais plutôt tendance à considérer ce lieu comme un purgatoire, un lieu de transit. C’était aussi très émouvant pour moi d’imaginer un personnage dont le père est parti très tôt, sans lui laisser la possibilité d’approfondir un échange.

J.C. : Vous êtes assez obsessionnel par rapport à la disparition, la mort qui plane même dans le film Les Nuits avec Théodore où vous faites marcher le personnage de dos jusqu’à sa disparition dans la forêt.

S.B. : Oui, j’aime bien créer des ponts possibles entre l’au-delà et la vie. Forcément pour franchir cette frontière, on est amené à disparaître, mais ce ne sont jamais des disparitions définitives. Le cinéma peut rendre compte de ça, on peut travailler sur l’idée du fantôme, et user du fantastique. La disparition est toujours une étape provisoire, un passage. La sœur de Benjamin est un personnage assez particulier, elle a réussi à créer une communication mentale. C’est un personnage qui dit beaucoup de choses, elle est une espèce de raison lucide sous une apparence un peu folle. Ce qu’elle dit sur l’AVC de son frère sont des choses que j’ai l’impression de ressentir, elle parle de cette maladie comme un des symptômes de l’époque. C’est très particulier d’être malade jeune, un personnage qui a un AVC à 30 ans, doit apprendre à survivre, à s’inventer une innocence.

J.C. : La voix off est-elle pour vous d’une certaine façon la voix de l’inconscient ?

S.B. : J’ai un problème avec l’inconscient. Ce que je veux dire c’est que ce n’est pas un film qui invite à des interprétations psychanalytiques. J’ai écrit le texte des monologues au présent, ce qui est une espèce d’étrangeté, car en fait ils disent les choses avec un décalage sur l’action. Je les ai écrits au présent pour que les comédiens puissent les vivre au présent, ce n’est pas une lecture de l’action a posteriori, c’est une lecture superposée.


 

J.C. : Vincent Macaigne a une voix qui enrobe et attache, comment avez-vous travaillé avec lui, sur sa voix justement ?

S.B. : J’avais remarqué cette voix, très fragile, proche parfois de l’extinction. J’ai la même sensation que vous. J’avais envie d’un personnage qui puisse subjuguer par la voix. Sa voix passe de l’aigu au grave, chaque fois que cette cassure arrivait, je l’encourageais. Il a ça en lui, et c’est très beau. Au niveau du travail, il avait une partition très précise. Je refuse la nomination d’improvisation, on n’a jamais improvisé, il y avait un travail d’ajustement des choses, dans un cadre très précis. C’est fascinant de travailler dans la rigueur avec un comédien qui invente. Mes comédiens doivent s’approprier les textes, et leur jeu est assez éloigné du naturalisme du cinéma français habituel. La responsabilité du réalisateur est d’écrire des choses qui sont sa propre vérité et cela ne passe pas forcément par l’improvisation, qui est, quand elle n’est pas réussie, un mensonge fait au spectateur.

J.C. : Les rapports amoureux dans votre film sont pudiques est-ce un renouveau du regard sur l’amour dans le cinéma d’aujourd’hui ?

S.B. : J’aime bien les scènes d’amour au cinéma, je m’y étais essayé avec Les Nuits avec Théodore. Mais dans ce film, elles n’avaient pas de raison d’être, je parle du rapport amoureux de façon plus philosophique si l’on veut, cela aurait été difficile pour moi de dire quelque chose sur les rapports amoureux en montrant des scènes d’amour. Lorsque Amélie reçoit le coup de téléphone d’Arman, elle dit qu’il faudra réinventer leur histoire d’amour, trouver une autre façon d’être amoureux. Ces questions-là sont au-delà de l’amour physique.

J.C. : Qu’avez-vous appris au Fresnoy ?

S.B. : Deux réalisateurs m’ont marqué pendant les deux années passées au Fresnoy, et ont certainement participé à ma façon de faire du cinéma. Il s’agit de Robert Kramer, et des Straub. Kramer était intervenant au Fresnoy l’année avant sa disparition, j’étais assez bouleversé par ce qu’était pour lui l’implication d’un film, et la nécessité de produire une œuvre d’art. J’y pense souvent. Avec les Straub, les questions artistiques abordées en salle de montage, devenaient politiques : la composition d’un plan ou la puissance d’un raccord.

J.C. : Vos projets ?

S.B. : Je termine le montage d’un court, et j’ai écrit une première version d’un deuxième long. Plus classique en apparence dans la forme. En fait j’écris quotidiennement, tous les matins.

Propos recueilis par Gisèle Breteau Skira
Paris, novembre 2013)
Jeune Cinéma n°356, décembre 2013


2 automnes, 3 hivers. Réal, sc : Sébastien Betbeder ; ph : Sylvain Verdet ; mont : Julie Dupré ; mu : Bertrand Batsch. Int : Vincent Macaigne, Maud Wyler, Audrey Bastien, Thomas Blanchard, Pauline Étienne, Jean-Quentin Chatelain (France, 2013, 90 min).



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