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Sangue del mio sangue (2015)
de Marco Bellocchio
publié le mercredi 7 octobre 2015

par Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma n°369-370, décembre 2015

Sélection compétition Mostra de Venise 2015

Sortie le mercredi 7 octobre 2015


 


Sangue del mio sangue, le dernier film de Marco Bellocchio, laisse perplexe.
On sort de la projection, désorienté, accompagné de murmures des voisins, irrités et/ou hermétiques. Approchons-nous.

Le film est en deux parties.
La première partie se passe au 17e siècle, par là, à l’abbaye de San Colombano à Bobbio. (1) Un beau voyageur frappe à la porte, il a rendez-vous avec le patron, on lui ouvre avec une cloche, afin de faire fuir les recluses, qui s’égaillent comme des oiseaux dans les bosquets.


 

L’affaire est grave : Un homme s’est suicidé, il ne peut donc reposer en terre chrétienne. Sa mère ne s’en remet pas : qu’il soit inhumé à côté des gueux et des actrices, elle ne peut l’accepter. Son frère vient donc au couvent de Bobbio pour tenter d’infléchir la décision.
Infléchir la décision n’est pas impossible. Avec le ciel, il y a toujours des acommodements.
Il faudrait juste que le péché mortel du suicide de l’homme soit transféré sur une nonne, Benedetta, son amante, qui devrait avouer que Satan l’habite.


 

Une seule solution : l’ordalie unilatérale. Il s’agit d’une histoire d’église, donc d’inquisition. Née au 12e siècle (en même temps que l’amour selon Rougemont) et "abolie" au 19e siècle, celle-ci n’a jamais vraiment quitté l’esprit (saint) de l’Église (catholique), des cathares aux béguines en passant par les Templiers, bûchers, autodafés, ordalies, tortures de toutes sortes, jardins jouissifs des supplices.


 


 

Malgré toutes les techniques d’aveu qui lui sont appliquées sous le regard gourmand des autorités ecclésiastiques (eau bouillante, eau glacée, fer rouge, feu, pendaison, etc., et y compris sa séduction par le frère), elle refuse fermement.
Sans doute, comme ses sœurs, mise au couvent dès son plus jeune âge et sans son consentement, ne considère-t-elle pas que l’amour appartienne au royaume de Satan.
Le couvent est entouré d’un jardin enchanté, la nonne est belle, la lumière est tamisée, les chants sont grégoriens, les anges veillent sur le tout. C’est très beau.
Après ces épreuves, généralement efficaces mais vaines dans ce cas précis, Benedetta finit emmurée vivante. (2)

Faille temporelle. Sursaut.

Commence alors, brutalement, la deuxième partie du film.
Cela se passe aujourd’hui.
Les bouffe-curés, agacés par les complaisances italiennes pour les mœurs du clergé autant que par quelques longueurs inutiles, ayant légèrement somnolé, se trouvent précipités sans transition ni précaution, dans un monde hyperréaliste de téléphones portables et de fric facile.
Le couvent de Bobbio est devenu prison, puis a été désaffecté.
Les nouveaux visiteurs, cette fois, sont un agent immobilier et un parvenu russe qui veut acheter la bâtisse. Il y a un gardien, très réticent à ouvrir la lourde porte. (3)


 

C’est que le couvent-prison n’est pas si déserté que ça : il est en réalité devenu le refuge d’un vieil homme qui s’y cache. Il a fui, depuis des années, son épouse acariâtre, qui vocifère au village. Avec raison : femme d’un disparu, n’étant par conséquent ni veuve ni divorcée, elle ne bénéficie d’aucun avantage financier.

Deuxième partie presque désagréable, criarde, encombrante..
On se dit qu’après tout, les films historiques en costumes, c’est reposant.
Et pourtant, c’est là qu’il faut être attentif aux détails.
Le vieil homme, Roberto Herlitzka, on l’a déjà vu.


 

Il faisait partie de l’aréopage de juges-voyeurs qui devaient décider du sort de la nonne martyrisée.


 

Il est donc toujours là ? Il a survécu des centaines d’années ? Qui diable survit aussi longtemps ? Il est fatigué. Et il a mal aux dents, la canine surtout. C’est si allusif, le film de Marco Bellocchio et si peu un film de genre, qu’il faut quelques instant pour réaliser : c’est un vampire. Il a même, vu de dos, une légère allure de zombie, tant il est vrai que les frontières entre les genres comme entre les monstres, de nos jours, ont tendance à se dissoudre.


 

Les vampires modernes des films, on en connaît beaucoup, qu’on aime assez le plus souvent, quels que soient leurs méfaits et les raisons pour lesquelles ils ne peuvent trouver le repos. Ce sont généralement des châtelains solitaires. On commence donc à se repérer.
Celui-là doit sans doute expier, dans les siècles et les siècles, la grande culpabilité d’avoir torturé une sainte, et d’y avoir, sans doute, pris son pied.
Et comme, dans ces temps modernes, il a encore les pieds bien sur terre, quand enfin, il se décide à faire son coming out et à réapparaître au village, il négocie, ferme sur les prix, la vente du couvent-prison, avec les descendants des impétrants.

Le monde moderne entre alors dans la forteresse.
On abat le mur de la nonne, dont le sang et les excréments fuient un peu mais ont séché.
Les briques s’abattent dans un immense nuage de poussière, et en surgit la nonne, belle, propre, sainte, évanescente, nue comme la vérité et comme Ève avant le péché, qui s’éloigne vers on ne sait quel nouveau monde, sous les yeux des vivants et des ex-survivants, morts désormais, rédimés peut-être.

On se rabat alors sur le titre, qu’on n’aurait jamais dû perdre de vue, Sangue del mio sangue. Il s’agit donc d’une généalogie. Ils sont nos ancêtres, nous sommes les héritiers. Mais de quel héritage ?

Ma cosa dici, Marco B., toi le subversif, toi l’hérétique, toi le moderne ?

Que veut nous dire cette anamnèse historique rapiécée, où on prend les mêmes et où on ne recommence pas, sans pour autant ouvrir les fenêtres d’une Renaissance ?
Que le combat est éternel entre dieu et diable, en tout cas, à Bobbio ? Et, très concrètement, qu’il est temps de remettre de l’ordre grâce à un agent du fisc d’autant plus efficace qu’il est un vampire ?
Que les méfaits du diable, c’était pire autrefois ?
Que Ève serait l’avenir d’Adam ? Où ça ?
Que la malédiction du genre humain a été déjouée et que l’Apocalypse est repoussée à une date ultérieure ?
Qu’en 2015, le centre du monde est encore Dieu - le très catholique Italien -, et que sur Terre, il triomphe, va triompher, devrait triompher, sous la forme d’une sainte pure, qui survit ?
Qu’on peut échapper aux "quatre horizons qui crucifient ce monde" ? (4)
Ou bien que tu t’en fous désormais, et tu t’es retiré à Bobbio ?

Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma n°369-370, décembre 2015

1. La famille de Marco Bellocchio est originaire de Bobbio. Il y a déjà tourné I pugni in tasca (1965) et y anime un atelier Fare cinema, dans le cadre du festival de Bobbio chaque été. L’abbaye de San Colombano, à Bobbio, fondée en 614, possédait une grande bibliothèque dont Umberto Eco s’est inspiré pour Le Nom de la rose. L’abbaye fut sécularisée sous le Consulat en 1803. Au 19e siècle, dans une ancienne aile du couvent, des prisons furent construites, puis fermées et laissées à l’abandon.

2. Marco Bellocchio dit s’être référé à "la religieuse de Monza" (1575-1650), nonne réelle et protagoniste d’un scandale qui défraya la chronique à Monza, Lombardie, au début du 17e siècle. Un livre en a été tiré : Una storia lombarda de Mario Mazzucchelli (1961). Puis un film, La Religieuse de Monza (La monaca di Monza) (1968) de Eriprando Visconti (1932-1995), neveu de Luchino Visconti.

3. Marco Bellocchio dit s’être référé à la pièce de Gogol, Le Revizor (1836), une satire de l’administration corrompue, avec comme outils d’intervention et ressort de la comédie, l’incognito et le quiproquo.

4. Marco Bellocchio ne dit pas s’être référé à Francis Jammes.


Sangue del mio sangue. Réal, sc : Marco Bellocchio ; mu : Carlo Crivelli ; ph : Daniele Ciprì : mont : Francesca Calvelli & Claudio Misantoni ; déc : Andrea Castorina ; cost : Daria Calvelli. Int : Roberto Herlitzka, Pier Giorgio Bellocchio, Alba Rohrwacher, Lidiya Liberman, Federica Fracassi, Toni Bertorelli, Ivan Franek, Alberto Bellocchio, Patrizia Bettini, Fausto Russo Alesi, Elena Bellocchio, Alberto Cracco (Italie, 2015, 105 mn).



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