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Francofonia (2015)
de Alexandre Sokourov
publié le mercredi 11 novembre 2015

par René Prédal
Jeune Cinéma n° 369, décembre 2015

Sortie le mercredi 11 novembre 2015


 

Passant de l’Hermitage au Louvre, le dernier film de Sokourov ne reprend évidemment pas les partis pris de L’Arche russe, le cinéaste ne cessant, en effet, de se renouveler.
D’essence plus ouvertement documentaire, la complexité structurelle est à son comble. Le recours constant aux actualités filmées et la réflexion historique sur un épisode de l’histoire intérieure française témoignent d’une remarquable intelligence.

Francofonia s’articule en effet à partir de la relation pendant l’Occupation entre le comte Franz Wolff-Metternich, à la tête de la commission allemande pour la protection des œuvres d’art en France, et Jacques Jaujard, haut fonctionnaire, directeur du Louvre. Totalement imaginées, leurs rencontres font l’objet d’un "film dans le film", réalisé par Sokourov lui-même à l’image. Le réalisateur assure en outre une voix off continue tout au long de Francofonia, à partir de son bureau où il tente d’entretenir une conversation de visio-téléphone avec le capitaine d’un porte-container bourré d’œuvres d’art en perdition en pleine tempête… Épisode lui aussi imaginaire.


 


 


 

Pour poser la question des relations entre art et pouvoir, Sokourov juxtapose ainsi dans, selon ses termes, "un récit-fiction sur un sujet historique", des éléments d’origines, de natures et de fonctions fort diverses pour argumenter une analyse d’une exceptionnelle pertinence. Leçon d’Histoire autant que de philosophie politique et de cinéma, Francofonia analyse, explique, replace en perspective les images et les sons de l’époque, prouvant que l’authenticité de l’archive doit être soumise à une étude extrêmement subtile pour exprimer son sens profond.
Wolff-Metternich et Jaujard apparaissent à la fois, selon les séquences, dans les actualités et interprétés par des comédiens, Sokourov allant, dans une scène jubilatoire, jusqu’à projeter aux personnages de la fiction des images du vrai destin qui attend les protagonistes réels de l’Histoire : mais les premiers s’esclaffent, tellement c’est incroyable !

Ils ne tiennent d’ailleurs pas le premier rôle dans Francofonia, car ce sont des hommes emportés par des événements qui les dépassent. Mais Sokourov prend plaisir à montrer qu’ils accomplissent du mieux qu’ils peuvent, avec honneur et conscience, leur noble et lourde tâche, au milieu de conflits sanglants.
Quand on voit les images réelles de l’essentiel des œuvres transportées en lieux sûrs dans des convois de camions bringuebalants, mais qui, eux, parviendront à bon port, alors que les containers modernes s’abîmeront en mer, on comprend ce que le cinéma peut suggérer, au-delà des mots, des idées et des images.


 

Dans le musée vidé de ses chefs-d’œuvre, les fantômes viennent alors à notre rencontre : Marianne qui ne sait que chanter un "Liberté, égalité, fraternité" revigorant, mais un peu court face à Napoléon, revenu en fanfaron pour s’attribuer tout le mérite du Louvre, sous le prétexte que plusieurs tableaux célèbres l’y représentent.

Il y a aussi beaucoup d’autres visages.
Sokourov étant un inconditionnel de l’art pictural du portrait, il ne pouvait clore sa méditation que sur l’énigmatique sourire de la Joconde, non sans avoir au préalable proposé une relecture roborative de tout un pan des rapports entre art et pouvoir que l’auteur vit personnellement dans l’exercice du cinéma depuis 1980.

René Prédal
Jeune Cinéma n° 369, décembre 2015

Francofonia, le Louvre sous l’Occupation. Réal, sc : Alexandre Sokourov ; ph : Bruno Delbonnel ; mont : Alexei Jankowski, Marina Kareneva ; mu : Murat Kabardokov. Int : Louis-Do de Lencquesaing, Benjamin Utzerath (Russie-Allemagne-France, 2015, 88 mn).

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