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Antinéa (1919-1992)
L’Atlantide de Feyder à Swaim
publié le mardi 14 décembre 2021

De quelques Antinéa

par Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma en ligne directe


 


Affalés sur nos divans profonds comme des tombeaux, enivrés des odeurs pénétrantes des tubéreuses et des jasmins dispersés sur nos étranges étagères, devant Die Herrin von Atlantis de Georg Wilhelm Pabst, version allemande restaurée, nous rêvions langoureusement à Antinéa, son continent et ses mirages.
Négligeant ses "époux" éphémères assassinés, tout autant que ceux de Dahut (d’Ys) ou de Marguerite (de Bourgogne) qui ne méritent pas un soupir.

Antinéa, bien sûr, cette reine.
Pas l’Atlantide, cette terre devenue, de Platon à Pierre Vidal-Naquet en passant par Francis Bacon et Hollywood, un lieu aussi commun que l’Eldorado.
Et Pierre Benoit, bien sûr, lui et ses flash backs, qui, au lieu d’une terre dévorée par les eaux, choisit le désert abandonné par les eaux.

Actualité oblige, même dans les brumes du rêve.
Les climats, les saisons, les quatre éléments empruntent désormais des chemins erratiques, dans le futur antérieur des mémoires de la COP21 de 2015.
"For the first time, we have a truly universal agreement on climate change", Ban Ki-moon said. "Il y a le feu au lac", the girl next door said.


Donc, le plus loin possible du monde et du bruit, nous rêvions à l’Antinéa de Pierre Benoit et à sa petite servante, Tanit, dans ses incarnations les plus authentiques : celle de Jacques Feyder (1921) et celles de Georg Wilhelm Pabst (1932).

* L’Allemande de Pabst - trois versions distinctes en 1932, allemande, française et anglaise, quel travail pour un seul voyage ! (1)

Antinéa Pabst : Brigitte Helm (1906-1996)


 

Tanit-Zerga : Tela Tchaï (1909-1993), la plus belle.


 

* La Française de Feyder, sa grande sœur (1921).

Antinéa Feyder : Stacia Napierkowska (1891-1945)


 

Tanit-Zerga, qui a aussi une histoire : Marie-Louise Iribe (1894-1934)


 

Entre le Feyder (1921) et les Pabst (1932), les deux imaginaires de cette femme vraiment fatale sont du même cru.
C’est que ces premières Antinéa - "provocantes, voluptueuses" selon Pierre Benoit - sont des Walkyries douces. En témoignent le casque de Stacia Napierkowska et la mâchoire carrée de Brigitte Helm, leurs bijoux sublimes et leurs langueurs.

Car tels sont les oxymores élémentaires de LA femme éternelle telle que rêvée par les hommes de ce temps-là. À la fois martiennes pour le désir et vénusiennes pour l’apaisement, à la maison ou en maison. Sauvages aussi pour le plaisir du chasseur, hautaines pour le standing du séducteur, domptables pour le repos du guerrier.
Un peu phalliques, annonçant les femmes du Surréel chez Jacques Feyder, les confirmant chez G.-W. Pabst.


 


 


Les redescentes, même en cas de good trip, sont toujours périlleuses.
Pour, prudemment, assurer un landing en douceur - les entr’actes, ça sert à ça - on commença par se faire un petit fox-trot oriental, chanté par Paul Gesky, dans l’immense Sahara, en 1921.


 

Puis on se tourna vers un autre confort, celui de la réalité du savoir.
Pierre Benoit (1886-1962), son roman L’Atlantide (Grand Prix de l’Académie française, 1919), ce sont les rêveries d’un homme de droite de 33 ans, au sortir de la Grande Guerre, dans un empire à son apogée. Les années 20 furent belles et folles.

Après l’apogée, par définition, le déclin inexorable, qui lui, aussi, est périlleux.
La géographie, ça sert à faire la guerre.
Le voyage, ça sert à repérer les futures conquêtes.
Et ce sont les amours incestueuses de ces biens et de ces maux qui engendrèrent les merveilleuses anamorphoses de "l’exotisme", dans les consciences du jeune 20e siècle.
Il mûrit, il vieillit, il mourut, le jeune siècle.
Il ne devint jamais raisonnable. (2)


 


Les autres Antinéa de Pierre Benoit apparaissent après la Seconde Guerre mondiale, quand les mirages s’estompent, et que le siècle est en train de basculer. Désenchantées.

En 1947, la guerre s’est refroidie, les frontières du monde sont plus claires et plus visibles, tout peut reprendre en une reconstruction vigoureuse et cynique.
On retrousse ses manches, le rêve est démodé tout autant que le flou artistique.
Et la "belle colonie", où qu’elle soit, utopique ou localisée, commence à être identifiée, pas limpide du tout, même quand les massacres sont occultés.

* Alors sort Siren of Atlantis de Gregg C. Tallas (1947).

Antinéa : Maria Montez (1912-1951)


 

Tanit : Milada Mladova (née en 1921)


 

Le "félidé" de Pierre Benoit, "qui a l’air féroce, mais est très doux, si on lui plaît", guépard chez Jacques Feyder, léopard chez G.W. Pabst, est devenu une belle panthère noire. Ça c’est bien.
Maria Montez fait rêver des palanquées de spectateurs, et c’est vrai qu’elle est belle.
Mais elle est familière, largement descendue du firmament.

Tanit n’est qu’une cadette. Elle a récupéré les grands anneaux d’oreilles de son aînée de chez G.W. Pabst ainsi que la jupe bayadère de la reine de chez Jacques Feyder. Elle appartient à une nouvelle génération : elle est délurée et danse avec les hommes.

Si Jean-Pierre Aumont reste crédible, leurs arrêts sur image à tous, pourraient aussi bien figurer dans la revue people Ciné-Révélation après une virée au Bar Vert ou au Tabou (3), plutôt que dans Mon film.
Plus tard, Maria Montez, passée directement de Saint-Domingue à Hollywood, puis en France comme épouse de Jean-Pierre Aumont, défrayera la chronique en chavirant dans la lagune de Venise en 1949, puis en mourant d’une crise cardiaque, à 39 ans, dans son bain, en 1951. Paradoxe et ironie de la reine du désert noyée dans des eaux dormantes.

Chez Gregg C.Tallas, Antinéa semble encore plus "en cheveux" (donc "dans le plus simple appareil") que chez Jacques Feyder quand elle s’y déchaîne, ce qui n’est pas peu dire. On regrette sa furie, on y retourne.


 


En 1961, couvent déjà les "années folles II", symétriques, dans le siècle, des années 20. Mais cette année-là, 1961, les mystères des terres barbares se sont totalement dissipés grâce à quelques "événements" - doux euphémismes pour "impitoyable guerre coloniale" - désormais sur le devant de la scène, ici et là-bas.

* Surgit alors Antinea Journey Beneath the Desert (Antinea, l’amante della città sepolta) de Edgar G. Ulmer & Giuseppe Masini (1961).

Antinéa : Haya Harareet (née en 1931).


 

Tanit : Giulia Rubini (née en 1935).


 

Antinéa devient ordinaire, avec sa choucroute BB style. Pas vulgaire, belle même, mais juste ordinaire, même dans sa cité ensevelie. Dans certaines séquences, elle devient presque Tatiana la fouetteuse.
Donc il faut beaucoup de sépia, ainsi qu’un regard muni de solides références pour qu’elle apparaisse encore - dans certains rêves de youtubers - comme une reine lointaine.
Quant à Tanit, elle s’appelle maintenant Zinah, et c’est quasiment le clone de sa maîtresse.

Comme mâles : GianMaria Volontè et Jean-Louis Trintignant.

Pierre Benoit s’éloigne, recule en zoom arrière, inéluctablement, car quoi de plus hyperréaliste qu’un péplum italien ? À la place de la dérive délicate, destinée aux grands amateurs qui prennent leur temps, car ils ont le temps, règne l’effet spécial destiné aux larges masses pressées.
D’ailleurs, c’est sans doute là que le Goldfinger de Guy Hamilton (1964), 3e volet de la saga James Bond, a puisé son inspiration pour la mort de Jill.

Antinéa sort de l’ombre, commence à perdre de son aura.
En avant pour les plus belles années du siècle occidental, lumineuses, joyeuses, sans colonies et sans guerre, avec idéaux idéologiques et avec pilule.


 


 


En 1972, les utopies sont ailleurs. La guerre des sexes est frontale. Les femmes fatales se reconnaissent plutôt chez les Amazones, et Penthésilée ou Hippolyte n’ont pas la douceur d’Antinéa. Les cinéphiles remettent les hommes à leur place, c’est-à-dire à leurs pieds. En théorie.


 

La "vie quotidienne", plus triviale, venue de chez le patron Henri Lefebvre (4), s’invite désormais partout, des groupuscules aux manifs, et prend du galon dans les hiérarchies mentales. Les reines, comme leurs nécessaires esclaves, se font rares.
C’est un homme de télévision français qui réajuste, non pas l’enchantement (à la télé, c’est impossible) mais la fidélité au patrimoine, Pierre Benoit et les années 20.

* L’Atlantide de Jean Kerchbron (France, 1972).

Antinéa : Ludmilla Tchérina (1924-2004).


 

Tanit : Marie-Christine Darah (née en 1954).
Elle est belle, elle fit carrière dans le doublage.

Les hommes : Denis Manuel et Jacques Berthier.
Tout le monde est irréprochable.

L’Atlantide est diffusée le 24 février 1972 sur la 2e chaîne de l’ORTF.
Aucun souffre, aucune perversion, nulle évasion interdite : tout le monde sait voyager - les charters sont faits pour ça. On est dans l’univers récuré du cercle de famille et du classique pour tous. Ce n’est pas le talent de Jean Kerchbron qui est en cause, ce sont, du temps, les irréparables outrages portés au malheureux Pierre Benoit (de l’Académie française).
Les mythes comme l’amour, c’est comme les turquoises, il faut les porter pour leur éviter l’extinction.


 


En 1992, vingt ans après, alors qu’approche la fin du 20e siècle, on a vu passer les années 80, on a croisé les traders, on a tripoté les femmes sur papier glacé, on a entrevu Internet.

Si les dieux sont morts, et, avec eux, les déesses, c’est que leurs écosystèmes sont morts aussi, remplacés avantageusement par un autre, unifié, qu’on appelle le virtuel, plus œcuménique, plus humain, plus manipulable.
Les fameux "gestes de la foi", qui entraînaient à coup sûr la foi elle-même, ne se font plus derrière les piliers de Notre-Dame (seuls les claudéliens comprendront, et ils ne sont plus légion), ils se font à coups de clics.
Plus ça clique, plus ça clignote, plus ça croît, plus ça croit.

La gloire de la quantité scintille de tous ses feux, la rareté, la qualité et le secret ne font pas recette. Il n’y a plus d’échappée, car plus de rêve. Il n’y a plus non plus de réel, car trop de virtuel. Le cul-de-sac du village mondial se dessine déjà dans les dissensions des coprod.

* Alors sort L’Atlantide de Bob Swaim (1992).

Antinéa : Victoria Mahoney (qui cache sa date de naissance comme les vieilles dames du 20e siècle). Tant pis pour elle, elle n’aura pas de photo.

Tanit : Patrice-Flora Praxo (née en 1966)


 

L’Américain fait un film franco-italien et garde le titre original. C’est le dernier reflet avant le coucher du soleil.
L’Atlantide devient un film d’hommes : Tchéky Karyo, Jean Rochefort, Christopher Thompson.
Et si Tanit est belle et juste, c’est qu’elle ressemble aux photos des guides touristiques et aux documentaires des chaînes spécialisées.
Mais où est passée Antinéa ? En tout cas, pas sur l’affiche. (5)


 


 


 


 


 


Le ver était dans le fruit depuis le début (6). Et il faut dire qu’en 1992, on s’en fout un peu.
La Guerre du Golfe n’a pas eu lieu (7). Jean Baudrillard, post-marxiste, l’explique ainsi : "Le drame réel, la guerre réelle, nous n’en avons plus ni le goût ni le besoin. Ce qu’il nous faut, c’est la saveur aphrodisiaque de la multiplication du faux, de l’hallucination de la violence, c’est avoir de toute chose la jouissance hallucinogène, qui est aussi la jouissance, comme dans la drogue, de notre indifférence et de notre irresponsabilité, donc de notre véritable liberté". Il conclut : "C’est la forme suprême de la démocratie".

Nous, nous pensons comme nos aînés : "Le temps et l’espace ne comptent pas pour qui aime le désert". En 1992, cinq cents ans après Christophe Colomb, nous nous embarquons vers l’avenir, en démocrates sincères, spectateurs réifiés, navigateurs confiants. En 2015, les divans sont profonds comme des tombeaux. Le temps retrouvé n’exige qu’un peu de matériel et des mots de passe.

Le 20e siècle fut le premier siècle de dimension mondiale.
Il fut terrible, mais il fut rêveur.
Le 21e siècle ne rêve plus. Il est inquiet. Sera-t-il terrible ?

Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma en ligne directe (décembre 2015)

1. Die Herrin von Atlantis ; L’Atlantide ; The Mistress of Atlantis. (1932).

2. Au 21e siècle, personne ne peut dire que l’Atlantide n’existe pas. Le continent a désormais pignon sur rue avec un site personnel et une grande prêtresse : Françoise Marchand. C’est balisé, on ne s’égare plus.

Et le roman de Pierre Benoit est lisible in extenso sur le Net.

3. Le Bar Vert né en 1944 et le Tabou né en 1947, "caves de Saint-Germain-des-Prés".

4. Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, Paris, L’Arche, tome I (1947), tome II (1961), tome III (1981).

5. Dans The Holiday de Nancy Meyers (2006), Eli Wallach dit à Kate Winslet : "In the movies, we have leading ladies and we have the best friend. You, I can tell, are a leading lady, but for some reason you are behaving like the best friend."
Dans le film de Bob Swaim, "for some reason, the leading lady is missing".

6. Dans la revue Mon Ciné du 24 août 1922, un lecteur de Reims proteste contre "le sabotage de L’Atlantide de Jacques Feyder, largement coupé au pays de l’oncle Sam. Le titre a été changé. L’histoire d’Antinéa est présentée aux Américains sous le titre de Missing Husbands. Sa projection dure 35 minutes (au lieu de 136 mn), l’aventure du capitaine Morhange a été supprimée, ainsi que les scènes de désert, celles où figure Tanit-Zerga, et celles de l’archiviste."
Le journaliste qui lui répond traduit Missing Husbands par "À vide de maris" (sic).
Il comprend la colère du lecteur, mais il est plus indulgent : "Notre lecteur proteste de toutes ses forces. Mais soyons justes et impartiaux. Ne reprochons pas trop aux étrangers ce que nous pratiquons tous les jours. Souvenez-vous de l’aventure de La Charrette fantôme, massacrée par l’éditeur français." La messe est dite.

7. Jean Baudrillard, La guerre du Golfe n’a pas eu lieu, Paris, Galilée, 1991.


* L’Atlantide de Jacques Feyder (1921). Avec Stacia Napierkowska, Marie-Louise Iribe, Jean Angelo, Georges Melchior, Abd-el-Kader Ben Ali, %phamed Ben Noui, Paul Franceschi, André Roanne, Genica Missirio, René Lorsay.

* Die Herrin von Atlantis de Georg Wilhelm Pabst (1932). Avec Brigitte Helm, Tela Tchai, Gustav Diessi, Georges Tourreil, Florelle, Heinz Klingenberg, Mathias Wieman.

* L’Atlantide de Georg Wilhelm Pabst (1932). Avec Brigitte Helm, Tela Tchaï, Jean Angelo, Pierre Blanchar, Georges Toirreil, Florelle, Mathias Wieman, Vladimir Sokoloff.

* The Mistress of Atlantis de Georg Wilhelm Pabst (1932). Avec Brigitte Helm, Tela Tchai, Gustave Diessi, John Stuart, Mathias Wieman, Florelle, Gibb McLaughlin.

* Siren of Atlantis de Gregg C. Tallas (1947). Avec Maria Montez, Milada Mladova, Jean-Pierre Aumont, Dennis O’Keefe, Henry Daniell, Morris Carnovsky, Allan Nixon.

* Antinea Journey Beneath the Desert de Edgar G. Ulmer& Giuseppe Masini (1961). Avec Haya Harareet, Giulia Rubini, GianMaria Volontè, Jean-Louis Trintignant, Georges Rivière, Amedeo Nazzari, Gabriele Tinti, James Westmoreland.

* L’Atlantide de Jean Kerchbron (1972). Avec Ludmilla Tchérina, Marie-Christine Darah, Denis Manuel, Jacques Berthier, Gilles Ségal, Yves Elliot, Hamid Tadlaoui, Gamil Ratib, Fred Pasquali.

* L’Atlantide de Bob Swaim (1992). Avec Victoria Mahoney, Patrice-Flora Praxo, Tchéky Karyo, Jean Rochefort, Fernando rey, Christopher Thompson, Anna Galiena, Günther Maria Halmer, Michele Melega, Claudia Gerini, Antonio Marsina.



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