par Sylvie L. Strobel
Jeune Cinéma en ligne directe
Sortie le mercredi 20 janvier 2016
En 1880, à Milan, eut lieu, en septembre, le IIIe Congrès international pour l’amélioration du sort des sourds-muets. Probablement plein de bonnes intentions, mais animé principalement par des Italiens et des Français (255 personnes dont trois sourds seulement et aucun interprète), il préconisa une méthode d’enseignement qui reconnaissait la supériorité de l’oralité. Ses résolutions marginalisèrent la langue des signes défendues par les sociétés du Nord minoritaires (1).
Le film de Laetitia Carton est un beau documentaire militant sur ce qu’elle appelle "le pays des sourds" et sur l’histoire de cette erreur dogmatique, de cette injustice qui provoqua des dégâts irréversibles (2).
Il est dédié à Vincent, son ami, sourd, homo, mort désespéré il y a une dizaine d’années, qui lui avait appris la langue des signes, et savait que cette langue était, pour les sourds, la voie royale du handicap à la normalité.
Elle dit : "Je lui donne aujourd’hui des nouvelles de son pays, ce monde inconnu et fascinant, celui d’un peuple qui lutte pour défendre sa culture et son identité."
Les nouvelles ne sont pas satisfaisantes (3). Il y a encore beaucoup trop de progrès à faire.
Les sourds ne se considèrent pas comme des handicapés.
Et dans leurs manifs, à défaut d’être entendus (leur tapage, eux ne l’entendent pas), ils veulent être vus (ils portent des gants blancs). Pour leur donner la parole, la documentariste utilise les formes classiques des témoignages et des manifestations. Et on les entend et on les voit, vifs et joyeux.
La marche Paris-Milan de 2013 est un succès. Les huit marcheurs, partis de Paris pour atteindre Milan en 42 jours, sont acclamés sous le soleil à leur arrivée. (4)
Les sourds revendiquent des écoles bilingues permettant aux enfants d’effectuer toute leur scolarité en langue des signes. On apprend d’ailleurs que la langue des signes est devenue une option au bac.
On est tout acquis à cette idée.
Quand on sait que les phonèmes propres à une langue ne sont pas essentiels dans la langue des signes et que les conversations entre sourds anglais et français sont faciles, on est prêt à soutenir un programme de l’Unesco pour l’enseignement de cette langue dès la petite enfance dans le monde entier.
Là où l’espéranto a échoué et où l’anglais est contestable, elle permettrait peut-être enfin de surmonter la malédiction de Babel.
Mais le film est trop long. La belle voix de la narratrice finit par agacer à mesure que la plainte des sourds s’amplifie, et ce, alors même qu’elle les montre aimants, gais, enviables.
Bref, paradoxalement, le film est un peu amer là où il y aurait de quoi voir du progrès : on ne contrarie plus les gauchers, on libère la langue des signes… et le savoir-vivre des figurants du film est plutôt enviable.
Dommage.
Sylvie L. Strobel
Jeune Cinéma en ligne directe (décembre 2015)
1. Ier congrès, à Paris en 1878 ; IIe congrès à Lyon en 1879 ; IIIe Congrès à Milan du 6 au 11 septembre 1880.
2. La communication non-verbale est instinctive et aussi vieille que l’humanité.
En France, c’est Charles-Michel Lespée, alias l’abbé de L’Épée (1712-1789), qui, le premier, s’intéressa à l’enseignement donné aux sourds et mit en place une langue des signes méthodique en liaison avec le français
La querelle s’installa dès 1760, entre les "oralistes" (J.R. Péreire) et les "signants" (L’Abbé de l’Épée). L’oralisme fit son entrée à la Faculté de médecine en 1800 et prit le dessus en 1880. La langue des signes fut alors interdite dans la majorité des écoles spécialisées au profit de recherches mécaniques, d’appareillages et de systèmes pénibles d’extorsion de sons articulés plus ou moins traumatisants).
3. En 1991, la France reconnait officiellement le droit au bilinguisme. La problématique devient populaire grâce à l’actrice Emmanuelle Laborit, et la pièce de théâtrre, Les Enfants du silence (1993).
La langue des signes est reconnue comme langue officielle en 2005 (loi n° 2005-102 du 11 février 2005).
4. En 2013, l’association OSS 2007 (Opération de sauvegarde des sourds), organise une marche entre Paris et Milan, appelée le Siècle Sourd en marche.
J’avancerai vers toi avec les yeux d’un sourd. Réal. Laetitia Carton, imaginé avec Vincent Carrias ; ph : L.C., Gertrude Baillot & Pascale Martin ; mont : Rodolphe Molla ; son : Nicolas Joly, Sébastien Naves et Jean Mallet ; mu : Camille ; Signe : Levent Beskardes (France, 2015, 105 mn). Documentaire.