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Le Free Cinema (1956-1963)
Les débuts vus par un Italien
publié le lundi 1er mars 2021

par Massimo Olmi
Jeune Cinéma n°19, décembre 1966-janvier 1967

Cf. aussi : Entretien avec Karel Reisz (1926-2002), Jeune Cinéma n°122, octobre 1979.


 


En 1956, le National Film Theatre de Londres projetait le premier programme de Free Cinema. Il s’agissait de courts métrages, les premières œuvres de Lindsay Anderson, Karel Reisz, Tony Richardson, (1) les jeunes cinéastes "en colère", liés aux jeunes écrivains "en colère" comme John Osborne et Alan Sillitoe.

Massimo Olmi (2) y était, et pressentait l’importance que ce mouvement allait avoir. Cette projection historique fut suivie de quelques autres auxquelles participèrent divers jeunes réalisateurs, pas seulement anglais, qui vivaient et travaillaient à Londres à ce moment-là (3).

En 1966, Jeune Cinéma avait deux ans et publiait le texte de Massimo Olmi : "Le Free Cinema dix ans après". Le groupe du Free Cinema était dissous, et on pouvait se rendre compte du travail accompli : une véritable régénérescence du cinéma anglais. L’intuition de la filiation du mouvement avec l’école documentaire d’avant 1939, celle de Humphrey Jennings, se trouvait confirmée.

En 2016, alors que le "documentaire d’auteur" s’épanouit en France, et apparaît comme le vecteur principal d’un véritable cinéma politique, il est bon de retourner aux sources.
La Cinémathèque de Toulouse fête les 60 ans de cette "nouvelle vague" anglaise.
Et on se reportera au coffret DVD édité par Doriane Films : Free Cinema.

Jeune Cinéma


En mars 1956, avec une brève introduction que l’on pourrait considérer comme un authentique manifeste, le British Film Institute a présenté trois œuvres de quatre jeunes metteurs en scène.

* O Dreamland de Lindsay Anderson (1953). Part 1 & Part 2.

* Momma Don’t Allow de Karel Reisz & Tony Richardson (1955). Part 1 & Part 2.

* Together de Lorenza Mazzetti (1956).

Quelques mois après cette première série présentée comme "cinéma libre", fut projetée une seconde série, au National Film Theatre :

* On the Bowery de Lionel Rogosin (1956).

* Le Sang des bêtes de Georges Franju (1949).

Puis, une troisième série, toujours au National Film Theatre :

* The Singing Street de Nigel McIsaac, Raymond Townsend et James T. Ritchie (extraits) (1951).

* Wakefield Express de Lindsay Anderson (extraits) (1952).

* Nice Time de Claude Goretta et Alain Tanner (1956). Part 1 & Part 2.

* Everyday Except Christmas de Lindsay Anderson (1956).


 

Les auteurs de la première série ont voulu à juste titre définir leurs œuvres comme "libres". Et aussi comme "expérimentales". En fait, il n’est pas question d’œuvres ésotériques pour un cercle fermé et encore moins de quelque chose qui aurait en vue des finalités techniques déterminées.
À dire vrai, non seulement il n’existe pas, dans ces trois premiers films, de préoccupations de ce genre, mais encore la technique - ici ou là - est parfois défectueuse. Sans pourtant - et c’est le point important à souligner - que ce détail influe sur la valeur poétique toujours très présente, particulièrement dans le Together de notre Lorenza Mazzeti.

Ce "défi à l’orthodoxie" (entendue essentiellement comme orthodoxie sociale et morale, orthodoxie du contenu) a été possible, en grande partie, grâce à un des rares initiatives qui témoignent d’une intelligence pas totalement assoupie dans l’industrie cinématographique britannique : L’Experimental Production Fund (4).
Campbell Dixon, le critique du journal conservateur Daily Telegraph, a voulu appeler ces événements "l’espoir du cinéma britannique".
Il constitue, à nos yeux, un véritable et nécessaire renouveau, et de pareilles œuvres sont les bienvenues dans une Grande-Bretagne qui de plus en plus s’abaisse au style hollywoodien.

Le cinéma britannique : état des lieux en 1956

Du point de vue cinématographique, la Grande-Bretagne apparaît aujourd’hui à un intellectuel européen (et aux quelques intellectuels britanniques qui ont le temps et la volonté de s’en apercevoir) comme un marais stagnant, un désert aride, un de ces paysages lunaires qui vous serrent le cœur à première vue, tant ils sont mornes, blêmes, déprimants.

C’est l’humour macabre et super-anglais d’un Alec Guiness, ce sont les belles jambes et le visage absolument inexpressif d’une Diana Dors, ce sont les films désormais inévitables qui racontent à quel point ont été héroïques durant la dernière guerre, l’armée, la marine et l’aviation de Sa Majesté, ce sont enfin les deux mille acteurs toujours prêts à vous rappeler quel pays sympathique, attirant, puritain mais un tantinet fou, continue à être le Royaume-Uni.

À part, très à part, est le phénomène Laurence Olivier… comme un château splendide construit en plein milieu d’une lande aride. Le jour où ce château s’effondrera, parce que sir Laurence (2), pour un motif ou pour un autre, ne se sentira plus le cœur de le soutenir, il ne restera plus qu’à faire confiance aux mirages de la fée Morgane.

Les films britanniques d’aujourd’hui sont-ils autre chose qu’un chapitre après l’autre d’un livre qu’on intitulerait : "Comment se tenir en dehors des problèmes de l’époque où nous vivons" ?

À l’évidence, dans des contextes comme ceux des sociétés italienne, française ou espagnole, certains aspects, comme par exemple le déséquilibre entre les classes, attirent l’attention de manière plus "manifeste".
Dans la société britannique, où après six années d’administration travailliste et à peu près autant de conservatisme éclairé, où la différence entre les classes a été notablement réduite et où les marches de la faim sont seulement le souvenir d’un triste passé, il est nécessaire de voir au-delà de la façade imposante au fronton de laquelle est écrit "Welfare State", et il faut pour cela beaucoup de courage et de lucidité intellectuelle.
Aujourd’hui, l’énorme majorité des hommes de cinéma anglais semble n’avoir ni l’un ni l’autre.
Pas tous heureusement.

Le renouveau

Il existe un groupe de jeunes réalisateurs qui, dans leurs œuvres (en dehors naturellement de l’engrenage de la production officielle) cherchent - et, souvent, réussissent - à tenir les yeux bien fixés sur cette Grande-Bretagne de 1957, pour en recueillir l’humour, l’excentricité, la désolation, et la poésie qu’il est possible de retrouver presque à chaque coin de rue.

Aux "colosses" de la Rank qui laissent tout au point où ils l’ont trouvé, ils opposent leurs films en 16 mm, fruits d’une recherche conduite avec passion, caméra en mains, parmi les 50 millions de concitoyens avec lesquels ils sont appelés à vivre.

"Avec une caméra de 16 mm, disent-ils dans un de leurs récents manifestes, avec des ressources minimes, sans être en mesure de rémunérer vos techniciens, vous n’obtenez pas, commercialement parlant, de grands résultats, vous ne pouvez pas produire de longs métrages, et vos possibilités d’expérimentations sont strictement limitées. Mais vous pouvez vous servir de vos yeux, de vos oreilles. Vous pouvez faire part de vos observations, vous pouvez faire de la poésie".

Ces jeunes cinéastes se regroupent habituellement autour du BFI et peuvent recevoir des subsides de l’Experimental Production Fund (3). Quelques uns viennent de la critique, d’autres des rangs des techniciens. Tous sont liés entre eux par une émouvante passion pour le cinéma.

Le Free Cinema, première récolte

Le programme, proposé en trois fois au cours de cette années 1956, est inspiré par l’amour de la Grande-Bretagne et par les sentiments qu’éprouvent les réalisateurs pour "leur" pays dans l’éloge comme dans le blâme.
Naturellement, comme le manifeste le souligne, ces sentiments sont mêlés. Il y a des choses qui attristent ou irritent, et des choses qu’il faudra changer. Mais ces sentiments d’orgueil et d’amour sont fondamentaux et seuls les changements inspirés par eux seront efficaces. Il ne s’agit pas de tout détruire ou de tout admirer a priori. Il s’agit d’amour d’où naît la compréhension.

Dans la première série, en mars 1956, O Dreamland de Lindsay Anderson est le seul film non financé par le BFI. C’est l’étude très féroce, cinglante, cruelle de la foule qui circule - partagée entre l’ennui et l’excitation - parmi les baraques du parc de divertissement de Margate.


 

L’idée lui en est venue au temps où, avec Guy Brenton, alors qu’il travaillait au film Les Enfants du jeudi, évoquant l’école de de Margate pour les enfants sourds-muets (5). O Dreamland a été tourné en 16 mm par une équipe de deux personnes seulement, Lindsay Anderson et John Fletcher, ce dernier opérateur et technicien du son. La bande sonore est composée exclusivement de sons enregistrés sur place en même temps que l’action se déroulait.
Lindsay Anderson voulait faire la satire des divertissements vulgaires auxquels la masse se trouve contrainte de recourir en Grande-Bretagne, dans l’organisation sociale présente, sans pour cela entraîner dans la condamnation la masse elle-même. Mais le résultat, à mon sens, n’a pas été conforme aux intentions initiales, et a "trahi" le réalisateur. La satire emporte tout et tous : ce qui voulait être le message social d’une jeune artiste de gauche - "Si j’étais né en France, je serais communiste, mais en Grande-Bretagne, il n’est pas possible d’être communiste" - s’est révélé, à l’épreuve des faits, le message d’un esprit anarchique qui rit de ses semblable spécialement, quand ils trouvent moyen de s’assembler.
Quand je lui ai dit cela, il en a été fâché, mais il s’est consolé en ajoutant : "Ce ne sera pas la première fois qu’entre le sujet initial et le résultat final s’introduit une notable différence".
Le film en tout cas, a une férocité (douloureuse ?) bien à lui, qui, spécialement quand il évoque la baraque de la "torture à travers les siècles" met bien en relief un certain sadisme qui sommeille toujours dans l’âme anglo-saxonne.

Dans Momma Don’t Allown, de Karel Reisz & Tony Richardson, le sujet c’est un des jazz-clubs londonien les plus connus, le Wood Green.
Déjà, ce "Momma" nous fait comprendre que les personnages parlent le cockney. Et en effet, nous trouvons là tous ceux que nous imaginons y trouver : la dactylographe avec son gars, le "Teddy boy" avec sa fille, tout ce monde d’ouvriers, de commis, de garçons de magasins, d’apprentis qui, le soir, préfèrent négliger les saines lectures pour le jazz hot et les diverses danses à la mode.
Ne manque pas non plus la compagnie des "personnes distinguées", qui, des quartiers élégants de la capitale, sont venues en automobile pour jeter un coup d’œil à "ce qui se passe là-bas", parce que "se mêler au peuple a un petit air de néoréalisme".


 


 


 

Karel Reisz et Tony Richardson voulaient faire un film sur le jazz à Londres. Tombant à Wood Green, il furent frappés par la fraîcheur et la gaieté de cette atmosphère et décidèrent d’y planter leur tente. La caméra a saisi les jeunes clients du club comme ils sont, comme ils dansent, comme ils rient, comme ils chahutent. Et ce sont les personnages les plus sincères du film.
Par contre, pour les snobs de Mayfair, il est vrai qu’ils "récitent" si mal qu’ils ne sauraient faire pire. Le film de Reisz et de Richardson - de la même manière que celui d’Anderson - traduit clairement son affinité avec le courant du "néoréalisme comme document" et pas encore du "néoréalisme comme prise de conscience".

Dans The Singing Street, l’objectif des réalisateurs (Nigel McIsaac, Raymond Townsend et James T. Ritchie) est de montrer comment les enfants des rues d’Édimbourg prennent part à des jeux basés sur des chansons variées dans leur milieu naturel.
Il s’en dégage une impression étrange : c’est comme si nous assistions à une cérémonie d’une société secrète ayant ses règles et ses coutumes propres, et, en nous, renaît la très particulière fascination que provoquent toujours les jeux de gosses.


 


 

Wakefield Express de Lindsay Anderson, réalisé pour célébrer le cinquantenaire d’un petit quotidien de province, consacre sa séquence centrale (celle qui nous est projetée) à la vie collective d’un groupe de citadins du Yorkshire. C’est l’équipe locale du rugby, le concert scolaire, le lancement d’un bateau de petit tonnage, une réunion politique, un carnaval organisé "à la bonne", l’inauguration d’un monument aux morts.
On pourrait s’attendre à "l’impartialité" qui est d’usage dans tant de de documentaires. C’est au contraire tout sentiment, ironie, exaspération, chaleur.
C’est en somme du Lindsay Anderson, un de ces "jeunes hommes en colère" de la gauche démocratique d’aujourd’hui : à la différence de ceux des années 30 s’évadant d’une patrie jugée insupportable, eux y demeurent, et l’observent et la critiquent et l’aiment, même si parfois certaines caractéristiques les font désespérer.

Donner à ces jeunes réalisateurs de gauche un thème qui leur permette d’exprimer sans obstacles et sans inhibitions leur amour pour leurs semblables et vous aurez des films comme Everyday Except Christmas de Anderson.

Dans O Dreamland (première série du cinéma libre), il avait scruté, avec cruauté mais aussi avec pitié, la foule qui se presse dans un parc d’attractions. Dans cet autre film, qui raconte une journée d’activité au marché londonien de Covent Garden, se manifeste au contraire un sens de gaité optimiste, d’affectueuse participation, la découverte joyeuse des valeurs humaines.


 

"J’ai compris, écrit Lindsay Anderson, qu’aujourd’hui, en Grande-Bretagne, il est plus important pour un artiste progressiste de faire une affirmation positive qu’une critique agressive (la critique sera de toute façon implicitement dans l’affirmation, s’il s’agit d’une critique sincère). La critique agressive appelle un sentiment d’infériorité. Je désire faire en sorte que les gens ordinaires sentent leur propre dignité et leur propre importance, de façon qu’ils puissent agir, partant de ces principes. C’est seulement sur ces principes que pourra se baser une action confiante et saine".

On a parlé de l’influence de Humphrey Jennings qui est un de ses réalisateurs préférés, - mais son plus grand amour reste John Ford - et, certes, la relation du son et de l’image fait penser à Jennings. Qu’on voie la séquence du camion qui se dirige vers Covent Garden : le programme de variété de la BBC est transmis de l’appareil installé à bord du "God Save The Queen". Contraste ironique entre la pompe officielle et la vie de tous les jours ? Ou bien patriotisme de l’homme de la rue, qui sait "qu’on sert aussi la patrie en conduisant un camion de patates" ?
Un des débardeurs de Covent Garden, après avoir assisté à la projection du film, disait à Anderson : "Vous nous avez rendus fiers de notre travail".

Nice Time de Claude Goretta & Alain Tanner, deux jeunes Suisses établis en Angleterre, nous pourrions choisir comme slogan : "Le plaisir des sens est fugitif et laisse la bouche amère".
Le film prend pour cadre Piccadilly Circus, la fameuse place de Londres, centre des divertissements, cafés illustrations pornographiques, prostituées, soldats de toutes races à la recherche du plaisir à bon marché.


 

Habituellement, Piccadilly Circus est représenté dans les chansons et l’allégresse.
En réalité, c’est un des endroits les plus mornes et déprimants de la capitale, surtout le soir. Ces gens qui tournent en rond sans savoir où ils vont ni pourquoi, les mains des marins et des prostituées serrées comme celles de deux enfants qui se sont connus par hasard et s’en vont jouer dans le jardin à côté, les trottoirs parsemés d’écorces et de cacahuètes, les regards stupides de ceux qui font la queue devant les cinémas, tout vous parle d’une sorte de haine réciproque réprimée, du désir de hurler, de la solitude qu’on éprouve, de la mort de l’esprit.
Malgré toutes les attractions qu’offre Piccadilly, un dernier regard vers trois heures du matin vous convaincra que certains n’ont pas encore trouvé ce qu’ils cherchaient et pourtant restent là à attendre la grande aventure, la petite aventure, peut-être seulement l’aube.

Dans Nice Time, les réalisateurs ont cherché, comme ils l’ont expressément déclaré, à recueillir et à interpréter les réactions de la foule au spectacle organisé pour elle. Au cœur de cette multitude, ils ont senti la présence des conflits qu’ils cherchaient, établissant le contraste entre les nombreux éléments disparates du sonore et du visuel.
Le critique du Times a objecté que, dans le film, la caméra passe d’une manière ininterrompue d’un visage à l’autre sans s’arrêter suffisamment sur aucun d’entre eux.
On se demande si le critique de cet honorable quotidien a jamais été à Piccadilly Circus. Lui est-il jamais arrivé d’arrêter son regard spécialement sur un visage dans cette foule anonyme et à moitié abêtie ? Ainsi est Piccadilly, ou, au moins, ainsi est-il apparu aux auteurs du film.

Massimo Olmi
Jeune Cinéma n°19, décembre 1966-janvier 1967

1. Lindsay Anderson (1923-1994), Karel Reisz (1926-2002), Tony Richardson (1928-1991).

2. Son texte est paru pour la première fois dans Cinema nuovo (1er juin-12 septembre 1957), et repris dans Jeune Cinéma en décembre 1966.

3. Sir Laurence Olivier (1907-1989) ; Georges Franju (1912-1987) ; Lindsay Anderson (1923-1994) ; Lionel Rogosin (1924-2000) ; Karel Reisz (1926-2002) ; Tony Richardson (1928-1991) ; Claude Goretta 1929-2019) ; Lorenza Mazzetti (1927-2020) ; Alain Tanner (né en 1929).

4. L’Experimental Production Fund est alimenté par les recettes du British Film Production Fund et administré par le comité du même nom du British Film Institute.

5. Les Enfants du jeudi a valu un Oscar au cinéma britannique (Hollywood, 1955).



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