Rencontre avec Karel Reisz (1926-2002)
À propos de son œuvre (1955-1979)
Permanence d’un personnage : le mal adapté.
Jeune Cinéma n° 122, octobre 1979
Karel Reisz a la cinquantaine, un beau visage calme, des yeux bleus très jeunes.
Ce qui frappe chez lui, c’est une intelligence qu’on ne peut appeler que sensible, un jugement aigu sans âpreté, un humour subtil qui tend à la mélancolie. Mais il rit sans réserve ni distance lorsque, comme deux fans de Morgan qui se retrouvent, nous échangeons des citations du film. Plein de méfiance envers les simplifications, les généralisations réductrices, il rejette tout ce qui prétend cataloguer, refuse en particulier les étiquettes qu’on a voulu coller sur son œuvre. Il tient à le souligner : c’est aux êtres qu’il s’intéresse, aux hommes tels qu’ils sont. Lucidité donc. Et aussi, croit-on deviner, un certain désenchantement.
J.G.
Cf. aussi : Massimo Olmi, "Le Free Cinema (1956-1963). Les débuts vus par un Italien", Jeune Cinéma n°19, décembre 1966-janvier 1967.
Jeune Cinéma : On pourrait parler de vos films dans l’ordre chronologique.
Karel Reisz : Soit. Mais qu’aimeriez-vous savoir ?
J.C. : Par exemple, à propos de vos courts et moyens métrages de la période du Free Cinema, étiez-vous très libre dans votre travail ? Quel était le rôle des mécènes qui finançaient ces réalisations ?
K.R. : Momma Don’t Allow était un film en 16 mm qui n’a coûté que 300 livres, et a été réalisé grâce à une subvention du Fonds cinématographique expérimental du British Film Institute. Il s’agissait d’un fonds d’État, qui donnait de l’argent à de jeunes réalisateurs. Tony Richardson (1) et moi-même, qui avons réalisé le film ensemble, nous avons tout simplement reçu cet argent. Nous avons donc été totalement libres.
Pour We Are the Lambeth Boys, les choses étaient très différentes. Il y avait trois ans que j’étais directeur des programmes au National Film Theatre (Cinémathèque), et j’ai démissionné parce que je n’arrivais pas à trouver l’argent pour faire des films. Aussi étrange que cela puisse paraître, je suis alors entré chez Ford, les automobiles, comme directeur du service cinématographique. J’avais la responsabilité de films publicitaires ou techniques sur les tracteurs, les moteurs, ce genre de choses. Il était entendu qu’en échange de ce travail, Ford donnerait l’argent nécessaire à la réalisation d’un documentaire chaque année.
La première année, nous avons fait Every Day Except Christmas, dont Lindsay Anderson (2) était le réalisateur et moi le producteur.
La deuxième année, We Are the Lambeth Boys.
La troisième année, j’ai quitté Ford.
Il s’agissait d’un mécénat de grande société, suivant lequel, à condition de faire ce qu’ils voulaient dans les films publicitaires et techniques, je faisais ce que je voulais dans les documentaires. Ceux-ci furent donc réalisés dans une totale liberté.
À l’épreuve, il s’avéra que ces films, quoique passablement critiques sur le plan social, étaient un bon investissement pour Ford. Autour de ces films, ils avaient bâti tout un programme de réunions en province, s’adressant à des milieux industriels et commerciaux, à des associations féminines ou étudiantes, etc. Ce type de mécénat d’industrie leur fut très utile. Cependant, deux ans après mon départ, cette organisation disparut.
Pendant la réalisation, on nous laissait complètement tranquilles. Une des libertés (extraordinaires !) qu’on me laissa fut de donner au film la longueur que je jugeais bonne. The Lambeth Boys est un documentaire de près d’une heure, durée tout à fait inhabituelle à cette époque. Le film passa dans les salles, en première partie (c’était encore le temps des doubles programmes). Je peux dire que j’ai été totalement libre pour ce film.
J.C. : On est frappé par la netteté de l’image qu’il donne d’une société de classes, par opposition à pratiquement tout le cinéma anglais de cette époque, qui était très en retrait sur la littérature à cet égard.
K.R. : C’était une époque où, dans le cinéma britannique, l’intrigue concernait les classes supérieures et la classe moyenne, tandis que la classe ouvrière fournissait soit les comparses comiques, soit les méchants. C’est vrai de la plupart des films tournés aux studios d’Ealing, ou des films Pinewood, par exemple.
Notre groupe, bien entendu, voyait les choses tout autrement. Cependant, je ne voudrais pas parler de ces films comme de films polémiques. Je ne crois pas qu’ils l’étaient. Ce que nous avons essayé de faire, ce fut de nous ouvrir à une réalité authentique de l’Angleterre, telle qu’elle était à cette époque.
Si l’on gardait les yeux ouverts sur cette réalité, inévitablement on prenait conscience des phénomènes de classes sociales. Pas nécessairement sous un angle contestataire ou radical, je veux dire que ces films du Free Cinema, étaient, politiquement parlant, très modérés.
J.C. : Le titre général - Regardez la Grande Bretagne (Look at Britain) - semble venir rappeler effectivement combien les films de cette époque regardaient peu la réalité.
K.R. : Vous avez raison. Ou plutôt, ils n’en regardaient qu’une portion minuscule : les officiers de marine, qui prennent le thé, etc.
Notre "grand-prêtre" était le réalisateur Humphrey Jennings, (3) grand documentariste de la Seconde Guerre mondiale, mort au début des années 50. C’était un poète du cinéma, pas du tout un polémiste ou un prédicateur, mais ses films - en particulier ses films des années de guerre (par exemple Fires Were Started en 1943) - créaient une poésie à partir de ce qui était l’expérience de tous : le blitz, la guerre. Il est difficile aujourd’hui de parler de ses films sans les faire apparaître comme des films politiques - ce qu’il n’étaient pas. C’était, disons, l’équivalent moderne des romans campagnards du 19e siècle.
J.C. : Thomas Hardy ?
K.R. : C’est cela. Des œuvres qui chantaient l’immense variété de la vie, loin de toute sentimentalité, mais ne se refusant pas une certaine forme de romantisme, de louange de la nature, notamment.
Et je tiens à le répéter : nos films peuvent apparaître aujourd’hui liés à une attitude politique officielle (4), mais ils ne l’étaient pas. Ils venaient de la tradition de Humphrey Jennings. Il faut comprendre que Jennings lui-même était un cas très particulier, car la tradition dominante dans l’École documentaire britannique des années 30, la tradition de Grierson ou Rotha, (5) c’était des films nettement polémiques, didactiques, des films "de gauche", mais des films de gauche très sommaires dans leurs perceptions des valeurs humaines. Ils traitaient surtout de statistiques de salaires, de problèmes matériels. Je ne veux en rien les diminuer en disant cela, ils ont eu une grande importance à leur époque. Mais Jennings fut le premier à s’inspirer de la leçon de Flaherty, (6) à comprendre qu’on pouvait faire des films sur des sociétés très évoluées comme il en avait fait sur les sociétés primitives. Nos films ont suivi cette voie-là.
J.C. : N’êtes vous pas un peu sévère pour un film comme Coal Face (7) par exemple ?
K.R. : Peut-être… Cependant, la différence avec les films de Jennings, c’est que Coal Face utilise ses personnages comme des porte-parole, comme des facteurs sociologiques. C’est très honnêtement fait, mais Jennings, lui, utilise ses personnages pour leur originalité (eccentricity), pour leur individualité, pour ce qu’ils sont et non pour ce qu’ils représentent. C’est ce que nous avons essayé de faire aussi.
J.C. : Pour Samedi soir dimanche matin, avez-vous travaillé en étroite collaboration avec Alan Sillitoe, (8) l’auteur du roman ?
K.R. : Très étroite. C’était mon premier film de fiction, son premier film de fiction à lui aussi, de même pour Albert Finney l’interprète principal. (9) Nous avons travaillé ensemble à l’élaboration du scénario et des dialogues et Sillitoe a assisté au tournage de nombreuses scènes. On peut dire qu’il a vraiment participé au film.
J.C. : Avez-vous apporté des changements significatifs par rapport au roman ?
K.R. : Oui, je crois. Si vous adaptez un roman pour en faire un film, il y a deux types de modifications.
D’abord il s’agit de créer une œuvre dramatique à partir d’une œuvre littéraire, et les exigences sont différentes. Au niveau le plus évident, il faut simplifier l’histoire pour qu’elle tienne en 90 minutes, on gagne ainsi le temps nécessaire pour que chaque événement puisse se développer. Il ne s’agit pas de faire une résumé du roman, où il suffirait d’énumérer les événements à la suite les uns des autres. Il faut se donner le temps de souffler. Alors on supprime certains personnages secondaires, on court-circuite certains procédés narratifs, etc. Tout cela, bien sûr, nous l’avons fait.
L’autre aspect - que cela soit conscient ou non - c’est qu’il est inévitable que le film exprime la sympathie, les sentiments du réalisateur. Parce que c’est lui qui place les caméras, c’est lui qui parle aux acteurs, lui qui, pour ainsi dire, écrit le film dans le concret. Je crois que dans ce cas particulier, il y a une grande différence d’attitude entre le livre et le film. Très grande même.
Sillitoe projette, pourrait-on dire, les espoirs d’un jeune de la classe ouvrière dans son personnage, le roman est écrit à travers le personnage central, Arthur Seaton, par son truchement. Arthur est, d’une certaine façon, l’alter ego de Sillitoe. C’était son premier roman, n’est-ce pas, et donc - sans nuance péjorative - un roman très "primitif", très jeune. Je ne veux pas dire que le roman n’est pas complexe, mais Alan a écrit, par la suite, des choses bien plus fortes, bien plus mûres.
Tandis que pour moi, le personnage n’était pas un porte-parole mais un produit de la société. Je voyais le personnage sous son aspect de victime de cette société. Cela, je le voyais plus nettement que Sillitoe. Et l’accent n’est donc pas le même dans le livre et dans le film. Ce sont comme deux variations sur un même thème. Un exemple : à la fin du livre, Sillitoe suggère, par des moyens "poétiques", que le héros va devenir une sorte de guide spirituel pour ceux qui l’entourent. La fin du film, au contraire, suggère qu’il sera absorbé, assimilé par ceux qui l’entourent.
Il y a aussi la différence d’âge : Sillitoe a écrit le roman alors qu’il était très jeune, 22 ans. Alors que nous avons travaillé au film dix ans plus tard. Et on ne fait pas les mêmes choses à 22 ans et à 32 ans.
Nous avons collaboré étroitement tous les deux et, cependant l’esprit des deux œuvres est très différent.
J.C. : Est-ce que, pour vous Arthur Seaton "échoue" ? S’agit-il d’un échec inévitable dans les conditions sociales de l’époque ?
K.R. : Je ne crois pas que j’aie cherché à poser une sorte d’affirmation de portée générale sur le plan social. J’essayais de dire en face de quoi cet homme-là se trouvait, ce qu’il avait à affronter. Lui, et non les hommes en général. Il y a chez ce personnage un égoïsme très sain, une prise en considération très saine de son être propre et le film est devenu une sorte d’éducation sentimentale d’un jeune de la classe ouvrière - encore que je ne sois pas sûr que cela ait été une recherche consciente chez Sillitoe et chez moi à l’époque.
À la fin du film, on peut dire que la première étape de son éducation sentimentale est terminée. Je ne considère pas la fin comme pessimiste. Mais je n’y vois pas non plus un cri de ralliement pour la révolution, alors que la fin du roman le suggérait plus ou moins clairement.
Il est toujours difficile d’interpréter abstraitement… L’événement est l’événement, et le sens qu’il a, le rôle qu’il tient, c’est autre chose. Conrad dit quelque part que si vous vous souciez trop du rôle que vos personnages doivent tenir, vous aboutissez à des personnages qui ne tiennent pas debout. C’est pourquoi je suis assez réticent quand il s’agit de discuter des personnages en termes abstraits, et de ce qu’ils représentent.
J.C. : Est-ce que je passage du documentaire à la fiction a été un problème pour vous : les acteurs, le milieu, l’Angleterre industrielle du Nord ?
K.R. : Non. J’avais été professeur dans un quartier très modeste de la banlieue de Londres, pendant trois ans et j’avais fait, avec The Lambeth Boys, l’équivalent documentaire de Samedi soir. J’ai été très heureux de découvrir le roman de Sillitoe, car pour The Lambeth Boys, j’avais vivement ressenti l’impossibilité d’aborder des aspects essentiels, que le documentaire ne permet pas de traiter : l’intériorité des personnages. On ne peut que décrire leurs actes, sans aborder leurs sentiments ni leurs pensées. Ce roman apparaissait comme l’œuvre narrative parfaite pour aller un peu plus profond dans l’étude des questions posées par The Lambeth Boys. En particulier toute la question de la vie spirituelle d’un homme par rapport à son travail, un des thèmes qui se retrouvent dans les deux films : le travail, le métier, n’est pas un élément descriptif pittoresque, mais un mode d’expression des individus.
Quant au travail avec les acteurs… En fait, je crois que dès The Lambeth Boys, on trouve un effort pour faire des portraits précis de personnages, un souci du récit également. Ce n’est pas un travail de sociologue. Pour être tout à fait franc, Samedi soir fut pour moi un film facile, beaucoup plus facile que les films ultérieurs. Quand on débute on possède une sorte d’innocence, on pense que tout est possible, on tourne les scènes tout naturellement. C’est en vieillissant qu’on commence à trouver les choses difficiles !
J.C. : On pense à une phrase que vous avez écrite à cette époque : C’est dans les cinq années à venir que nous saurons si notre "putsch" (le mouvement du Free Cinema) l’emportera. Pensez-vous que vous avez effectivement gagné ?
K.R. : Nous avons perdu. Nettement. Ce que nous avions lancé dans le cinéma britannique a complètement disparu. Oui, nous avons perdu.
J.C. : Même à l’extérieur du cinéma britannique ? Sur le plan mondial, il est resté quelque chose de cette impulsion, non ?
K.R. : Quand on est dans l’action, on ne voit pas toujours les vrais problèmes. Quel étaient les vrais problèmes de cette époque ? Le pays avait connu en 1945, avec le gouvernement socialiste, une transformation réelle, un changement radical de la société, et cette expérience, qui était comme un prototype de ce qui attendait d’autres pays occidentaux, présentait un grand intérêt pour le monde entier. Ce qui s’est produit ensuite en Grande-Bretagne, c’est une sorte de stratification, de désillusion, de normalisation - et cela ne présentait aucune espèce d’intérêt pour le reste du monde ! Résultat : Il était devenu impossible de faire des films "réalistes", que quiconque ait envie de voir.
Nous qui étions à l’intérieur du mouvement du Free Cinema, moi en tout cas, je l’ai toujours considéré comme une révolte contre l’industrie britannique du cinéma, comme l’affirmation qu’un film est l’œuvre d’un réalisateur, et non d’une industrie, que plus un film est personnel, meilleur il est.
Ceci, en effet, a été durable. On ne fait plus de films "à la chaîne" en Angleterre, le peu de films réalisés, le sont par les auteurs à leur guise. Seulement on n’en fait guère. Beaucoup d’entre nous sont partis travailler à l’étranger. Lindsay Anderson et Tony Richardson travaillent essentiellement pour le théâtre. De toute manière, c’est quand on est jeune qu’il faut appartenir à un "mouvement", au fur et à mesure que votre œuvre se développe, le combat est de plus en plus entre vous et vous-même. Du coup, je n’ai pas l’impression d’une défaite sérieuse pour l’esthétique cinématographique !
C’est un fait que les films de la fin des années 50 et du début des années 60 n’ont pas créé en Grande-Bretagne de tradition cinématographique durable. Pas plus d’ailleurs que Truffaut, Godard et Chabrol n’ont créé de nouvelle tradition française. Ils ont fait de très bons films, c’est tout.
J.C. : Sur le plan plus général de la façon d’aborder les sujets, il semble tout de même que le cinéma est plus libre qu’il ne l’était.
K.R. : Dans le Free Cinema, il y avait aussi la révolte contre les studios. Le refus des décors construits en studio, mais plus profondément aussi le refus des films signés par les sociétés de production, les films Louis-B. Mayer ou Zanuck. Tout ça, c’est fini dans le monde entier. Ce sont des individus qui font des films aujourd’hui et c’est très bien.
J.C. : Votre film suivant, c’est La Force des Ténèbres. On pourrait y voir un thriller assez banal détourné vers une signification sociale ?
K.R. : C’est assez juste. Mais je trouve que c’est un film qui ne "fonctionne pas". C’est toute une histoire. Albert Finney est parti avec moi pour l’Australie où nous devions faire un film d’action à gros budget sur Ned Kelly, un révolté (et un illuminé) australien, une sorte de gangster qui était en même temps un gourou. Nous avons passé 18 mois à préparer le tournage. Et finalement, nous n’avons pas pu réunir l’argent nécessaire. Nous sommes rentrés, et MGM nous a proposé Night Must Fall. C’était une pièce policière qui avait énormément de succès, typiquement une pièce pour public féminin de l’après-midi, vous voyez… Et l’idée nous a plu. Huit semaines après, le tournage commençait. Nous avons cherché à faire quelque chose de différent, mais nous ne l’avons pas poussé assez loin, et je trouve que le résultat est un mélange un peu pénible.
J.C. : Ensuite vous avez produit This Sporting Life, réalisé avec Lindsay Anderson.
K.R. : Là, mon rôle a été mineur. Le film est entièrement de lui. Nous étions très amis bien sûr, et d’ailleurs le groupe du Free Cinema était avant tout un groupe d’amis, de même que les Angry Young Men du théâtre et de la littérature. C’est pour des raisons d’impact publicitaire, pourrait-on dire, que nous publiions des manifestes sous cette raison sociale. C’est ainsi que notre cinéma et notre théâtre de l’époque ont été discutés à l’étranger, comme s’il s’agissait d’un mouvement polémique, politique, ce qui est inexact.
J.C. : Votre film suivant, c’est Morgan, un film que nous aimons beaucoup dans cette revue.
K.R. : Ce film a une histoire curieuse. Peter Brook, (10) le metteur en scène de théâtre, Lindsay Anderson et moi-même voulions réaliser une trilogie, trois films d’une demi-heure chacun.
Or j’avais vu à la télévision une pièce de cinquante minutes, intitulées Morgan. A Suitable Case for Treatment. Il s’agissait essentiellement d’une série de dialogues entre un marxiste désenchanté et son psychanalyste, avec de courts passages illustrant sa vie. Je choisis ce sujet, me mis au travail avec le scénariste (11), mais à mesure que nous avancions, il devenait évident que nous ne pouvions pas raconter cette histoire en une demi-heure. Je me retirai donc du projet commun, et décidai de faire de Morgan un film à part entière.
La seule chose que nous ayons gardée de la pièce télévisée, c’est la situation morale inconfortable où se trouve le personnage central. Nous avons complètement laissé de côté l’aspect psychanalytique, et il ne va pas chez un docteur, Nous avons aussi refusé d’étudier le personnage de façon théorique ou abstraite. Nous avons décidé de trouver un style capable d’exprimer le personnage plutôt que de le décrire. Cela voulait dire un burlesque assez échevelé (Hight Key Kind of Farce).
Mais à mesure que l’histoire avance, on s’aperçoit que l’élément burlesque se met, lentement, à disparaître, et que nos sourires s’effacent peu à peu. La progression dans Morgan, c’est ce lent effacement progressif de nos sourires.
J.C. : Une comédie désespérée ?
K.R. : C’est à peu près comme ça que je le vois.
J.C. : Voyez-vous un rapport entre Morgan et des œuvres comme The Knack, (12) par exemple ?
K.R. : Sans doute il y en a un…. quoique j’aime à penser que Morgan a un peu plus de caractère que ces autres films ! En fait, je ne le ressens pas tellement, ce rapport. Mais évidemment c’était une période assez particulière pour l’Angleterre. Tout semblait possible, des structures s’écroulaient, laissant la place à plus de liberté. C’était l’époque des Beatles, de ce qu’on appelait la Swinging Britain, l’Angleterre dans le vent. J’espère que Morgan a un caractère plus marqué, plus classique et que les éléments d’époque sont seulement de surface.
J.C. : Certainement ! Mais on pense à un esprit et des procédés de langage commun.
K.R. : Il semblait normal alors d’utiliser l’accéléré si on en avait envie, ou de faire des images très blanches, ou de passer dans le montage d’un plan quelconque à un plan quelconque, sans avoir pour cela l’impression d’attenter à une grammaire quelle qu’elle fût.
C’est très étrange la façon dont on est soumis à ces phénomènes historiques, à ces courants, tout en y contribuant soi-même. On fait partie du courant, mais l’essentiel c’est ce qu’on en fait, vers quoi on conduit la rivière. Et je crois, en effet, que Morgan appartient nettement à son époque. Voyez-vous, la période de la vie où on est le plus heureux, c’est lorsque son travail se déroule dans une atmosphère favorable, où on n’est pas une exception, où d’autre travaillent dans le même esprit que soi, et où on est absolument sûr que l’esprit dans lequel on travaille permettra de toucher un public.
Quand il faut chercher avec acharnement, quand il faut s’imposer une recherche consciente d’un style capable de toucher, les choses sont beaucoup plus difficiles. il y a dans mes films de cette époque une sorte d’aisance, que je ne retrouverai sans doute jamais.
J.C. : Comment voyez-vous le personnage de Morgan ?
K.R. : Je crois que c’est très clair. C’est un homme qui s’aperçoit que ses héros étaient comme des ours en peluche sur le mur de sa chambre d’enfant, ou des géants de contes de fée. Il y a cru à une époque et maintenant, ils lui paraissent ne plus le concerner.
J.C. : Ses rêves montrent qu’il se considère comme traître à sa classe.
K.R. : Absolument. À sa classe, à ses croyances, et à sa mère !
J.C. : Merveilleuse mère…
K.R. : (Il rit). Oui, c’est une militante orthodoxe. Elle lui dit : "Nous t’avons élevé dans la croyance à Marx, à Lénine et à Harry Pollitt (13), et maintenant, vois ce que tu es devenu !".
J.C. : Il y a une très belle scène près de la tombe de Karl Marx.
K.R. : Chose amusante, nous n’avons pas eu l’autorisation de filmer au cimetière de Highgate, où se trouve la tombe. La direction du cimetière avait déclaré : "La tombe de M. Marx est une tombe comme des milliers d’autres et nous ne tenons pas à lui accorder une publicité qui la distingue". Nous avons été obligés de fabriquer notre propre statue de Marx.
J.C. : Votre film suivant, Isadora, vous apparaît-il aujourd’hui comme une exception dans votre carrière, ou au contraire dans la même ligne que vos autres films ?
K.R. : Tout à fait dans la même ligne. Tous mes films, d’une manière ou d’une autre, ont le même sujet. Ce sont des films-portraits, portraits d’individus dont la richesse spirituelle dépasse quelque peu celle du monde qui les entoure, et qui sacrifient quelque chose de leur liberté intérieure dans un effort pour s’adapter à la société. Mes films concernent tous des gens un peu en marge (outsiders), des inadaptés (misfits), des gens venus d’ailleurs (strangers).
Et Isadora Duncan était tout à fait de ceux-là.
Le film a eu une histoire assez pénible. Quand on me l’a confié, la mode dans l’exploitation était aux films très longs, deux parties d’une heure et demie environ, séparées par un entracte. Et on m’avait demandé de faire un film de ce type.
Mais quand il a été terminé, cette vogue était passée, et le distributeur, Universal, exigea que le film soit raccourci, sauvagement raccourci. Du coup, la version qui circule est extrêmement imparfaite à mes yeux. Je crois que le film contient de très bonnes choses mais maintenant cela manque de cohérence interne.
J.C. : Comment avez-vous vu ce personnage d’Isadora Duncan ?
K.R. : Comme une âme libre et insensée. C’était une jeune Américaine, très puritaine venue en Europe pour se colleter avec le monde, en employant le moyen le plus téméraire : danser seule sur une scène devant tous les publics d’Europe. Ce fut à la fois son salut et sa destruction.
C’est la seule fois où j’ai travaillé à partir d’éléments réels, et cela m’a posé bien des problèmes. Quand on fait un film biographique, il y a des choses qu’on ne peut pas faire. Il y a cette personne réelle qui regarde tout le temps par dessus votre épaule. Cela limite votre liberté dans la narration, et pour moi, ce fut pénible. J’aurais voulu faire aller l’Isadora fictive dans certaines directions et cela m’était impossible parce qu’il y avait eu une Isadora réelle. Encore une fois, quoique le film contienne des réussites - en particulier, je trouve que Vanessa Redgrave (14) y est merveilleuse - finalement, il ne me satisfait pas, il ne me paraît pas tout à fait parvenu à son point d’achèvement.
J.C. : Avec le film suivant, Le Flambeur, vous revenez à des portraits masculins.
K.R. : Le Flambeur est un film très new yorkais, mais son thème est, en fait, le même que celui de Samedi soir. Seulement le héros, cette fois est épris - pas de façon rationnelle - d’une sorte de conception dostoïevskienne de la liberté existentielle. Dans la forme, c’est un thriller américain. Je trouve que c’est un film réussi.
J.C. : Dans Les Guerriers de l’enfer, est-ce également le portrait d’un homme qui vous a intéressé ?
K.R. : Tout à fait. Avec une complexité plus grande puisque il y a deux hommes dont l’un est en quelque sorte le contretype de l’autre, son inverse. Là encore, la forme est celle du film américain d’action traditionnel, mais pour l’essentiel, c’est le portrait d’un soldat "romantique" d’une sorte de samouraï, un marine qui n’arrive pas à trouver dans la guerre du Vietnam un accomplissement de son destin, que cette guerre dégoûte parce que ce n’est pas une guerre mais une boucherie. Sa vie se transforme en une sorte d’odyssée absurde, grotesque, à la poursuite d’un objectif totalement dérisoire. C’est une sorte de héros à la John Ford, transplanté dans un monde qui n’a que faire de ses qualités, de ses capacités.
Quand je dis que tous mes films sont des portraits, je ne veux pas dire le même type de portraits. Le style de chacun est chaque fois différent. Je m’attache particulièrement à trouver un style de récit, un style d’image et un style de dialogue capables d’exprimer le personnage central. Dans Les Guerriers de l’enfer, le style est sombre, tendu, plein d’aspérités, d’éclat aussi, parce qu’il m’a semblé que c’étaient là les couleurs qui convenaient pour dépeindre cet homme-là.
J.C. : Le film dépeint aussi un état de la société américaine, une société gangrenée.
K.R. : Le film concerne un moment bien défini de l’histoire ses États-Unis, les années 60. Une époque où le Mal était déchaîné dans ce pays où le Diable régnait, pourrait-on dire si l’on ne craignait le mélodrame. C’est un film qui essaie de suggérer, sans l’expliciter, que la guerre du Vietnam fut un symptôme, et non une cause du malaise. Ce qui explique le peu de succès qu’il a eu aux États-Unis. Enfin, il y a eu un succès critique, et dans les salles des grandes villes, mais le public populaire refusa complètement le film. L’Américain moyen semblait ressentir comme un manque de tact qu’un étranger se permette de montrer l’Amérique ainsi.
J.C. : Il y a cette scène de l’aéroport où la guerre du Vietnam apparaît comme par accroc, comme involontairement par les soldats mutilés que l’on débarque de l’avion, alors qu’autour d’eux la vie continue.
K.R. : C’est un problème important. Si l’on pense à ce qu’est la vie des gens pendant une période historique, on s’aperçoit que les conséquences pratiques sur la vie quotidienne des civils sont minimes. Les conséquences morales bien sûr sont immenses et mon film opère dans ce domaine, les effets de la guerre du Vietnam sur le plan spirituel. Du moins, c’est ce que j’espère.
Voyez-vous, j’étais aux États-Unis à cette époque et le pays était fortement polarisé. D’un côté Nixon, de l’autre les hippies, disons pour simplifier. Mais il apparut assez vite que la distance entre eux était moins grande qu’on ne l’imaginait. Car il existait aussi chez les gourous, dans le Race Consciousness Movement (15) par exemple, une élément autoritaire. Et c’est très intentionnellement que le héros n’est pas un Flower-man, un hippie, mais bien un homme qui croit au combat pour le Drapeau et qui ne trouve pas pour autant sa place dans la société de l’époque, où souffle un vent glacé. Ce qui est mort au Vietnam, c’est la confiance qu’avait l’Amérique en elle-même, et, avec elle, ses valeurs conservatrices du pays.
J’étais réellement concerné par ces problèmes parce que j’avais rencontré d’innombrables gens, parmi les plus intelligents, que la guerre bouleversait, et pour qui la contre-culture, la drug-culture paraissait une direction tentante Alors la lecture du roman de Robert Stone (16) qui est un excellent livre, m’a décidé.
Aujourd’hui, on un sentiment très différent quand on va aux États-Unis. Il y a eu un retour à l’ordre et à la morale. Mais il est difficile de dire si ce changement est profond ou seulement superficiel.
J.C. : Vous avez fait, une fois, un film pour la télévision (On the High Road) (17) d’après Tchekhov. Que pensez-vous du travail pour la télé ?
K.R. : D’abord qu’on a un sentiment de soulagement parce qu’on n’a pas de souci financier. Mais je crois que la TV conduit à un type de cinéma que j’appellerais "provincia"l, sans nuance péjorative, c’est à dire que son impact est par nature limité. Elle ne peut s’intéresser à des énonciations de portée générale, qui sont au contraire le domaine naturel du film de cinéma.
J.C. : Quels sont vos projets actuels ?
K.R. : Je vais à nouveau réaliser un film en Angleterre. C’est un film librement inspiré par un roman contemporain, The French Lieutenant’s Woman de John Fowles. (18) L’action se passe à l’époque victorienne et j’ai apprécié le fait que l’auteur ne croit pas déshonorant d’adopter un point de vie "victorien" sur les événements. L’adaptation sera de Harold Pinter (19) et je compte tourner au printemps prochain.
J.C. : Le sujet est-il en rapport avec vos films précédents ?
K.R. : À première vue, non… Mais il le sera probablement quand le film sera terminé !
Propos recueillis par Jean Grissolange
La Rochelle, 5 juillet 1979.
1. Tony Richardson (1928-1991).
2. Lindsay Anderson (1923-1994).
3. Humphrey Jennings (1907-1950).
4. Liés aux partis de gauche.
5. École documentaire anglaise : John Grierson (1898-1972) ; Paul Rotha (1907-1984).
6. Robert Flaherty (1884-1951) était américain.
7. Coal Face, court métrage de Alberto Cavalcanti (1935) produit par John Grierson.
8. Alan Sillitoe (1928-2010).
Saturday Night and Sunday Morning, London, W.H. Allen, 1958.
9. Albert Finney est né en 1936.
10. Peter Brook est né en 1925.
11. Le dramaturge David Mercer (1928-1980) est aussi le scénariste de Providence (1977) de Alain Resnais (1922-2014).
12. The Knack… et comment l’avoir (The Knack ...and How to Get It) de Richard Lester (1965)
13. Harry Pollitt (1890-1960), fondateur et Secrétaire du Parti communiste de Grande-Bretagne.
14. Vanessa Redgrave est née en 1937. Elle a reçu le Prix d’interprétation féminine pour le rôle de Leonie Delt dans Morgan au Festival de Cannes 1966, et pour celui de Isadora Duncan dans Isadora au Festival de Cannes 1969.
15. Il s’agit du Black Consciousness Movement (BCM).
16. Robert Stone, Dog Soldiers, Houghton Mifflin Harcourt, 1974 ; Les Guerriers de l’enfer, traduction de Michel Pétris & Marie Kalt, Paris, Le Sagittaire, 1978 ; réédition, Verviers, Marabout, 1980 ; réédition, Paris, Gallimard, 1994 ; réédité sous le titre La Ligne de fuite dans une nouvelle traduction de Philippe Garnier, Éditions de l’Olivier, 2016.
17. On the High Road (1973), d’après la pièce de théâtre de Tchekhov (1885), pour la BBC.
18. John Fowles, The French Lieutenant’s Woman, Londres, Jonathan Cape, 1969 ; La Maîtresse du lieutenant français, traduction de Guy Durand, Seuil, 1972.
19. Harold Pinter (1930-2008), Prix Nobel de littérature 2005.
* Momma Don’t Allow (1955).
* Every Day Except Christmas (1957).
* We Are the Lambeth Boys (1958).
* Samedi soir, dimanche matin (Saturday Night and Sunday Morning) (1960).
* Le Prix d’un homme (This Sporting Life) (1963).
* La Force des ténèbres (Night Must Fall) (1964).
* Morgan (Morgan : A Suitable Case for Treatment) (1966).
* Isadora (1968).
* Le Flambeur (The Gambler) (1974).
* Les Guerriers de l’enfer (Who’ll Stop the Rain) (1978).
* La Maîtresse du lieutenant français (The French Lieutenant’s Woman) (1981).