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Carné, Marcel (1906-1996) I
Carné avec Prévert
publié le dimanche 5 août 2018

par Bernard Chardère
Jeune Cinéma n°317-318, été 2008


 


Tandis que le Festival de Florence revisite Jacques Prévert et Marcel Carné, qu’une grande exposition sur Jacques Prévert est en préparation pour la rentrée à l’Hôtel de Ville de Paris (2), l’Institut Lumière, rue du Premier-Film à Lyon, a proposé une rétrospective intitulée Carné avec ou sans Prévert (3) : 16 films, dont 7 avec lui et 9 sans lui. C’est donc l’actualité qui commande ici.
Le commentateur préposé à ce cahier des charges aurait préféré traiter, il l’avoue, "Prévert avec ou sans Carné". Parce qu’il lui semble que Jacques Prévert est, sans conteste, le plus grand auteur des deux. Et aussi parce qu’une question se pose : le cinéaste Marcel Carné mérite-t-il vraiment la place, au premier rang des réalisateurs de l’histoire du cinéma, que lui octroyaient les critiques et les historiens d’hier ?
Disons que notre sujet sera justement de survoler quelques arguments pour et contre.

B.Ch.

1. France Cinéma (1986-2008) était un festival de l’Institut français de Florence, créé par Daniel Arasse. Il fut le plus important festival cinématographique italien consacré au cinéma français, sous la direction de Aldo Tassone et Françoise Pieri. L’édition 2008 fut la dernière. Au programme : Retrospettiva Marcel Carné - Jacques Prévert (31 octobre-2 novembre 2008).

2. Exposition Jacques Prévert, Paris la belle, à l’Hôtel de Ville de Paris (24 octobre 2008-28 février 2009).

3. Rétrospective Marcel Carné, Institut Lumière, Lyon (7 mai-13 juillet 2008).


Feuilletons l’une des rares monographies sur Marcel Carné, (4) œuvre de Michel Perez, collaborateur du Positif des débuts, avant de devenir journaliste au Matin de Paris, à Charlie-Hebdo, au Nouvel Observateur. Il l’écrivit en 1986, après être venu à l’Institut Lumière, accompagnant Marcel Carné, auquel nous avions consacré une rétrospective en 1984. Son livre, mesuré, brillamment écrit, est un modèle. Quelques citations seront prises aussi dans Le Cinéma de Jacques Prévert (5).
Avant de suivre la chronologie des films de Marcel Carné, quelques onces de considérations générales sur le couple scénariste-réalisateur. Le couple en question fait des enfants, qui sont… leurs films. Il n’y a pas lieu de s’étonner si, pas plus qu’avec l’hérédité en chair et en os, on ne puisse guère attribuer sans coup férir à l’un ou à l’autre des auteurs de leurs jours - on parle des films - telle ou telle caractéristique… héréditaire. Et le résultat final est autre chose que l’addition des deux. C’est étrange, mais c’est ainsi. Parfois, les traces de l’un des parents dominent, mais pas toujours, et en tout cas, rarement dans la même proportion. Ce qui reste de Cesare Zavattini varie suivant ses metteurs en scène. La plume de Jean-Claude Carrière à côté de la sienne ne fait pas changer Luis Buñuel. Maints exemples pourraient être passés en revue, sans autre résultat qu’un foisonnement de complexités à chaque fois différentes.
C’est pourquoi le thème "Prévert avec ou sans Carné" fournirait un éclairage plus riche. En effet, il permettrait de vérifier qu’il reste - allons, disons "s’il reste" - beaucoup de Prévert (s ?) à travers Claude Autant-Lara dans Ciboulette (1933), Jean Renoir dans Le Crime de M. Lange (1936), de Christian-Jaque dans Sortilèges (1945), Jean Grémillon dans Remorques (1941) et, dans Lumière d’été (1943), André Cayatte dans Les Amants de Vérone (1948), bien sûr à travers les trois titres pour l’écran et les trois pour la télévision signés Pierre Prévert, mais même beaucoup de Jacques Prévert encore à travers des réalisateurs mineurs comme Richard Pottier dans Si j’étais le patron (1934) ou Un oiseau rare (1935) ou Henry Jacques dans L’Arche de Noé (1947). Ne tenons surtout pas le metteur en scène pour "responsable, mais non coupable" : c’est bien Jean Delannoy qui ne sut pas faire de l’excellente adaptation / re-création de Notre-Dame-de-Paris par Jacques Prévert (1956), le film superbe qu’elle aurait dû générer.

La question qui se poserait, si nous prenions le cinéma au sérieux - mais nul doute qu’après le premier siècle, la chose va se faire -, serait d’essayer de déterminer si le Prévert récurrent est toujours exactement le même ? Ou si l’on peut détecter des variantes, des variables, selon les réalisateurs qui travaillent d’après ses textes ? Mais laissons cette douzaine de films, et même la vingtaine de scénarios préparés, sans être hélas jamais portés jusqu’à l’écran, par Jacques Prévert, pour en venir à Marcel Carné et aux huit films qu’il a signés d’après lui.

Michel Perez écrivait : "De père ébéniste et de mère bretonne, Marcel Carné nous a construit des tables somptueuses qui tiendront debout longtemps encore…". Le côté "ébéniste" est indéniable. Marcel Carné fut un technicien hors pair, et c’est sans doute cela qui, dans l’après-guerre où l’on redécouvrait le cinéma, amenait les critiques, les ciné-clubs à disserter autant sur sa mise en scène. André Bazin était capable - je peux en témoigner personnellement ! - de parler trois-quarts d’heure avant la projection du Jour se lève, sans prononcer une fois le nom de Jacques Prévert. Et sur le trajet de la caméra pour le meurtre de Batala du Crime de M. Lange, donc ! Pour mémoire, Les Enfants du paradis (1945) était entièrement crédité à l’actif du seul metteur en scène. Ce qui est d’autant plus curieux, rétrospectivement, que même les "cinéphiles" - le mot, à vrai dire, n’était encore guère usité - s’intéressaient d’abord, à cette époque, aux problèmes socio-culturels que soulevait un film plutôt qu’à sa forme, à sa "spécificité", comme Claude Mauriac l’appelait de ses vœux.

Cela débouchera sur le cinéma prétexte à débats télévisés autour de "faits de société", sans que l’on remette le scénariste à sa place, la première - chronologiquement du moins. C’est "l’ébéniste" qui sera considéré comme le seul auteur.

 
Jenny (1936)
 


 

Oublions les tours de passe-passe de notre critique "Nouvelle Vague" pour retrouver un ex-jeune critique Nouvelle Vague d’antan, qui admire les grands maîtres allemands issus de l’expressionnisme, et voudrait aussi que la caméra soit plus mobile, qu’elle quitte les studios pour descendre dans la rue (amusant de penser que, plus tard, il préférera reconstruire la rue en studio…). Assistant-opérateur, il doit sa chance à Françoise Rosay, qui le recommande à son époux Jacques Feyder pour Les Nouveaux Messieurs, en 1928.

Jacques Feyder partant à Hollywood diriger Greta Garbo, Marcel Carné réalise un documentaire : Nogent, Eldorado du dimanche, (1929), dans l’esprit de Paul Fejos dans Solitude (1928) et de King Vidor dans La Foule (1928), et dans le même esprit de reportage sur le vif qui anime l’équipe de Robert Siodmak et Edgar G. Ulmer, avec leurs scénaristes Billy Wilder et Fred Zinnemann et le chef op’ Eugen Schüfftan, tournant à Berlin, ce même été, Les Hommes le dimanche (1930). Ou encore celui de Georges Lacombe avec La Zone (1929), de Jean Vigo avec À propos de Nice (1930), de Joris Ivens avec Pluie (1929). Toute une recherche du réel chez cette "Nouvelle Vague" - qui, en fait, rejoindra vite les studios. René Clair aime cet essai et embauche Marcel Carné pour Sous les toits de Paris (1930). Le parlant est là. Jacques Feyder le prend comme assistant pour Le Grand Jeu (1934), Pensions Mimosas (1935), La Kermesse héroïque (1935). On en profite pour redire l’importance du metteur en scène Jacques Feyder.


 

1936. Toujours grâce à Françoise Rosay, on propose à Marcel Carné de réaliser Prison de velours, roman de Louis Ribaud, scénario d’un journaliste niçois, Pierre Rocher. Sujet peu enthousiasmant : un gigolo devient, sans le savoir, l’amant de la fille de sa maîtresse. Il pense, pour l’améliorer, à l’auteur de La Bataille de Fontenoy, qu’il a vu récemment, joué par le Groupe octobre, dont le "Soldats de Fontenoy, vous n’êtes pas tombés dans l’oreille d’un sourd" lui a plu. Il se trouve que le producteur connaît ce Jacques Prévert, qui vient de travailler pour lui à Jeunesse d’abord de Claude Heymann & Jean Stelli, avec Pierre Brasseur (1936).

Marcel Carné va le voir alors qu’il visionne, avec Jean Renoir, Le Crime de M. Lange, pour lui proposer ce mélo à enrichir. Comme dans Lange, Jacques Prévert fera engager des copains du Groupe Octobre - Jean-Louis Barrault, Roger Blin, Sylvia Bataille, le petit Mouloudji, ou encore Joseph Kosma - pour incarner des personnages secondaires pittoresques, lançant des répliques à la fois populaires et peu banales qui seront sa marque de fabrique : "J’aime mon chien. - Tu as un chien, toi ? - Non, j’aime ce que j’ai pas".

Michel Perez : "Autour du portrait en pied de la femme douloureuse s’installe tout un ensemble de vignettes d’un pittoresque aigu dont les modèles annoncent souvent les personnages de plus ample dimension qui peupleront, à l’avenir, les films issus de la collaboration Prévert-Carné".

S’accommodant de l’âge de Albert Préjean - celui de Françoise Rosay correspondant mieux à son rôle -, annonçant l’ambiance de Quai des brumes ou des Portes de la nuit, noir jusqu’au tragique, ce coup d’essai va marquer le départ d’une fructueuse collaboration.

* "Événement capital, écrit Alexandre Arnoux, qui nous révèle un jeune metteur en scène : une sensibilité, une force intérieure…"

* Pour mémoire, François Vinneuil, dans L’Action française  : "Baudelairisme de brasserie… Influence déprimante des idéologies socialistes sur les artistes, même lorsqu’ils font œuvre neutre, sur la tristesse qui imprègne tout, la vie quotidienne et les productions de l’esprit dans les époques d’oppression et de chienlit marxiste comme celle que nous sommes en train de subir".

* Ou cette pertinente critique, non signée : "M. Carné a encore les sympathiques défauts des très jeunes metteurs en scène. Il adore faire cinéma et ne renonce pas à deux ou trois morceaux de bravoure cinématographiques, vestiges périmés de l’ancien ’7ème art d’avant-garde’. Mais il sait voir. Certains coins de banlieue, certains bouts de quai, certains paysages lugubres sont aussi beaux que des Vlaminck. Il ne croit pas à l’importance de l’histoire, car le scénario de Jenny est banal et en outre d’assez mauvais goût. Mais M. Carné sait l’importance du dialogue. Il a confié le sien à M. Jacques Prévert, qui est un poète de grand talent, un fort habile homme et qui écrit la langue simple, directe, saisissante, nécessaire au cinéma. Quelques-unes des répliques de M. Jacques Prévert dans Jenny sont d’authentiques chefs-d’œuvre, mi-poétiques, mi-comiques, de tout premier ordre".


 

Comment se passera cette collaboration ?
D’après Marcel Carné - dans ses souvenirs La Vie à belles dents (1975) : "Prévert ne m’écarta jamais de son travail… Il me faisait part de l’avancement de son travail… Nous en discutions longtemps… Il cherchait rarement à me convaincre, se contentant de me dire : ’Je ne suis pas d’accord, mais c’est toi qui fais le film’".
Venu à l’Institut Lumière en 1985, le décorateur Alexandre Trauner retrouvera le mot : "Carné ? c’était un collaborateur", signalant au passage que leurs excellentes relations à tous ne les amenèrent jamais jusqu’à déjeuner ensemble pendant un tournage… Apparemment, les entourages du scénariste et du réalisateur ne… coïncidaient pas. Ne pas déjeuner ensemble n’empêchant pas de travailler ensemble - dont acte. À suivre.
Par exemple, avec Raymond Bussières, qui disait à Marcel Oms en 1965 : "Carné ’encadrait’ bien le délire de Jacques. Il me semble que leur œuvre commune est faite de leur perpétuel conflit. Les deux hommes sont aussi différents que possible, et chacun apportait à l’autre ce qu’il n’avait pas".

 
Drôle de drame (1937)
 


 

"J’avais du mal à saisir toutes les répliques. Mais ça m’a tout de suite paru un film étonnant qui sortait des sentiers battus et je me marrais bien. Je trouvais le scénario bien foutu, plein d’imprévus, et je me disais que le type qui avait fait la mise en scène connaissait bien son métier". Ainsi parlait plus tard Jean Gabin : avec précision.
Pourtant, en 1937, la plupart des spectateurs n’aimaient pas le film : ils trouvaient qu’on se moquait d’eux (pas faux, peut-être).

Quant aux critiques :

* "Ce n’est pas un drame et ce n’est pas très drôle. Ce film est décevant et je le regrette". André Maurois.

* "Pour être drôle, une extravagance doit être improvisée. Artistiquement photographié, les gags de DDD donnent une déplorable impression de travail". Marcel Achard.

* "Je préfère La Margoton du bataillon" Henri Jeanson.

* "Accumulation du pire bric-à-brac poétique". Georges Sadoul.

* "Tout cela est trop compliqué, trop verbeux, trop appuyé, trop voulu". Jean Fayard.

* "La simplicité est, hélas !, ce qui manque le plus à M.Jacques Prévert. Je mets son nom en avant, parce qu’il est manifestement le premier responsable du film, celui qui l’a réellement inventé, M. Carné ne faisant que matérialiser par les décors et les photographies cette invention… Le tout est gai comme les cabrioles d’un maboul dans une chambre mortuaire". François Vinneuil.

Comme on ne compte pas disserter ici sur DDD, incontestable chef-d’œuvre, rapportons plutôt un dialogue avec l’assistant, Pierre Prévert :


 

Question : Maintenant qu’on peut faire le bilan, vous ne trouvez pas - tous les deux - que Marcel Carné n’a peut-être pas été le metteur en scène idéal pour les scénarios de Jacques ? Comme la suite l’a montré…
Réponse : Non, on ne peut pas dire ça… D’abord, parce qu’il a toujours très bien tenu le plateau, les acteurs, les figurants… Tous les techniciens… C’est tellement difficile d’avoir ces gens en mains et de leur faire donner le meilleur… Non, Carné, on ne peut pas dire…
Q : Et pourquoi Jacques n’a-t-il jamais voulu diriger lui-même ?
R : Parce qu’il ne voulait pas emmerder les gens.
Q : Autre chose : pourquoi allumait-il toujours une cigarette avec l’autre ?
R : C‘était… il avait commencé… pour que les gens ne l’emmerdent pas.
Voilà qui n’est pas si peu clair qu’on pourrait le croire.


 

Il était une fois… un directeur de studios, Charles David - plus tard, il épousera Deanna Durbin -, qui avait permis le tournage de L’affaire est dans le sac, et qui possédait les droits d’un livre de Storer Clouston, déjà porté à l’écran trois fois aux États-Unis au temps du muet. Il souhaitait que son ami Jacques Prévert l’adapte, que son frère Pierre Prévert le réalise, avec Louis Jouvet et Michel Simon.
Finalement, le producteur Édouard Corniglion-Molinier proposa / imposa Françoise Rosay et Jean-Pierre Aumont, tandis que Jacques Prévert ajoutait à l’intrigue (amusante, mais complexe) le personnage d’un tueur de bouchers destiné à Jean-Louis Barrault.
Pierre Prévert devint assistant de Marcel Carné, qui exigea le grand opérateur allemand Eugen Schüfftan. Les silhouettes venant, bien entendu, du Groupe Octobre : Marcel Duhamel, Yves Deniaud, Fabien Loris, Frédéric O’Brady, Guy Decomble, Raymond Bussières…


 

Puisque nous avons cité des critiques d’époque dont l’incompréhension de ce film peut étonner, rendons à la profession quelque perspicacité avec des textes plus récents.

* Michel Perez : "Pour être de nature incontestablement littéraire au départ (leurs scénarios témoignent d’une telle rigueur de construction qu’ils commandent impérativement le rythme du film à venir et les échanges de répliques dictant son montage), les films de l’équipe Carné-Pévert n’en sont pas moins des œuvres où l’image possède une force qu’on a souvent négligée, oubliant que les plus beaux d’entre eux ne se sont pas haussés au rang de mythes par la seule grâce d’un verbe brillant et d’une invention poétique nourrie au feu du surréalisme".

* André-Georges Brunelin (qui a écrit sur Jean Gabin mais aussi sur les deux Prévert) : "Sans doute reprochera-t-on à Carné une totale absence de fantaisie dans sa mise en scène, une certaine froideur, un style glacé qui l’ont presque toujours caractérisé… Cette froideur et cette rigueur tempèrent l’aspect volontairement délirant des histoires prévertiennes : elles leur donnent le cadre sans lequel peu de personnages de Jacques Prévert seraient parvenus à passer la rampe de l’écran.
Pour imaginer ce qu’aurait été DDD sans Carné, on peut faire la comparaison avec L’affaire est dans le sac…"

Il faut souligner que A.-G. Brunelin était un exégète éclairé, familier de l’esprit Prévert. Ce qu’il dit là - sur la rigueur de Marcel Carné venant équilibrer l’exubérance de Jacques Prévert - devait être, plus ou moins, le sentiment des Prévert eux-mêmes…

* À l’encontre du goût de la "garde rapprochée" du Groupe Octobre : Charles David aurait préféré évincer Marcel Carné.

* Brunius, après avoir rendu hommage au metteur en scène "qui a beaucoup apporté au cinéma français", ne peut s’empêcher d’ajouter : "Je connais les scénarios écrits par Jacques Prévert avant qu’il rencontre Marcel Carné. Ils étaient très différents. Je préfère le Prévert de L’affaire est dans le sac  : sa personnalité s’y retrouve mieux que dans n’importe quel scénario écrit pour Carné".

* Point de vue identique chez Marcel Duhamel.

* Plus objectif, Raymond Bussières, compagnon depuis le Groupe Octobre jusqu’aux téléfilms de Pierre Prévert, déjà cité : "Même si c’est Jacques Prévert qui racontait des histoires de prolos, d’ouvriers et de révoltés, c’est quand même Marcel Carné qui en a fait des films aux images inoubliables".

 
Quai des brumes (1938)
 


 

Au "réalisme poétique" dont on l’a vite crédité, Marcel Carné préférait le "fantastique social" cher à Pierre Mac Orlan : "Les ombres maîtresses de la rue jouaient leur rôle fantastique dans la comédie tragique de minuit".

Le Quai des brumes - ce fut aussi le titre du film à sa sortie, puis l’article disparut - était dans le roman celui de Javel : tout se passait à Montmartre, au cabaret Au lapin agile. L’adaptation, écrite par Jacques Prévert à Belle-Isle, devait être tournée à Hambourg, mais l’UFA de Goebbels refusa : Le Havre fut choisi, noirci par les éclairages de Eugen Schüfftan, les décors de Alexandre Trauner et les machines à brouillard.


 

Jacques Prévert imposa le musicien Maurice Jaubert. Il indiqua que Michèle Morgan, 18 ans, "soit vêtue d’un imperméable et coiffée d’un petit béret".
Et qui donc permit que le film se fasse, car il avait le droit contractuel de choisir son scénario et ses techniciens ? Jean Gabin. Fidèle à l’esprit de Pierre Mac Orlan (qui aima le film), Jacques Prévert ajoute des personnages : ceux de Pierre Brasseur, Aimos, Marcel Pérès, René Génin. Il assimile amour et destin. Il écrit superbement : "Un alchimiste des mots, un poète", dit Michèle Morgan.


 

Sans doute pourrait-on laisser la conclusion, concernant Quai des brumes, à Denise Tual, qui conseilla à Jean Gabin de lire le roman : "Jacques Prévert ne disait rien qui puisse empêcher Marcel Carné de faire sa mise en scène". Une mise en scène appuyée, certes, qui doit beaucoup, sinon à l’expressionnisme, du moins au cinéma réaliste allemand, à Josef von Sternberg et à Georg Wilhelm Pabst. Mais qui est bien de Marcel Carné, comment ne pas le reconnaître, comment ne pas la reconnaître ? D’ailleurs, si Jacques Prévert ne disait rien, c’est qu’il n’y avait plus qu’à tirer l’échelle.

 
Hôtel du Nord (1938)
 


 

Ne rompons pas la suite chronologique, même si ce film devrait être, plus loin, avec les "Carné sans Prévert". (6) Jacques Prévert est à Hollywood, pour rejoindre Jacqueline Laurent. C’est avec Jean Aurenche que Marcel Carné adapte Hôtel du Nord de Eugène Dabit, dont Henri Jeanson écrira les dialogues. Arletty et Louis Jouvet prenant le pas sur le couple d’amoureux Annabella-Aumont, l’idée était de faire "un Quai des brumes gai".


 

Pittoresque, en tout cas, dans un décor reconstruit en studio d’où la saveur de l’Hôtel du Nord existant aujourd’hui, la fiction recréant le réel. Bien que les implications sociales et politiques du romancier aient disparu dans le film, l’hostilité de la droite ne désarme pas :

* "Marcel Carné est aryen. Mais il a été imprégné de toutes les influences juives…" François Vinneuil.

* "Pour le fond, Hôtel du Nord est moins édifiant encore que Quai des brumes, et nécessite de plus sévères condamnations". La Croix.

* "Outre l’irrespirable atmosphère de cette sentine, c’est la mystique de la défaite, de la lâcheté, la négation de l’effort. Bravo, bravo, Marcel Carné, vous avez battu votre propre record !" L’Ordre.

Il était de notoriété publique que Marcel Carné avait "mauvais caractère". Autoritaire, colérique, mal aimé des techniciens… et pourtant, assez peu directif avec ses acteurs.


 

Quelques témoignages :

* "Dans ses rapports avec l’interprète, il reste toujours dans l’ombre", observera Michelangelo Antonioni, assistant sur Les Visiteurs du soir, qui notera encore en 1960 : "En le voyant travailler, j’étais resté surpris de ses préoccupations techniques constantes et presque exclusives".

* Michel Simon, après Quai des brumes : "Carné alors, ne donnait jamais de conseils à ses interprètes pour ne pas les gêner".

* Henri Jeanson, moins jésuite, à propos de Hôtel du Nord  : "Marcel Carné, délicat ensemblier, maître imagier, licencié en brouillard, se montrait absolument incapable de donner une indication autre que technique à ses comédiens".

* Sylvia Bataille : "Marcel Carné est épouvantable comme directeur d’acteurs. D’ailleurs, il n’a fait de bons films qu’avec Jacques Prévert. C’est un bon technicien, mais ça ne suffit pas !"

* Marcel Herrand résumait : "Votre plus mauvais souvenir ? - Marcel Carné dans Les Enfants du paradis".

* Ne pas compter sur Jacques Prévert pour dire autre chose, en 1945, que : "C’est un prodigieux metteur en scène et un homme d’une extraordinaire modestie. Je l’aime beaucoup et j’ai déjà fait sept films avec lui".

* Et ne pas compter sur Marcel Carné pour dire autre chose que : "Nous collaborons étroitement de la première version du scénario jusqu’au découpage ultime. Sur le plateau, je ne change pas un mot et je veille au respect absolu de son texte par les acteurs".

Mais pourquoi Jacques Prévert a-t-il pensé que faire de la mise en scène, c’était embêter les gens ?

 
Le jour se lève (1939)
 


 

Jean Gabin achète les droits de Martin Roumagnac de Georges Lacombe, Jacques Prévert prépare le scénario intitulé Rue des Vertus, quand Marcel Carné s‘emballe pour le synopsis d’un voisin de palier : le romancier, poète et scénariste Jacques Viot. Moins pour l’intrigue elle-même que pour le procédé du récit par retours en arrière. Les dernières heures de la vie d’un ouvrier, seul dans une chambre, qui se souvient de son passé. Le héros tragique victime de la vie et des "salauds", déjà l’absurde existentiel.


 

* "Il ne faudrait pas que l’on en fît une nouveauté géniale. M. Carné et son ami et dialoguiste attitré, M. Jacques Prévert, mettent un halo de sensiblerie indulgente autour des misérables abouliques de leurs films". François Vinneuil.

* "Le jour se lève, plus encore peut-être que Quai des brumes, contribuera à donner à la production française cette couleur particulière qui ne sera pas sans nuire, non seulement au cinéma national, mais aussi et plus encore à la France elle-même". René Jeanne & Charles Ford.


 

Il serait injuste de dire "Laissons André Bazin sauver l’honneur (de la critique) car Le jour se lève a toujours été le film des connaisseurs. "Le réalisme de Marcel Carné sait, tout en restant minutieusement fidèle à la vraisemblance de son décor, le transposer poétiquement, non pas en le modifiant par une transposition formelle et picturale, comme le fit l’expressionnisme allemand, mais en dégageant sa poésie immanente, en le contraignant à révéler de secrets accords avec le drame.
C’est en ce sens qu’on peut parler du ’réalisme poétique’ de Marcel Carné, très différent du néoréalisme de l’après-guerre".

 
Les Visiteurs du soir (1942)
 


 

Démobilisé, Marcel Carné signe avec la Continental de Alfred Greven et cherche un sujet : Les Bottes de 7 lieues de Marcel Aymé, Les Évadés de l’an 4000 de Jacques Spitz, Juliette ou la clef des songes de Georges Neveux, adapté par Jacques Viot ? Finalement, c’est le producteur André Paulvé - L’Éternel Retour de Jean Delannoy (1943), et ses deux films Les Visiteurs du soir (1942), Les Enfants du paradis (1945) : les trois plus grands succès de l’Occupation - qui l’emporte, proposant un film "de prestige", d’évasion, situé dans le passé.


 

Jacques Prévert et son équipe - Georges Wakhévitch "couvrant" Alexandre Trauner, Maurice Thiriet, Joseph Kosma - depuis le Midi, s’inspirant des Très Riches Heures du duc de Berry pour une histoire fantastique à la Peter Ibbetson (7). Le cœur des amants continuera de battre, malgré le diable…


 

S’est-elle diluée, la poésie un peu voulue des Visiteurs du soir, ne laissant quelque magie qu’au rôle ambigu de Arletty ? Jacques Prévert aurait préféré l’inspiration de William Blake et son recueil de poésie Mariage du ciel et de l’enfer  -, plutôt que les enluminures à la française. Poésie plutôt blanche, comme les murs des châteaux (parce qu’ils étaient neufs), pour un fantastique non plus social mais médiéval...

 
Les Enfants du paradis (1945)
 


 

Jacques Prévert et Marcel Carné proposèrent à André Paulvé un Milord l’Arsouille, puis Funambules, d’après l’histoire du mime Jean- Gaspard Deburau, que Jean-Louis Barrault leur raconta à Nice. C’est le premier scénario tout à fait original qu’allait écrire Jacques Prévert.


 

Dans les débuts, il était question du procès de Deburau aux Assises, interrompu par les aveux publics de Lacenaire. Ensuite, les deux "époques", Le Boulevard du crime et L’Homme blanc, sous le titre général Les Enfants du paradis.
Le tournage à la Victorine commença le 17 août 1943. Débarquement des Américains en Sicile le 10 juillet, capitulation italienne le 8 septembre. Dès ce jour, Alfred Greven obtient l’interdiction de la Société Paulvé, à capitaux italiens. Pathé lui succède. Tournage à Paris du 8 novembre 1943 au 5 février 1944. Retour à la Victorine le 15 mars 1944, où Pierre Renoir remplace Robert Le Vigan. Reprise à Paris du 29 mars au 14 avril. Sortie après la Libération, le 10 mars 1945. Arletty est en prison.


 

À propos de chiffres et de lettres… ou plutôt de dates et de cachets. Rémunération de Jacques Prévert : 250 000 frs ; de Marcel Carné : 350 000 frs ; de Arletty : 1 775 000 frs ; de Pierre Brasseur : 200 000 frs. Robert Borderie, directeur de production de Pathé, 5 % sur les recettes, avait touché 30 millions (d’anciens francs) en 1966 et devait continuer son pourcentage vingt ans encore. André Paulvé : rien (il a investi 16 millions 6, Pathé 42 millions 5).


 

Non resserré mais romanesque, non réaliste mais stylisé - comme une pièce ou plutôt comme un opéra -, hommage au spectacle théâtral filmé et découpé dans le style du cinéma des origines, Les Enfants du paradis, qui laissa d’abord les critiques perplexes, est aujourd’hui tenu par le public comme le meilleur film français du premier siècle du cinéma. On ne pouvait guère attendre de Jacques Prévert, la bride sur le cou, travaillant librement "pour le prestige", qu’il suive les règles du développement classique dans son scénario. Il sera donc plutôt dans le genre picaresque, avec des épisodes s’emboîtant et des personnages se croisant, comme les romans du 18e siècle ou les mélos populaires du Boulevard du crime.


 

Cela dit, l’intrigue est remarquablement construite, qualité qui se retrouve dans la plupart des films de Jacques Prévert, même si beaucoup ne s’en sont pas rendu compte, parce que la construction ne suit pas la tradition scolaire. Pourtant, certains l’ont compris, alors même que Jacques Prévert n’est pas leur auteur de chevet. François Truffaut, dans Arts (1956) : "Marcel Carné n’aurait pas dû se séparer de Jacques Prévert après Les Portes de la nuit, qui n’était pas un si mauvais film après tout… Ce n’est pas tous les jours qu’on rencontre un Prévert, c’est-à-dire un homme capable d’inventer une histoire entremêlant quatre ou cinq actions simultanées avec douze personnages, tous agissants, qui se perdent et se retrouvent selon une construction dramatique parfaite". Jacques Prévert le constructeur : la vue est plus originale que sur Marcel Carné, pur technicien.


 

Dès 1934, pour Mon associé, Mr. Davis, Claude Autant-Lara voyait son scénariste lire "notre partition de haut en bas" sur de "grandes feuilles de papier blanc sur lequelles il inscrivait, bien visible du premier coup d’œil, toute la continuité du film. Souci de synthèse, aussi. Cet immense plan, il l’agrémentait, en marge, de quantité de petits dessins…".
Une photo de Ernest Jacques, à Tourrettes-sur-Loup en 1941, montre Marcel Carné prenant des notes et, de l’autre côté de la table, Jacques Prévert, avec les séquences des Visiteurs du soir toutes tournées de son côté. Il faudra bien qu’un jour une édition critique fasse mieux que les Avant-scène Cinéma (où sont parus les dialogues-découpages des films Prévert-Carné), qu’on y précise qui a écrit quoi, concernant les mouvements de caméra mêmes, les gestes des acteurs…


 

Un seul exemple entre tous, parce que le rédacteur de L’Avant-scène note : "Précisions de Prévert" : Dans la chambre du Jour se lève, "obtenir s’il est possible que la glace soit non pas seulement étoilée, mais fendue en plusieurs éclats, pour obtenir ainsi un décalage de plans entre ces éclats, et que, dans une scène postérieure, François ait un peu plus de difficultés à retrouver son image quand il va tirer sur elle".
Comme disait Jacques Prévert, n’est-ce pas (selon Marcel Carné) : "Je ne suis pas d’accord, mais c’est ton film…". Citation inexacte, précisément : "C’est toi qui fais le film".

 
Les Portes de la nuit (1946)
 


 

C’est la dernière œuvre de l’équipe Prévert-Carné-Trauner-Kosma. Marlene Dietrich ne veut pas chanter Les Feuilles mortes, ni participer à un film qui donne une idée peu héroïque de la France occupée. D’ailleurs, la RKO se retire pour ne pas financer un couple illégitime. Elle et Jean Gabin sont remplacés par deux débutants, Nathalie Nattier - Jacques Prévert aurait préféré Sylvia Bataille -, et Yves Montand, la reconstruction du métro Barbès et l’arrosage à l’huile des rails de la gare de l’Est pour les faire briller amenèrent le budget au double des Enfants du paradis.


 

Marcel Carné et Alexandre Trauner eurent beau expliquer que tourner en studio revenait moins cher qu’en décors naturels, jamais on ne vit les journalistes se soucier autant de faire faire des économies aux producteurs. Retenons la formule de Pierre Scize : "Je voudrais voir Carné… On ne me répondit pas : on leva seulement vers moi le triste regard offensé d’un curé de campagne à qui un pauvre dément viendrait demander de lui ménager un rendez-vous avec l’Immaculée Conception". Ambitieuse, l’œuvre fut accueillie fraîchement : mal reçue et, littéralement, incomprise.


 

* Principal grief, résumé par Robert Chazal, admirateur de Marcel Carné : "Pourquoi l’intrigue s’encombre-t-elle de pamphlet social Front populaire, d’une ’pseudo-vérité historique dont nous n’avons que faire, bref d’une peinture réaliste de l’Occupation ?"

* Michel Perez trouve le mot : "Les gens des Portes de la nuit vivent des lendemains qui chantent. Mais ce sont des lendemains qui chantent Les Feuilles mortes".

* Alexandre Astruc, lui, appréciait le ballet des personnages mus par le Destin - Jacques Prévert avait repris l’argument de son ballet -, s’il n’était pas convaincu par le raccord du tragique avec le social et par la volonté figurative du metteur en scène : "Carné a mis en images cette aventure avec la froideur patiente et minutieuse qui est la marque de son art. Il me semble qu’il aurait gagné davantage à transposer. Il ne sert à rien de reconstruire la station de métro Barbès, si tout l’effort de metteur en scène porte sur la ressemblance…".


 

On peut se demander aujourd’hui si la véritable raison des allergies aux Portes de la nuit ne serait pas plutôt à chercher dans les thèmes poétiques du surréalisme - l’amour fou, l’île de Pâques - mêlés à ceux de l’existentialisme - l’absurdité du destin, le fatalisme, le pessimisme -, quand le public d’après-guerre aurait préféré de petites fleurs plus bleues. Aujourd’hui, le film apparaît comme un chef-d’œuvre, qui clôt la collaboration Prévert-Carné. On peut dire aussi qu’avec Quai des Orfèvres (1947) et Manon (1949) de Henri-Georges Clouzot, Les Portes de la nuit et Les Amants de Vérone de André Cayatte (1948) sont les rares contributions françaises à l’essai de description critique d’une époque contemporaine que l’on a appelé "néoréalisme".


 

Tandis que va s’achever le travail en commun Prévert-Carné, quelques mots encore sur un point significatif : le choix des interprètes. "Jacques faisait pratiquement la distribution complète de tous ses films", dit Jean Aurenche. Et Jacques Prévert lui-même, en 1963 : "Jamais je n’ai écrit que les dialogues d’un film. J’ai toujours lié adaptation et dialogues, et modelé ceux-ci sur des acteurs que, pratiquement, j’ai toujours choisis".
Faisons–nous un devoir de transmettre à nos successeurs pour une Histoire enfin sérieuse du cinéma, cette interrogation jamais posée - pas plus que ne sont évoquées les questions d’argent : "Sur ce film, qui avait quel pouvoir ?"


 

Par exemple, pour Les Portes de la nuit, Marlene Dietrich a contractuellement le droit de refuser, donc d’infléchir, le scénario, tandis que Jean Gabin ne l’a pas, alors qu’il l’avait pour Quai des brumes. Etc. Dans le cas de Jacques Prévert, lequel a toujours dit qu’il écrivait pour certains acteurs, avec l’intention précise d’entendre telle ou telle réplique dans la bouche de celui-ci ou de celle-là - Jean Gabin, Arletty, Jules Berry, Robert Le Vigan… -, il va de soi que la prérogative du choix accompagnait l’écriture des dialogues. Avec l’accord du metteur en scène, naturellement. Celui-ci peut faire opposition, dans une certaine mesure. Roger Blin joue dans Les Visiteurs du soir, "mais pas dans Les Enfants du paradis, parce que Carné ne m’aimait pas". Ou bien, il retient Nathalie Nattier au lieu de Sylvia Bataille.

Une touche importante au tableau, par J.-B. Brunius, remarquant que "l’humour de Prévert ne peut résister à un jeu appuyé ou à une mise en scène pesante. Il faut à Jacques Prévert soit des interprètes très doués mais pas très intelligents (comme l’était par exemple Raimu), soit des acteurs imprégnés de la même forme d’humour que lui, capables de débiter leur texte comme s’il n’y avait pas de quoi rire, ni faire le malin".


 

Au temps de leur premier film ensemble, Jenny, Jacques Prévert est déjà un auteur confirmé, par le Groupe Octobre, qui constitue une sorte de troupe dont il est responsable, alors que Marcel Carné, jusque-là assistant, n’a jamais eu la responsabilité d’engager les distributions : "Cette confiance qu’il m’avait manifestée dès le premier jour me touchait d’autant plus que c’était là mon premier film, qu’il ne me connaissait pas, et qu’il était dans l’impossibilité absolue de savoir ce dont j’étais capable". Drôle de drame, où tous les acteurs sont choisis par Jacques Prévert (à l’exception de Françoise Rosay et de Jean-Pierre Aumont - réservons le cas de Nadine Vogel -, confirmera ce "fait du prince". Jusqu’à son dernier film, Notre-Dame-de-Paris, Jacques Prévert suggérera des noms pour certains rôles : Jean Tissier, Philippe Clay, Boris Vian, Marianne Oswald, Roger Blin.

Ce qui est loin d’être le cas, bien sûr, pour tous les scénaristes, surtout en France, où le statut du metteur en scène est extensible, selon les rapports de force avec la production. Incontestablement, Marcel Carné aura les coudées plus franches à cet égard à partir de Juliette (1951). Resterait à savoir si, hormis certains cas particuliers comme Roland Lesaffre, le choix et la direction des acteurs l’ont jamais passionné (pour les actrices, cela ne reste pas vraiment à savoir).

 
Un mot sur La Marie du port (1950)
 


 

Jacques Prévert n’y vint que pour "superviser " une adaptation écrite par un familier, Louis Chavance, et surtout des dialogues crédités, afin de l’aider un peu, Georges Ribemont-Dessaignes, le poète, qui avait été, longtemps auparavant, l’un des premiers à publier les textes de Jacques Prévert. D’ailleurs La Marie du port gardera à l’écran, malgré les retouches des différents adaptateurs, un esprit simenonien, proche du naturalisme à la Maupassant. Ce n’est plus le Destin et l’amour, rédempteur même s’il est condamné, comme chez Jacques Prévert. C’est la médiocrité, la méchanceté, l’argent - un tout autre monde que celui qui ouvre les portes de la nuit aux amants de Vérone. Encore que le dernier épisode du roman de 1938 ait été supprimé dans le film… puis dans le livre.


 

En fait, Jacques Prévert et Marcel Carné auraient préféré faire ensemble La Fleur de l’âge, reprise d’un projet autour du bagne d’enfants de Belle-Isle, où Arletty aurait tenu le rôle prévu en 1937 pour Danielle Darrieux, et qui aurait révélé Anouk Aimée - elle devra attendre Les Amants de Vérone et, jouant de malchance, elle ne put être Marie, qu’interprètera Nicole Courcel. Le film, commencé, dut s’interrompre.


 

Marcel Carné, de son côté, pensa au Château de Franz Kafka, prépara une adaptation de Eurydice de Jean Anouilh, quand on lui proposa Jean Gabin. Le film fut bien accueilli. On peut relever que les critiques notèrent : "Aucune critique sociale ne se pose" ou "la conscience de la destinée est ici pratiquement remplacée par le laisser-aller de personnages à vau-l’eau" (mais c’est signé Georges Sadoul).

 
Question subsidiaire
 

Cette brouille, pourquoi ? Sans doute d’abord parce que pour Jacques Prévert, on était du bon (les amis, ce qui ne s’explique pas), ou du mauvais côté (les autres). Quand Joseph Kosma, pourtant compagnon fidèle, prendra le parti du producteur de La Bergère et le ramoneur de Paul Grimault (1952), au lieu d’être irrévocablement avec Prévert et Grimault, la rupture sera définitive. Pour Marcel Carné, il semble que, chargé de faire l’avocat de La Lanterne magique, il ait proposé autre chose, arguant d’un refus du producteur. Sauf qu’à Jacques Prévert, retour du Midi, ledit producteur assura n’avoir eu connaissance d’aucun projet… Bref : un défaut de parole, goutte d’eau qui fit déborder une coupe déjà pleine de mini-griefs. Le scénariste n’avait-il pas trouvé que le metteur en scène ne se hâtait guère de commencer La Fleur de l’âge  ?

Une parenthèse méditative pour souligner l’une des curiosités de cet étrange métier, le cinéma. D’être les auteurs des Enfants du paradis ou autres super-succès, ne facilite en rien la mise sur pied du film suivant, ni à Jacques Prévert ni à Marcel Carné. Si vous écrivez Paroles, Gallimard éditera votre prochain livre. Si vous écrivez Les Feuilles mortes, Enoch fera de même. Un architecte qui a fait ses preuves obtient d’autres commandes, et un cheval qui gagne une course, me suis-je laissé dire, attire les parieurs. Au cinéma, ce n’est pas le cas. Parmi tous nos livres, il manque un panorama d’ensemble sur les producteurs et leurs motivations. Non seulement les aventuriers et les joueurs, mais les PDG des sociétés de production… Le désir de gagner de l’argent n’est pas une explication suffisante. Pourquoi, l’année d’après Les Enfants du paradis, miser plutôt sur cent autres projets de cent autres auteurs ? Ce mystère reste entier.
À moins de croire au mot de Henri Jeanson : "Les producteurs ? Ce n’est pas leur métier".


 

 
Ce qui nous amène à une autre question
 

Pourquoi Jacques Prévert a-t-il laissé le cinéma, en 1948, après Les Amants de Vérone, ne gardant le contact que grâce à une dizaine de courts métrages et aux trois téléfilms de son frère Pierre Prévert ? Parce que le succès gigantesque de Paroles - on sait qu’avec plus de trois millions d’exemplaires, le recueil tient la tête de la poésie française, l’expression n’est pas malheureuse : il tient la tête ! -, et celui aussi des chansons avec Joseph Kosma (reprises par tant d’interprètes), lui permettait désormais d’acheter ses cigarettes, sans être obligé de discuter pied à pied avec des producteurs qui n’étaient pas de ses amis, pour se voir éreinté ensuite par des critiques qui en étaient encore moins. Sans oublier la pression mise par Janine, sa femme, pour que Jacques Prévert laisse un peu les vieux copains d’Octobre… Il va donc cultiver son jardin, avec des stylos-feutre pour l’écriture, de plus en plus resserrée, et des ciseaux pour ses collages, sur la terrasse de la liberté.

Bernard Chardère
Jeune Cinéma n°317-318, été 2008

4. Michel Pérez, Les films de Carné, Paris, Ramsay, 1999.

5. Bernard Chardère, Le Cinéma de Jacques Prévert, Paris, Le Castor astral, 2001.

6. "Carné sans Prévert", Jeune Cinéma n°319-320, automne 2008.

7. Peter Ibbetson de Henry Hathaway (1935), "un film prodigieux, triomphe de la pensée surréaliste", selon André Breton.


* Jenny. Réal : Marcel Carné ; sc : Pierre Rocher ; dial : Jacques Prévert & Jacques Constant ; ph : Roger Hubert ; mont : Emest Hajos ; mu : Joseph Kosma et Lionel Cazeaux ; déc : Jean d’Eaubonne. Int :Françoise Rosay, Albert Préjean, Lisette Lanvin, Charles Vanel, Jean-Louis Barrault, Sylvia Bataille, Margo Lion, Roland Toutain, Robert Le Vigan, Blanche Beaume, Pierre Piérade, Roger Blin, Marcel Mouloudji, Génia Vaury, Enrico Glori, Raymond Segard, Joseph Kosma, René Génin, Daniel Clérice, Enrico Glori, Louis Blanche (France, 1936, 95 mn).

* Drôle de drame. Réal : Marcel Carné assisté de Pierre Prévert ; sc : M.C. & Jacques Prévert, d’après le roman La Mémorable et Tragique Aventure de M. Irwin Molyneux de Joseph Storer Clouston (1912) ; ph : Eugen Schüfftan, Louis Page & Henri Alekan ; mont : Marthe Poncin ; mu : Maurice Jaubert ; déc : Alexandre Trauner ; cost : Lou Tchimoukov. Int : Françoise Rosay, Michel Simon, Louis Jouvet, Jean-Pierre Aumont, Nadine Vogel, Pierre Alcover, Jean-Louis Barrault, Henri Guisol, Agnès Capri, René Génin, Marcel Duhamel, Jean Sinoël, Pierre Prévert, Yves Deniaud, Guy Decomble, Frédéric O’Brady, Max Morise, Marcel Marceau, Margot Capelier, Jean Marais, Anne Cariel, Jane Lory, Raymond Pélissier (France, 1937, 105 mn).

* Quai des brumes. Réal : Marcel Carné ; sc : Jacques Prévert, d’après le roman Le Quai des brumes de Pierre Mac Orlan (1927) ; ph : Eugen Schüfftan ; mont : René Le Hénaff ; mu : Maurice Jaubert ; déc : Alexandre Trauner ; cost : Chanel. Int : Jean Gabin, Michèle Morgan, Michel Simon, Pierre Brasseur, Édouard Delmont, Aimos, Robert Le Vigan, René Génin, Marcel Pérès, Jenny Burnay, Roger Legris, Martial Rèbe (France, 1938, 91 mn).

* Hôtel du Nord. Réal : Marcel Carné ; sc : Jean Aurenche & Henri Jeanson d’après le roman L’Hôtel du Nord de d’Eugène Dabit (1929) ; ph : Armand Thirard ; mont : René Le Hénaff ; mu : Maurice Jaubert ; déc : Alexandre Trauner ; cost : Lou Tchimoukow. Int : Annabella, Arletty, Louis Jouvet, Jean-Pierre Aumont, André Brunot, Jane Marken, Paulette Dubost, Bernard Blier, François Périer, Henri Bosc, Marcel André, Raymone, Génia Vaury, Andrex, René Bergeron, Jacques Louvigny, Armand Lurville, René Alié, Marcel Perès (France, 1938, 95 mn).

* Le jour se lève. Réal : Marcel Carné ; sc : Jacques Viot ; adap & dial : Jacques Prévert ; ph : André Bac & Philippe Agostini ; mont : René Le Hénaff ; mu : Maurice Jaubert ; déc : Alexandre Trauner ; cost : Boris Bilinsky. Int : Jean Gabin, Jules Berry, Jacqueline Laurent, Arletty, Arthur Devère, Jacques Baumer, Mady Berry, René Génin, Bernard Blier, Marcel Pérès, Germaine Lix, Gabrielle Fontan, René Bergeron (France, 1939, 93 mn).

* Les Visiteurs du soir. Réal : Marcel Carné, assisté de Michelangelo Antonioni ; sc & dial : Jacques Prévert et Pierre Laroche ; ph : Roger Hubert ; mont : Henri Rust ; mu : Maurice Thiriet & Joseph Kosma ; déc : Georges Wakhevitch, Alexandre Trauner & Léon Barsacq ; cost : Georges Wakhevitch. Int : Arletty, Alain Cuny, Marie Déa, Jules Berry, Marcel Herrand, Fernand Ledoux, Pierre Labry, Gabriel Gabrio, Roger Blin, Piéral, Simone Signoret, François Chaumette, Jean Carmet, Alain Resnais, Jean-Pierre Mocky, Robert Hébert, Robert Le Béal, Marcel Mouloudji, Jacques Prévert, Georges Sellier (France, 1942, 120 mn).

* Les Enfants du paradis. Réal : Marcel Carné ; sc & dial : Jacques Prévert ; ph : Roger Hubert & Marc Fossard ; mont : Henri Rust ; mu : Maurice Thiriet & Joseph Kosma ; déc : Alexandre Trauner, Léon Barsacq & Raymond Gabutti ; cost : Mayo. Int : Arletty, Jean-Louis Barrault, Maria Casarès, Pierre Brasseur, Marcel Herrand, Pierre Renoir, Louis Salou, Jane Marken, Fabien Loris, Étienne Decroux, Jacques Castelot, Albert Rémy, Léon Larive, Pierre Palau, Marcel Pérès, Robert Dhéry, Gaston Modot, Paul Frankeur, Auguste Boverio, Paul Demange, Jean Diener, Louis Florencie, Marcelle Monthil, Lucienne Legrand, Marcel Melrac, Guy Favières, Habib Benglia, Gustave Hamilton, Lucien Walter, Jean Carmet, Simone Signoret, Nicolas Bataille, Gérard Blain (France, 1945, 182 mn).

* Les Portes de la nuit. Réal : Marcel Carné ; sc & dial : Jacques Prévert d’après l’argument de son ballet Le Rendez-vous ; ph : Philippe Agostini, André Bac & Émile Savitry ; mont : Jean Feyte ; mu : Joseph Kosma ; déc : Alexandre Trauner ; cost : Antoine Mayo. Int : Jean Vilar, Yves Montand, Nathalie Nattier, Pierre Brasseur, Serge Reggiani, Saturnin Fabre, Raymond Bussières, Sylvia Bataille, Christian Simon, Julien Carette, Mady Berry, Dany Robin, Jean Maxime, Jane Marken, Gabrielle Fontan, Fabien Loris, René Blancard, Michel Salina (France, 1946, 120 mn).

* La Marie du port. Réal : Marcel Carné ; sc : M.C. & Louis Chavance d’après le roman de Georges Simenon, La Marie du port (1938) ; dial : Georges Ribemont-Dessaignes & Jacques Prévert ; ph : Henri Alekan ; mont : Leonide Azar ; mu : Joseph Kosma ; déc : Alexandre Trauner. Int : Jean Gabin, Nicole Courcel, Blanchette Brunoy, Julien Carette, Claude Romain, Louis Seigner, Olivier Hussenot, Germaine Michel, Marie-Louise Godard, René Blancard, Robert Vattier, Odette Laure, Jane Marken, Georges Vitray, Gabrielle Fontan (France, 1949, 88 mn).



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