home > Personnalités > Carné, Marcel (1906-1996) II
Carné, Marcel (1906-1996) II
Carné sans Prévert
publié le dimanche 5 août 2018

par Bernard Chardère
Jeune Cinéma n°319-320, automne 2008


 


Tandis que le Festival de Florence revisite Jacques Prévert et Marcel Carné, qu’une grande exposition sur Jacques Prévert est en préparation pour la rentrée à l’Hôtel de Ville de Paris (2), l’Institut Lumière, rue du Premier-Film à Lyon, a proposé une rétrospective intitulée Carné avec ou sans Prévert (3) : 16 films, dont 7 avec lui et 9 sans lui. C’est donc l’actualité qui commande ici.
Le commentateur préposé à ce cahier des charges aurait préféré traiter, il l’avoue, "Prévert avec ou sans Carné". Parce qu’il lui semble que Jacques Prévert est, sans conteste, le plus grand auteur des deux. Et aussi parce qu’une question se pose : le cinéaste Marcel Carné mérite-t-il vraiment la place, au premier rang des réalisateurs de l’histoire du cinéma, que lui octroyaient les critiques et les historiens d’hier ?
Disons que notre sujet sera justement de survoler quelques arguments pour et contre.

B.Ch.

1. France Cinéma (1986-2008) était un festival de l’Institut français de Florence, créé par Daniel Arasse. Il fut le plus important festival cinématographique italien consacré au cinéma français, sous la direction de Aldo Tassone et Françoise Pieri. L’édition 2008 fut la dernière. Au programme : Retrospettiva Marcel Carné - Jacques Prévert (31 octobre-2 novembre 2008).

2. Exposition Jacques Prévert, Paris la belle, à l’Hôtel de Ville de Paris (24 octobre 2008-28 février 2009).

3. Rétrospective Marcel Carné, Institut Lumière, Lyon (7 mai-13 juillet 2008).


Laissons maintenant Jacques Prévert (5) pour cheminer avec Marcel Carné livré à lui-même. Naturellement, celui-ci va prendre à cœur de prouver qu’il est capable de faire cavalier seul - ou plutôt capable de faire équipe, derechef, avec un scénariste majeur. Il fera des tentatives dans les deux directions où il s’est avancé avec Jacques Prévert, les deux voies qui semblent l’attirer l’une comme l’autre :

* Réalisme poétique avec Thérèse Raquin (1953), L’Air de Paris (1954), Les Tricheurs (1958), Terrain vague (1960), Trois chambres à Manhattan (1965), Les Jeunes Loups (1968), Les Assassins de l’ordre (1971).

* Fantastique (moins social que stylisé, voire "irréaliste") avec Juliette ou la clé des songes (1950), Le Pays d’où je viens (1956), La Merveilleuse Visite (1974).

Et pour ce faire, il va collaborer avec plusieurs scénaristes. Roger Leenhardt avait l’injustice facile quand il disait : "Passez en revue l’œuvre d’un scénariste : son incohérence vous fera rire". Ils font ce qu’ils peuvent, ces mal-aimés, n’exagérons rien. Mieux : réhabilitons-les plutôt. Ils méritent autant et plus de conserver une place dans nos mémoires que bien des hérauts de l’aristocratique Collection blanche de Gaston Gallimard.

Auront ainsi fait leur possible pour seconder Marcel Carné :

* Jacques Viot, à l’origine du Jour se lève, prépare avec lui l’adaptation de Eurydice de Jean Anouilh (1942), qui devait s’appeler L’Espace d’un matin. Il transpose Juliette ou la Clef des songes, pièce de Georges Neveux, et travaille aussi sur La Reine Margot d’après Alexandre Dumas, qui ne se fera pas. On le retrouve aussi à l’origine de L’Air de Paris.

* Charles Spaak, vieux routier s’il en est, a fait plus que "ses preuves" dans la noirceur psychologique et sociale, dès l’avant-guerre. S’il avait clos sa carrière en 1940, après avoir signé plus d’une vingtaine de titres de tout premier plan, sans doute serait-il demeuré le scénariste français le plus assuré de passer à la postérité. Mais il en a trop fait : près d’une centaine de films, sans compter les projets non aboutis, jusqu’à la conclusion avec cinq scénarios pour André Cayatte dans les années 1950. En 1958, Charles Spaak donnera l’idée des Tricheurs, mais le scénario, l’adaptation et les dialogues incomberont à Jacques Sigurd.


 

La Gazette des scénaristes (2004), fait le point sur Charles Spaak et Jacques Sigurd.

* Jacques Sigurd - pseudonyme wagnérien pour cet ami de Gérard Philipe - n’est pas aussi chevronné, même si, héritier de cette tradition sans illusion, il est l’auteur déjà d’une belle série noire avec Yves Allégret : sept films, autant que Jacques Prévert pour Marcel Carné. Ce n’est pas le lieu pour parler de Dédée d’Anvers (1948), Une si jolie petite plage (1949) ou Manèges (1949), ni de quinze autres titres dont il signe les dialogues, mais il est évident que Marcel Carné va compter sur lui pour remplacer Jacques Prévert, pour être la colonne vertébrale de son inspiration et, en même temps, pour en faire briller les fleurs d’encre. Il sera donc l’écrivain de L’Air de Paris, des Tricheurs, du Mouron pour les petits oiseaux d’après Albert Simonin, de Trois chambres à Manhattan d’après Georges Simenon. Ensuite, amer sans doute, il quittera la France et le cinéma.

Marcel Carné aura encore des collaborateurs occasionnels comme Claude Accursi pour Les Jeune Loups, ou Paul Andréota pour Les Assassins de l’ordre, mais il faudrait citer surtout Henri-François Rey, avec qui il adapta Terrain vague en 1960. En 1986, il travaille encore avec lui sur son roman Les Chevaux masqués.
Et Didier Decoin. Oublions qu’il ait été capable, lui aussi, de préfacer Les Enfants du paradis sans mentionner Jacques Prévert, puisqu’il a tenu la main du metteur en scène vieillissant, pour La Merveilleuse Visite, et encore pour La Bible, documentaire sur des mosaïques siciliennes, en 1976, ou pour se remettre une nouvelle fois aux Évadés de l’an 4000, qui ne se feront pas. Ce qui alla plus loin, toujours avec Didier Decoin, jusqu’à des décors à Berlin, à un début de tournage au bord de la Marne, c’est l’ultime projet du Bel Été, d’après Mouche de Guy de Maupassant (1890), où cinq canotiers eussent été amoureux de Virginie Ledoyen. Le Crédit Lyonnais déclara forfait.


 

Il n’y a pas lieu de lever les bras au ciel devant ces dix ou douze titres de Marcel Carné sans Jacques Prévert : ils n’ont rien de déshonorant, même si cette fin de carrière n’a pas l’éclat inoubliable des débuts. Une volonté de réhabilitation systématique aboutit à du paradoxe : Noël Herpe, en 1997, dans Positif n°431, trouve qu’en s’éloignant de Jacques Prévert, il "affirme la cohérence d’une vision personnelle" et en même temps, pratique un cinéma "plus terne, plus personnel".

Quant à François Truffaut - faut-il jamais le prendre au sérieux ? -, en 1956 : "Marcel Carné, esprit confus entre tous, n’a jamais su évaluer un scénario, n’a jamais su choisir un sujet. C’est un homme qui met en valeur ce qu’il doit filmer. Si ce qu’il doit filmer est intelligent, il met en valeur cette intelligence, si c’est idiot, il met en valeur l’idiotie". En 1960, Terrain vague  : "Le public était attentif, de plus en plus intéressé et enfin réellement ému. Je vous écris cela, car j’ai réagi exactement comme le public : il y a dans ce film des pointes de vérité très aiguës et des moments irréels très purs… Je n’ai jamais fait partie d’une bande et pourtant j’ai respiré dans Terrain vague des bouffées de ma propre adolescence. Admirativement". En 1984 (inaugurant deux salles à leur nom, avec Marcel Carné) : "J’ai fait 23 films - exactement le même nombre que Carné - des bons et des moins bons. Eh bien, je les donnerais tous sans exception pour avoir signé Les Enfants du paradis".

Il faudrait essayer d’arriver à un jugement plus cohérent… Sans lever les bras au ciel, nous allons passer en revue ces titres un peu plus vite.

 
Juliette ou la Clef des songes (1951)
 


 

C’est une pièce de Georges Neveux, que Jean Cocteau avait voulu adapter. Marcel Carné collabore avec l’auteur, qui apporte plusieurs modifications et crée le personnage de Barbe-Bleue, qu’aurait dû incarner Pierre Brasseur. Alexandre Trauner recrée une "forêt enchantée" où les arbres peuvent changer de place. Même sans Jacques Prévert, sont présents les thèmes du destin, de l’amour impossible. La parenté est grande avec Les Visiteurs du soir, costumes de Mayo, musique de Joseph Kosma. Suzanne Cloutier - Leslie Caron n’était pas disponible -, est trop figée ; Gérard Philipe… il faut l’admettre tel quel.


 

L’échec financier de Juliette contraignit Marcel Carné à renoncer à La Reine Margot avec Anna Magnani. Discutable, ambigu, artificiel, dirent les critiques, désarçonnés par la théâtralité, l’irréalité du sujet et de sa mise en scène. Michel Pérez avance : "Il y a dans ce film, aussi bien dans ses images franchement solaires que dans ses sous-bois tamisés, comme le regret d’avoir choisi de ne saisir la vie, finalement, qu’à travers ses reflets".


 

Sur ce film, encore un mot : il est dans un registre "fantastique", celui du "rêve" plutôt, auquel le public français est assez allergique, comme on pouvait le constater encore au dernier Festival de Cannes, avec le film de Wim Wenders sur la mort et le photographe à Palerme (4). Surtout lorsque les éléments relevant de l’onirisme sont mêlés au réalisme : ce que l’on admet au théâtre passe rarement au cinéma. Juliette souffrira du même rejet que Les Portes de la nuit.

 
Thérèse Raquin (1953)
 


 

Connaissant le film muet de Jacques Feyder, aujourd’hui perdu, Marcel Carné savait que la fin manquait d’action : avec Charles Spaak, il inventera un témoin du meurtre qui fera chanter les amants : Roland Lesaffre. L’adaptation - généralement tenue pour judicieuse - avoue "s’inspirer" seulement du roman : la sensualité, l’argent n’y jouent plus un aussi grand rôle ; la famille est attaquée, sans doute sous influence de Charles Spaak, mais la révolte contre la société, brisée sans recours.


 

Michel Pérez remarquait que Lyon avait été choisi pour échapper au pittoresque, au romantisme, pour être un cadre austère. En ajoutant la préférence du metteur en scène pour les décors construits plutôt que pour l’authenticité des rues, les Lyonnais ne retrouveront guère plus leur ville dans ce film que dans Un revenant de Christian-Jaque (1946). Il leur faudra attendre Bertrand Tavernier...


 

Ce qu’on peut retenir de Thérèse Raquin, c’est, disait André Bazin, "le miracle d’une mise en scène dont la magie est plus forte que la logique du scénario".
Michel Pérez : "Carné met un respect quasi silencieux dans la peinture silencieuse de cette passion qui ne peut qu’apparaître, dans l’environnement d’interdits et de répression morale où elle naît, que sous l’aspect d’un scandale absolu".
Et retenir, bien sûr, Simone Signoret.

 
L’Air de Paris (1954)
 


 

Dans le n° 1 de Cinéma 55, écrivait Pierre Billard, "L’admirable, c’est l’air de Paris qui entoure toute cette histoire". Il est vrai que les restaurants des Halles, les salles d’entraînement des boxeurs - Marcel Carné était un familier -, le métro aérien ou l’île Saint-Louis, comme Grenelle et Saint-Ouen, constituent aujourd’hui un document historique, et poétique, parfaitement réussi.


 

Quant au sens de l’œuvre, à la signification profonde de son intrigue et des rapports entre les personnages, sans doute convient-il de laisser le spectateur libre de son interprétation.
À la sortie, les critiques discutèrent la satire du snobisme mondain, approuvèrent le réalisme - "Jamais peut-être, depuis quinze ans, un film français n’avait peint avec une telle vigueur la vie privée d’un ouvrier", écrit Georges Sadoul -… et évitèrent de parler d’autre chose.


 

Aussi laisserons-nous la plume à Michel Pérez, 1986 : "Ce qui surprend dans le dialogue de Jacques Sigurd, c’est bien le manque d’ambiguïté. Il fallait qu’on soit fichtrement innocent, en 1954, ou hypocrite, pour qu’on ait si scrupuleusement évité tout commentaire quand à la nature véritable de l’intérêt porté par l’entraîneur à son poulain…".


 

Le critique cite plusieurs répliques en effet peu ambiguës et poursuit : "L’Air de Paris devient tout à fait fascinant, si l’on admet l’hypothèse que son scénario a été construit tout entier dans le but d’exprimer indirectement, par le biais des personnages secondaires et des circonstances adventices, les complexités d’une relation masculine que les interdits de l’époque empêchaient précisément d’exprimer". Écoutons mieux Jean Gabin et Arletty. (5)

 
Le Pays d’où je viens (1956)
 


 

Un conte de Noël à la Charles Dickens, dirait-on avec indulgence.
L’idée principale était de mettre en valeur le chanteur Gilbert Bécaud, en doublant ses chances avec les deux rôles d’un sosie… Adaptation et dialogues de Marcel Achard. Un "travail de commande", comme on dit. Marcel Carné aurait préféré tourner Les Hauts Murs de Auguste Le Breton. paru en 1954.


 

 
Les Tricheurs (1958)
 


 

Marcel Carné travaille avec Charles Spaak sur une idée de Jean Grémillon, qui allait disparaître en 1959, Saint Barthélemy ou Les Baladins, sur les Italiens de la commedia dell’ arte à la cour des Valois. Trop cher… Ils se replient sur Les Mains vides, autour de la faune de Saint-Germain-des-Prés, qui devient Les Tricheurs, Charles Spaak étant remplacé par Jacques Sigurd.


 

Jacques Charrier et Pascale Petit furent "découverts", mais Marcel Carné hésita entre les inconnus Laurent Terzieff et Jean-Paul Belmondo…


 

Michel Pérez reproche à Jacques Sigurd d’avoir donné à ses "rebelles sans cause" des dialogues trop explicatifs : "Le scénariste ne nous fait grâce d’aucune considération sociologique de brasserie…". C’est bien sévère : cette jeunesse existentialiste de fantaisie n’est pas si loin de ce qu’elle fut véritablement.


 

Le décor, même stylisé à la manière de Marcel Carné, est assez vrai. Leurs propos contre les "bourgeois" ou contre l’amour romantique reflètent le moment et le milieu. Tendre et tragique, le film porte bien la marque de son réalisateur.

 
Terrain vague (1960)
 


 

À l’origine, il y a un roman américain sur les bandes d’adolescents des banlieues, Tomboy par Hal Ellson (paru à New York en 1950), et traduit en 1954 pour Gallimard par Pierre Frédéric : Duke, Tomboy et les enfants tueurs.


 

Marcel Carné dut édulcorer son scénario, écrit avec Henri-François Rey, à la demande du producteur : les dialogues sont volontairement neutres. Selon Michel Pérez, son "système de transposition poétique du réel dans un cadre narratif rigide" ne fonctionne pas mal en soi dans ce monde de béton et de délinquance.


 

Délinquance présentable, certes : les images de Marcel Carné sont plus convaincantes que l’idée de l’amour planche de salut…
"Je ne renie pas ce film. Il reste des scènes que je suis fier d’avoir tournées", a dit plus tard Marcel Carné.

 
Du mouron pour les petits oiseaux (1962)
 


 

Au lieu des Dimanches de Ville-d’Avray, que tournera Serge Bourguignon (1962), de Germinal que fera Yves Allégret (1963), de La Dame aux camélias transposée dans les milieux du cinéma, d’un Vautrin, au lieu de tous ces projets (6), ce fut un roman de Albert Simonin, que Georges Franju avait déjà tenté d’adapter, dont Marcel Carné et Jacques Sigurd vont proposer une version comique, sans Arletty, mais avec Paul Meurisse.
"Rien de déplaisant", dit Michel Pérez, toujours dans la litote.


 

 
Trois chambres à Manhattan (1965)
 


 

Plusieurs projets, encore, avant de se retrouver sur un Georges Simenon, qui intéressait aussi Jean-Pierre Melville.
Michel Pérez, sans indulgence pour Jacques Sigurd, trouvait cette histoire "gratuite" et son travail "tissu de conventions et de clichés", "banalité d’un dialogue qui ne rechigne pas devant les formules creuses et qui s’enivre d’une vaine philosophie de boulevard". Un jugement non partagé par la critique.


 

C’est l’histoire de Annie Girardot et de Maurice Ronet, perdus dans New York. Le vrai sujet était documentaire : "mes impressions de cette ville", par Marcel Carné. Et par Jacques Sigurd, qui décida d’y rester, jusqu’à sa mort en 1987, et s’occupa de théâtre et de ballets, mais plus de cinéma. Images de Eugen Schüfftan, mais intérieurs tournés à Paris : la production n’avait pas les moyens.

 
La Merveilleuse Visite (1974)
 


 

Un conte de H.G. Wells, adapté par Didier Decoin et Marcel Carné, dans un style de BD, où les thèmes d’un fantastique familier - l’inquiétante étrangeté - entre Les Visiteurs du soir et Le Pays d’où je viens, ont quelque peine à "passer la rampe". Tout en demeurant, comme le dit Michel Pérez, "insidieusement insolite".
C’est le dernier film de Marcel Carné, qui vivra jusqu’en 1996.


 

Vingt ans encore de déceptions et de colères : ses archives iront à Boston, alors que Claude Autant-Lara choisira Lausanne. Des projets avortés, comme le Maupassant de 1992. Avec des soutiens pourtant : Roland Lesaffre, Didier Decoin, ou même Jacques Chirac qui lui donne un appartement devant Saint-Germain-des-Prés. Mais est-il besoin de le souligner : la France ne met guère ses artistes à l’honneur. Il y aurait à cet égard, parmi les politiques un déficit, un défaut de compréhension, que cela ne nous étonnerait pas.


 

Le jugement de François Truffaut en 1956, sans doute excessif - "Carné n’a jamais su évaluer un scénario, choisir un sujet... Il met en valeur ce qu’il doit filmer" - est pourtant le reflet d’une réalité. Le disciple de Jacques Feyder et du cinéma allemand de l’image signifiante, Kammerspiel plutôt qu’expressionniste, semble surtout à l’aise dans l’illustration. Pour lui, décors et interprètes sont des éléments de l’équilibre de ses plans, lesquels commentent, explicitent une histoire, celle que raconte le scénario. Ce qu’on admire à raison dans son style, c’est l’unité plastique, la mise en place et les rapports esthétiques des composants visuels de l’intrigue, l’efficacité et le coulé de son montage, mais on y trouvera malaisément sa propre personnalité.


 

Ce qui ne pouvait que convenir à Jacques Prévert, dont le romantisme avait tout à gagner avec une mise en scène "classique", peu signifiante par elle-même. Comme le disait Brunius à propos des interprètes de dialogues signés Jacques Prévert, ils ne doivent jamais en rajouter "pour faire les malins". Plutôt que de surjouer, mieux vaut qu’ils n’aillent pas "faire un sort" au texte : s’ils ne le comprennent guère, tant pis !
En transposant, on comprend pourquoi la froideur de Marcel Carné sert mieux Drôle de drame que la connivence de Pierre Prévert. C’est la distanciation (non brechtienne) des marionnettes - aussi bien, le dessin animé de Paul Grimault conviendra parfaitement à Jacques Prévert - voire des masques du théâtre antique - il nourrissait l’intention de réaliser Hécatombe sans Marcel Carné, en équipe avec son frère Pierre Prévert, et Alexandre Trauner, distanciation que pratiquent d’instinct certains comiques, de Jules Berry à Louis de Funès, en passant par Toto : "le mécanique plaqué sur du vivant".


 

Nous ne nous sommes pas éloignés de Marcel Carné. On ne peut lui faire grief de chercher avec Charles Spaak ou Jacques Sigurd ce qui ne lui est plus apporté par Jacques Prévert : la vie, ou plutôt la pulsion de la passion, le mouvement des sentiments, tout autre chose que les événements. Quelque chose dont il devait ressentir le manque... et l’on serait à la source de sa permanente nervosité. Après ce diagnostic extra-cinématographique, en point d’orgue, on est invité à déguster ces 7 + 9 films en toute connaissance de cause, tantôt subjectivement, tantôt objectivement. Autre possibilité : On oublie tout ce que vous vient d’entendre, pour tout voir d’un œil candide, perdre connaissance et se retrouver sans boussole dans un monde, dans deux mondes inconnus. Comme ils en valent la peine, c’est la grâce que l’on vous souhaite.

Bernard Chardère
Jeune Cinéma n°319-320, automne 2008

Post Scriptum : Ceci n’est pas (tout à fait) un post-scriptum, puisque le texte ci-dessus n’a pas été écrit, mais parlé : il s’agissait d’une conférence en prélude à une rétrospective Carné à l’Institut Lumière, été 2008.
Prétexte à passer la parole à quelqu’un qui sait vraiment résumer les choses, Arletty : "Prévert, c’est une chose, Carné, c’en est une autre. Pour moi, Carné, c’est le Karajan de l’écran, pour moi, le metteur en scène au cinéma, c’est avant tout un chef d’orchestre. Mais il y a un monsieur qui écrit, que diable ! Alors qu’est-ce qu’il resterait de Molière s’il n’y avait eu que les mises en scène ? Faut être logique".
Logique.


 

Et Mademoiselle Arlette de conclure brillamment, on ne peut plus concis, ce sera le mot de la fin : "Vous n’imaginez pas Carné en train de dire à Prévert : ’Tiens, tu vas me faire un truc sur le Moyen Âge avec un rôle pour Arletty et tu la mettras à cheval’ ?"

B.Ch.

4. Rendez-vous à Palerme (Palermo Shooting) de Wim Wenders (2008), en compétition officielle au Festival de Cannes 2008.

5. Cf. "Carné avec Prévert", Jeune Cinéma n°317-318, été 2008.

6. Cf. "Les projets avortés de Marcel Carné", sur le site-hommage au réalisateur. La liste est empruntée à Marcel Carné, Ma Vie A Belles Dents, Paris, Éditions de l’Archipel, 1996.


* Juliette ou la Clef des songes. Réal : Marcel Carné ; sc : M.C. & Jacques Viot d’après la pièce de Georges Neveux ; ph : Henri Alekan ; mont : Leonide Azar ; mu : Joseph Kosma ; déc : Alexandre Trauner ; cost : Mayo. Int : Gérard Philipe, Suzanne Cloutier, Gabrielle Fontan, Jean-Roger Caussimon, Édouard Delmont, René Génin, Yves Robert, Roland Lesaffre, Louise Fouquet, Marion Delbo, Marcelle Arnold, Claire Olivier, Arthur Devère, Max Dejean (France, 1951, 106 mn).

* Thérèse Raquin. Réal : Marcel Carné ; sc et dial : M.C. & Charles Spaak d’après le roman d’Émile Zola (1867) ; ph : Roger Hubert ; mont : Henri Rust ; mu : Maurice Thiriet  ; déc : Paul Bertrand ; cost : Antoine Mayo. Int : Simone Signoret, Raf Vallone, Sylvie, Roland Lesaffre, Jacques Duby, Maria-Pia Casilio, Marcel André, Martial Rèbe, Nerio Bernardi, Paul Frankeur, Lucien Hubert, Francette Vernillat (France, 1953, 102 mn).

* L’Air de Paris. Réal : Marcel Carné ; sc & dial : M.C. & Jacques Sigurd ; ph : Roger Hubert ; mont : Henri Rust ; mu : Maurice Thiriet avec une chanson de Francis Lemarque & Bob Castella, chantée par Yves Montand ; déc : Paul Bertrand ; cost : Cristóbal Balenciaga. Int : Jean Gabin, Arletty, Roland Lesaffre, Marie Daëms, Folco Lulli, Maria-Pia Casilio, Ave Ninchi, Jean Parédès, Simone Paris, Marcelle Praince, Maurice Sarfati, Mathilde Casadesus, Jean Bellanger, Jean-François Poron, Gil Delamare, Lucien Raimbourg (France, 1954, 110 mn).

* Le Pays d’où je viens. Réal : Marcel Carné assisté par Raoul Sangla ; sc : M.C. Jacques Emmanuel & Marcel Achard ; ph : Philippe Agostini ; mont : Paulette Robert ; mu : Gilbert Bécaud ; déc : Jean-Denis Malclès et Jean Douarinou ; cost : Christian Dior. Int : Gilbert Bécaud, Françoise Arnoul, Jean Toulout, Claude Brasseur, André Gabriello, Madeleine Lebeau, Gaby Basset, Jean-Pierre Bremmer, Marcel Bozzuffi, Gabrielle Fontan, Jacques Dhery, Émile Drain, Camille Guérini, Charles Lemontier (France, 1956, 94 mn).

* Les Tricheurs. Réal : Marcel Carné ; sc & dial : Jacques Sigurd d’après une idée de Charles Spaak & Marcel Carné ; ph : Claude Renoir ; mont : Albert Jurgenson ; mu : Nat King Cole, Chet Baker, Fats Domino, Stan Getz, Dizzy Gillespie, Lionel Hampton, Coleman Hawkins, Gerry Mulligan, Oscar Peterson, Maxim Saury ; déc : Paul Bertrand ; cost : Antoine Mayo & Jacques Heim. Int : Jacques Charrier, Pascale Petit, Andréa Parisy, Laurent Terzieff, Roland Lesaffre, Jean-Paul Belmondo, Dany Saval, Jacques Perrin, Jean-François Poron, Dominique Page, Guy Bedos, Yves Boisset, Sergio Gobbi, Gabrielle Fontan, Claire Olivier, Christian Azzopardi, Monique Barbillat, Jacques Berger, Henri Guégan, Maxim Saury, Andrée Tainsy (France, 1958, 125 mn).

* Terrain vague. Réal : Marcel Carné assisté de Alain Jessua ; sc, adpt & dial : Henri Jeanson, Henri-François Rey d’après le roman Tomboy de Hall Ellson (1950) ; ph : Claude Renoir ; mont : Henri Rust & Marguerite Renoir ; mu : Michel Legrand & Francis Lemarque ; déc : Paul Bertrand ; cost : Mayo. Int : Danièle Gaubert, Roland Lesaffre, Denise Vernac, François Nocher, Pierre Richard, Georges Wilson, Dominique Davray, Simone Berthier, Pierre Collet, Claudine Auger, Anne Béranger, Georgette Peyron, Jacques Berger, Jacques Galland Jacques Mancier (France-Italie, 1960, 102 mn).

* Du mouron pour les petits oiseaux. Réal : Marcel Carné ; sc & dial : M.C. et Jacques Sigurd d’après le roman de Albert Simonin (1960) ; ph : Jacques Natteau ; mont : Albert Jurgenson ; mu : Georges Garvarentz avec Charles Aznavour ; déc : Jacques Saulnier ; cost : Mayo. Int :Paul Meurisse, Dany Saval, Suzy Delair, Roland Lesaffre, Jean Richard, Suzanne Gabriello, Dany Logan, Jean Parédès, Robert Dalban, France Anglade, Franco Citti, Dominique Davray, Paul Faivre (France, 1963, 91 mn).

* Trois chambres à Manhattan. Réal : Marcel Carné ; sc : M.C. & Jacques Sigurd d’après le roman de Georges Simenon (1946) ; ph : Eugen Schüfftan ; mont : Henri Rust ; mu : Mal Waldron & Martial Solal ; déc & cost : Léon Barsacq, Mayo & Jacques Dugied. Int : Annie Girardot, Maurice Ronet, Roland Lesaffre, Gabriele Ferzetti, Geneviève Page, Margaret Nolan, Virginia Vee, Robert Hoffmann, Joseph Rigano, Alan Rossett, Robert De Niro (France, 1965, 110 mn).

* La Merveilleuse Visite. Réal : Marcel Carné ; sc et dial : M.C., Didier Decoin & Robert Valley d’après le roman de H. G. Wells The Wonderful Visit (1895) ; ph : Edmond Richard ; mont : Henri Rust ; mu : Alan Stivell. Int : Gilles Kohler, Roland Lesaffre, Lucien Barjon, Pierre Répécaud, Debra Berger, Jean-Pierre Castaldi, Yves Barsacq, Jacques Debary, Mary Marquet, William Berger, Charles Bayard, Martine Ferrière (France-Italie, 1974, 107 mn).



Revue Jeune Cinéma - Mentions Légales et Contacts