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Mademoiselle II (2016) (rebond)
de Park Chan-wook
publié le lundi 31 octobre 2016

La manip’ dans le boudoir

par Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma n°375, automne 2016

Sélection officielle en compétition du festival de Cannes 2016

Sortie le mardi 1er novembre 2016


 

Cf. aussi Mademoiselle I par Patrick Saffar.


Agassi (1), c’est une bouffée hallucinogène qui shoote et enchaîne. Stupéfiant non chimique, comme savent le faire les écrans, les textes, les musiques, il "enchante". Du fond de son fauteuil, on tient la barre comme on peut dans la bourrasque lente. Jusqu’au port, s’il y en a un. Pas de satiété et un vague sentiment de manque à la descente.

Et puis, comme les grandes œuvres, Agassi hante les jours qui suivent. Alors, comme pour les rêves, on tente de décrypter, comme pour les tours de magie ou de cartes, on cherche à comprendre les mécanismes, les entourloupes, les trompe-l’œil et les trompe-l’esprit.

Agassi, un triptyque atypique

La première partie est classique : Sook-hee, une jeune et pauvre Coréenne innocente est arrachée à sa famille pour servir une riche Japonaise, lady Hideko. Sous les apparences : la lady est captive de son oncle et la servante est l’émissaire d’un aventurier, les deux hommes convoitant la dame. Mais, au long des jours, cela va de soi, les deux femmes tissent des liens intimes et réciproques propres aux alcôves et aux rapports de classe. Leur mutuelle emprise apparaît comme une figure de résistance à leurs prisons respectives, menée, comme il se doit, par la servante.

La deuxième partie "switche" brutalement et nous laisse désorientés : C’est plus compliqué que ça. Il y a un lourd passé confus et des arrière-mondes imprévus : une bibliothèque - quoi de plus infernal ? -, un hôpital psychiatrique - quelle pire prison ? -, des trahisons, des manipulations et des usurpations d’identités. Là, c’est la dame qui nous emmène.

La troisième partie est un épilogue, en forme de deus ex machina comme chez Molière ou d’eucatastrophe comme chez Tolkien, qui semble conté par le ou les hommes. Les mâles y apparaissent enfin à découvert et prennent la parole, mais dans une complète défaite, perdant jusqu’au privilège de la défloration, face à un matriarcat improbable. Est-ce un dénouement ?


 

Patrick Saffar (2) résume ça parfaitement : "Film à la forme proliférante, Mademoiselle s’élabore, tel Le Bruit et la Fureur, en trois parties".

En effet, le film de Park Chan-wook comporte trois points de vue en trois parties. Il conviendrait de s’arrêter un instant sur ce chiffre trois.
Trois est un chiffre essentiel, sinon divin. C’est un "nombre premier chanceux", disent les matheux, et on préfère rêver à la formule plutôt que de la comprendre. Dans les trilogies, les tierces, les triptyques, les triangles désirants, les syllogismes, ou la dialectique, il y a toujours des articulations, qu’elles soient symboliques, logiques et/ou chronologiques, voire synchroniqes.

Dans le triptyque de Park Chan-wook, il y a de drôles de synchronicités. C’est qu’il tire des bords chaque fois que possible, une image en entraînant une autre, parfois simple écriture automatique, toujours dialectique perverse.

Par exemple entre les trois parties principales.
La narration quasi réaliste de la première partie (les faits) s’affirme d’emblée comme labyrinthique (les arrière-pensées). La fausse symétrie de la deuxième partie, miroir déformant, brouille les cartes. Les deux premiers termes ne se répondent pas. Il semble donc impossible que naisse de cette non-rencontre la moindre progéniture. La synthèse de la troisième partie ne peut être qu’une échappée. Par définition nouvelle thèse, elle relève d’une conclusion-défi, plus ouverture que clôture. Qu’est-ce qu’une histoire aux contours poreux, au début flou et à la fin incertaine ? Un fragment ? Un détail ? Une époque ?

À l’intérieur même de chacune des parties, Park Chan-wook se fait un malin plaisir à perturber les enchaînements narratifs, en y faisant affleurer, à tout bout de champ, l’inconscient et ses petits (les fantasmes et les rêves).

Qu’est-ce qu’un tel roman ?

Ce qu’en dit l’entame fulgurante de Saffar qui évoque d’emblée la forme narrative du roman de Faulkner, la technique du "courant de conscience" avec association des idées et ponctuation inhabituelle ?

Ou la simple variation d’un monologue intérieur, qui serait, dans Agassi, celui d’une seule voix, une voix folle ?

Érotisme ?

Le mot est délicat à utiliser, étant donnés ses innombrables niveaux de sacralisations et de galvaudages au long des siècles.
Park Chan-wook avance en zigzaguant vers des cérémonies érotiques de plus en plus sophistiquées, qui semblent toutes de la plus belle eau, c’est-à-dire dévouées aux grands mâles dominants.
D’où l’étonnement de la découverte du souterrain, ébauché puis confirmé : les femmes à part. Puis les mâles et leurs littératures patriarcales, vaincus par la ruse et sans violence, qui s’entre-castrent.


 

Cette piste, la plus visible, personne ne peut la rater. Et d’ailleurs personne ne l’a ratée. À Cannes, la critique a qualifié le film avec insistance de "thriller lesbien" (3), raccourci saisissant et consternant.

Park Chan-wook dit : "I am a genre filmmaker".

On peut en effet accepter le terme de "thriller" pour Agassi, tant il est vrai que ce faux "genre" est protéiforme, mais qu’il suppose, a minima, un suspens.
D’ailleurs, chez Park, sous la lenteur, fermente toujours une tension et sous la clarté, une embrouille. Park Chan-wook, qui refuse absolument tout manichéisme est, en quelque sorte, le styliste de l’oxymore. C’était sensible dès Joint Security Area (2000) (4), où, à la frontière des deux Corées, se révélaient, dans les consciences, de riches "travaux intérieurs" aussi bien d’un côté que de l’autre, sans gentil ni méchant.
Va donc pour "thriller".

Mais Park Chan-wook dit "genre", il ne dit pas "gender".

Il affirme par ailleurs que "s’il explore un sujet comme l’homosexualité, il n’a pas été dans son intention de faire un film des droits de l’homme montrant des individus surmontant la discrimination".


 

Pour l’instant, le mot "lesbien" ressortit encore au vocabulaire militant avec quelques traces de nosologie psychiatrique. Qu’il soit utilisé pour commenter Agassi appauvrit le propos comme le sens du film et c’est irritant. Cannes n’est parfois qu’une apprentie délurée, peuplée en majorité de provinciaux de tous pays qui s’unissent mimétiquement, dans la religion du lieu commun, sous la grande autorité du nombre de signes et de feuillets.

Explore-t-il même l’homosexualité, "le lesbianisme", comme on le lui a si souvent demandé là-bas ? Comme s’il s’agissait d’une jolie fantaisie décorative et minoritaire adossée à la bonne grosse hétérosexualité basique et rassurante. Contre-sens manifeste.

De fait, le film tout entier baigne dans un érotisme omniprésent, holiste et aussi désexué que l’est la notion de libido, et cela, dès les premières images. (5)


 


 


 

La relation maître-esclave en voie de retournement, le voyeurisme, le retrait des corps dans les plis des mots de la lectrice, la totale impassibilité des hommes "tout oreille", sont tout autant de ce tonneau que les trois scènes explicites (la première esquissée, la seconde accomplie, puis la troisième petite "en réplique"), si sublimes qu’elle en deviennent abstraites. La jouissance jaillit de la seule beauté. C’est dans les cerveaux, des personnages et des spectateurs, et entre eux, que ça se passe, comme si les corps, mobiles ou immobiles, n’étaient que des vitrines ou des masques de ce qui se passait vraiment : une "communication".

Quelle leçon pour tant de films occidentaux et la plupart de leurs scènes de cul !
Pré-Code, Code Hays culminant et leurs descendants erratiques, même combat : le désir d’impolitesse, la sanctification éperdue des pulsions, le déni des limites (qu’il vaudrait pourtant mieux repérer si on veut les franchir), la préoccupation d’extirper tout sacré et tout sous-sol de l’intime.
Presque partout et trop souvent, on trouve une réelle méconnaissance (ou une négligence ?) de la transgression et de la vraie sauvagerie : rien à voir avec l’exhibition des corps, tout à voir avec le désordre de la pensée, avec "la transe" aurait dit Bataille. On rêve aussi au "Au cœur de l’orgie, un homme murmure à l’oreille de la femme : What are you doing after the orgy ?" (6)

Au bout de cette piste de cet érotisme, on parvient à une dérivation. En effet, il n’est pas indifférent que Park Chan-wook ait choisi d’adapter le roman de Sarah Waters, Fingersmith. (7)

En relocalisant une histoire britannique simili-gothique (atmosphère victorienne avec chausse-trapes), dans la Corée des années 30, à la fois colonisée par le Japon et en voie d’occidentalisation, donc tiraillée et contaminée, il organise une sédimentation métissée du récit, et ces strates contribuent à enrichir les visions.

À les égarer aussi. De quel érotisme s’agit-il ?

Les spectateurs occidentaux, lettrés ou non, parviennent au film dotés d’un arsenal d’images et de textes extrêmement hétéroclite : les restes des tabous religieux judéo-chrétiens, leur évacuation désordonnée venue des années "féministes" de leurs pays, et le supposé eldorado japonais avec ses fameuses estampes anciennes et ses frais mangas, des geishas les plus raffinées aux love dolls cache-misère. Désorientés devant l’œuvre, ils se rabattent sur ce dont ils ont l’habitude, et ce n’est que rarement le politique.

Park Chan-wook, cinéaste politique ?

Car Park Chan-wook est un réalisateur politique, à sa manière.
S’il ne fait évidemment pas de film militant, il n’isole jamais ses histoires du contexte historique : ses personnages, ses intrigues ne sont jamais hors du monde, et la circulation entre "l’écosystème social" et "l’état d’âme" est constante.

Pour Agassi, il a choisi les rapports de domination, de classes et de sexes, aussi bien dans le contexte social (colonisation) que dans les affaires personnelles (corps et âmes), les deux niveaux se faisant écho. Ils les dépeint comme des faits et sans jugement. La colonisation n’est pas le mal, et l’amour des femmes entre elles, est une affaire naturelle et non une lutte de libération. Si la troisième partie du film semble conclure en une sorte de "fin de l’histoire", nous avons la liberté d’en faire une morale. Ou pas.
Quoiqu’il en soit, le film est un manifeste contre le patriarcat.
Un tel "manifeste", contre un fait de civilisation planétaire, est-ce encore de "la" politique ?


 


 


 

Il affirme par ailleurs que l’hôpital psychiatrique a joué un rôle primordial dans son choix du roman de Sarah Waters. Que cette institution occidentale lui semble représenter un élément à la fois médical et politique essentiel n’est pas étonnant au regard de ses films précédents.

En effet, l’enfermement est au cœur de son œuvre : le pré-carré de la prostitution de Eun-joo (Moon Is the Sun’s Dream, 1992), la zone commune de sécurité et ses postes de garde de Lee Soo-yeok (Joint Security Area, 2000), la séquestration de Oh Dae-su (Old Boy, 2003), la prison de Lee Geum-ja (Lady Vengeance, 2005), la folie de Young-goon (Je suis un cyborg, 2006), la transfiguration de Sang-Hyeon (Thirst, ceci est mon sang, 2009)...

On peut même ajouter à cette obstination, le huis-clos du Transperceneige de Bong Joon-ho (2013) que Park Chan-wook a produit.

Les prisons à la fois successives et mêlées de lady Hideko ne sont que des variations métaphoriques d’une certaine vision du monde, elles n’apparaissent pas au premier plan du film, elles en sont la "part maudite". Dont personne n’osera dire qu’elle n’est pas politique.


 

Park Chan-wook dit qu’il fait des "films de genre"…

Agassi n’est pas un film féministe, ni un film d’apprentissage, ni un film de vengeance, à peine un thriller, et pas du tout un "film de cul".
Et on s’en fout de la manière dont il est vendu et acheté par les professionnels, producteurs et consommateurs.

Pour nous, il appartient à la philosophie de l’art, alias l’Esthétique, ou peut-être même à la Théorie critique, c’est à dire au politique, comme d’autres artefacts appartiennent à la Métaphysique.

Il appartient donc à tous ceux qui le recevront, sans avoir a priori de structure d’accueil pour lui, et qui lui offriront assez d’espace pour s’épanouir en eux.

Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma n°375, automne 2016

1. Le titre original du film de Park est Agassi (Ah-ga-ssi sur IMDB, ah les délices des translittérations !).
Le mot en coréen, avant l’intervention des algorithmes quelques temps après le festival de Cannes, proposait, sur Google, la traduction de The Lady (La Dame).
À Cannes, le film s’appelait The Handmaiden (La Servante), titre probablement sinon donné du moins approuvé par Park Chan-wook.
Ne pas confondre avec The Housemaid (La Femme de chambre) de Im Sang-soo (2010), remake de The Housemaid de Kim Ki-young (1960).
Le film sort en France sous le titre de Mademoiselle. Le mot français a des connotations et des sens divers. En l’occurrence, il semble désigner une jeune femme sans homme, une vierge ou une actrice, donc aussi bien la maîtresse que la servante.
Ne pas confondre avec le film de Philippe Lioret (2000), ou celui de Tony Richardson (1966).

2. Cf. Jeune Cinéma spécial Cannes n°374, été 2016, p. 50.

3. N’ayant pas honte, pour appuyer l’affirmation, d’évoquer le Carol de Todd Haynes (2015), ou La Vie d’Adèle de Kechiche (2013), chacun dans sa catégorie et toutes choses égales par ailleurs.

4. Jeune Cinéma avait découvert Park Chan-wook avec ce film au festival de Udine (en 2001), puis au cinéma l’Arlequin de Paris, au cours d’un festival de cinéma coréen en juin 2001.

5. Ce qui n’est pas forcément aisé à comprendre pour qui confond "phallus" et "pénis".

6. Jean Baudrillard, Cool Memories 1980-1985, éd. Galilée, 1987.

7. Fingersmith (Du bout des doigts) de Sarah Waters. L’histoire se passe en 1862, le roman a été écrit en 2002.


Mademoiselle (Agassi aka The Handmaiden). Réal : Park Chan-wook ; sc : P. C-W & Chung Seo-kyung d’après le roman de Sarah Waters, Fingersmith (2002) ; ph : Chung Chung-hoon ; mu : Jo Yeong-wook ; mont : Kim Jae-bum & Kim Sang-beom ; cost : Jo Sang-gyeong. Int : Kim Min-hee, Ha Jung-woo, Kim Tae-ri, Cho Jin-woong, Moon So-ri, Kim Hae-sook, Jeong Ha-dam, Han Hana (Corée du Sud, 2016, 144 mn).



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