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Andersson, Roy (né en 1943)
Roy Andersson, notre contemporain
publié le vendredi 30 mai 2014

par Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma n°322-323, printemps 2009


 


Le 20e siècle a connu un grand minuit, et deux belles époques qui ressemblaient à des aurores, les années 20 et les années 60.
Roy Andersson, né à Göteborg en 1943, appartient à une génération paradoxale de ce siècle. Née dans la guerre et qui n’a pas connu la guerre, elle a vécu sa jeunesse dans un âge d’or, tout en rêvant aux révolutions anciennes. Consciente mais non-coupable d’avoir eu la chance d’une longue paix occidentale, elle a aussi vécu son âge mûr, dans l’horreur et la fascination de l’héritage, avec, comme devoir souterrain, son inventaire.

Certains n’ont pas fait leurs devoirs, d’autres les ont mal faits.
D’autres enfin savent qu’ils ne les finiront jamais, mais ils persévèrent.
Ce sont les vrais enfants du siècle, formés par un air du temps, politique et sociologique, opérant des synthèses instables entre individus et collectifs.
Nourris par les avant-gardes d’autrefois, ils sont aussi les rejetons d’une race de pécheurs devant un ciel déserté. Loin des problématiques sartriennes, ils sont des "engagés naturels".
Roy Andersson est de ceux-là.
Moderne, il est aussi de ceux qui ont les machines au bout des doigts, et demeurent forever young, prêts à repartir, après chaque pause.
Dans sa vie et dans son œuvre (sans doute inextricablement mêlées, comme chez les artistes, les poètes et les philosophes), il y a deux périodes, et un programme de transition. Pour l’instant.

 

I. Initiation

 

Sa première période, ce sont les années de formation. Étudiant en littérature, peinture et cinéma, il est de la race des cinéphiles, et rencontre aussi bien Laurel, Hardy, Keaton et Chaplin des années 20, le néoréalisme italien d’après-guerre, que les renouveaux européens des années 60 : nouvelles vagues russe, française, polonaise, tchèque. Mais curieusement pas tellement ses voisins, ni Carl Dreyer le croyant, ni Ingmar Bergman le sceptique, auxquels il préfère Luis Buñuel le surréaliste ou Samuel Beckett le laconique. Les ironiques jeunesses européennes des années 60, déicides et parricides, préféraient toujours leurs semblables.
En 1967-1968, Roy Andersson a 25 ans, et il fait des films d’école, 3 courts métrages.


 

 
The White Game (Den vita sporten) (1968)
 

Cette même année, il participe aussi à un film documentaire collectif. Le 3 mai 1968, un match de tennis doit se dérouler à Bastad entre l’équipe nationale de Suède et celle de la Rhodésie (qui pratique l’apartheid). Treize cinéastes forment alors le Groupe 13, et décident de filmer les manifestations organisées, à cette occasion, par les mouvements étudiants, et les réactions policières. Dans les filmographies, ce film collectif est généralement attribué à Bo Widerberg, le plus connu de la bande à l’époque (1) dont Roy Andersson a été premier assistant pour Adalen 31, la même année.
Ayant décroché son diplôme du Svenska Filminstitutet de Stockholm, en 1969, il se lance dans la carrière, et réalise deux longs métrages. À l’époque, cela ressemblait à un cursus normal. Mais dans son cas, cela ressemble, rétrospectivement, à des raids d’exploration du monde réel. Dangereux comme des cornes de taureau.

 
Une histoire d’amour suédoise (En Kärlekshistoria) (1970)
 

D’abord un raid de reconnaissance du terrain et un état des lieux, en 1970. Sortant tout juste de l’enfance, ayant encore en lui le vieux monde qui travaille, il observe les âges de la vie.
L’histoire, dans une maison de retraite, d’un coup de foudre entre deux adolescents blonds, aussi frais et neufs que les grandes personnes qui les entourent sont abîmées, suggère une possible relève à l’image de la décennie passée, ne serait-ce que pour un temps. "La vie n’est pas faite pour la solitude," hurle un vieillard, que personne n’écoute.


 


 

Le film obtient de nombreuses récompenses au Festival de Berlin en 1970. Avec sa narration classique et son ton déjà légèrement décalé, il connaît aussi un réel succès au box-office suédois, puis accède au statut générationnel, mais toujours obscur de "film-culte".
Premier signe de sa singularité : malgré les propositions, Roy Andersson refuse de réaliser une suite.

 
Giliap (1975)
 

Ensuite, une opération commando. En gros, les repérages sont faits, il considère qu’il est déjà allé au bout de la narration classique, il faut à présent aller de l’avant sur d’autres chemins. Et l’avant, ce n’est déjà plus ni la question de la relève, ni, bien sûr, celle de la révolution. L’époque a amorcé sa décélération insidieuse, l’absurde, et son corollaire l’ennui, font retour, il faut tenter d’autres formes de communication. Le cinéma, hybride et métissé, doit pouvoir accueillir les esprits et les dispositifs de tous les autres arts.


 

Dans l’hôtel Busarewski aux décors parfaitement irréalistes (jeu de mot : buse veut dire escroc), un garçon de café, sa petite amie, et un étrange "comte", humains sans arguments, dans un monde gris, errent en quête d’amour et d’aventure. Ils finissent floués, seuls ou morts. Les plans fixes, les silences, la lenteur apparaissent déjà, qui placent l’anodin et le détail au premier plan comme déterminants.


 

Giliap est sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs à Cannes (1976). Mais en Suède, on pense que c’est "le plus mauvais film jamais fait", et c’est un terrible fiasco critique et commercial. Comme Roy Andersson a dépassé le budget initial, il se retrouve totalement ruiné.

 

II. Programme de transition

 

Les spots de pub (1969-2005)
 


 

Les producteurs de cinéma ne le rappellent pas. Mais les agences de pub, qu’il avait approchées en réalisant quelques spots dès 1969, se mettent à le solliciter. (2) Les auteurs qui ont tiré des bords vers le monde pollué de la pub sont nombreux. La plupart du temps, cela leur a permis de commencer une carrière, ou de se payer une coquetterie sur le wild side. Déjà les anciens - Vincente Minnelli  -, et à plus forte raison, la génération de la télévision (Jean Becker, Abbas Kiarostami, Billie August, Kon Ichikawa, Patrice Leconte, Hou Hsiao-hsien). Et les suivants : Étienne Chatiliez, Bruno Dumont, Mathieu Kassovitz, Michel Gondry, ou Gus Van Sant, influencé par Andy Warhol.

Pour Roy Andersson, c’est un autre parcours, plus compliqué. On lui donne les moyens de travailler donc d’avancer. Il obéit à des vents et des courants qui le dépassent, puisque c’est une question de survie. L’époque est optimiste, entre passé tablerasable et no future joyeux, l’humour noir d’autrefois est devenu bête et méchant, et lui-même ne se sent pas très bien. Mais dans le monde de la pub, au moins on se marre. L’air du temps ressemble à son air à lui. Après l’égarement de son carrefour raté, il y a sans doute aussi une nécessité de retour à ses sources obscures, un chemin d’humilité vers sa vérité à lui, des gammes à faire et refaire. Et tant pis si cela doit prendre du temps, il a besoin de lenteur.


 


 

Pour commencer, il s’y connaît en catastrophe. Ses premiers "employeurs", sont une compagnie d’assurances et une banque : All accidents can’t be avoided, but we prevent many. Sooner or later, you need an insurance.

De 1975 à 1981, c’est comme une thérapie : il réalise des bijoux de 20 à 30 secondes, évoquant les mille et un périls de la vie quotidienne. Ce sont les dignes rejetons des premiers films de l’histoire du cinéma. Après tout, La Sortie des usines Lumière ne durait que 52 secondes. Et pour ce qui est des périls, il embraye sur cette piste oubliée que fut le burlesque dévastateur, comme théorie des catastrophes, à qui il ne faut pas plus que quelques secondes, en effet, pour faire basculer les hommes de bonne volonté stupéfaits.

En 1981, à 38 ans, il a gagné de quoi acheter sa liberté. Il fonde sa société de production indépendante : les locaux de son Studio 24, au cœur de Stockholm, parfaitement équipés (plateaux de tournage, salles de mixage, de montage et de projection), deviennent une sorte de laboratoire, où il peut enfin travailler à son rythme et à sa façon.
Dès lors, ses pubs sont moins noires, plus longues (jusqu’à plus d’une minute), parfois en feuilletons, et il va continuer jusque vers 2005.
Il crée toujours pour les assurances, mais aussi pour des produits plus ludiques : Atari, Volvo ou Citroën, le loto, les télécommunications, les produits de beauté ou d’alimentation (l’acné ou le partage des tâches ménagères l’ont bien inspiré).
Ou plus sérieux : le Parti social démocrate (Why should we care about each other ?).

Au total, près de 400 spots immédiatement identifiables et inimitables à la fois, diffusés dans le monde entier. Ils sont souvent primés (8 Lions d’or au festival du film de pub à Cannes). Et on rigole toujours autant.

Nos préférés sont peut-être La Vitre (1977), la suite des trois Parachutes (1993), tout spécialement le premier, réalisés pour des assurances, et une mémorable série de quatre spots pour Air France (1995), L’Orchestre, Le Dentier, Le Verre de jus d’orange et Sommeil.


 


 

Un spot de pub, qu’est-ce que c’est ? un film à contrainte et un (très) court métrage, de préférence, en une seule prise. C’est aussi une plongée dans le réel de la valeur d’échange. Excellents exercices. Comme le dit Godard, "Les films de pub sont forts pour dire les choses avec un seul mot, une seule image. Pas plus d’une minute, car au-delà, il faudrait dire la vérité sur la bagnole". Roy Andersson dit la vérité, pas sur la bagnole, mais sur la condition de ces humains ayant vendu leurs âmes, sur les terres hostiles des majorités silencieuses.

C’est là qu’il a trouvé son gisement. Amoureux de Otto Dix, de la Neue Sachlichkeit des années 20, à l’autre bout de son siècle, il va trouver, dans le marché sans crise des Trente Glorieuses et chez les gens ordinaires, comme une autorisation à une "nouvelle objectivité".
Pas intéressé par les succès rapides dont il se méfie, il va s’autoriser lentement. Même s’il sait jouer avec le système, il a accepté d’appartenir à la marge.
Trouver son second souffle personnel, et cette fameuse seconde chance sociale à laquelle tout homme a droit, ça va lui prendre près de vingt ans de vie.

À 43 ans, il accepte de redémarrer comme un débutant.
Le sida, surgi en 1983, est devenu une épidémie mondiale aux ravages exponentiels, et, en 1986, le Bureau national de la santé lui commande un court métrage pour une campagne de prévention.


 

 
Quelque chose est arrivé (Någonting har hänt) (1987)
 

24 tableaux, 24 minutes, à partir de Our Time’s Fear of the Seriousness, de Graham Greene (œuvre qui reste à identifier), il réalise Quelque chose est arrivé.

C’est un film censé être pédagogique, donc on apprend tout sur le sida : définition, recherche, hygiène, vie, sexe, mort. Les humains sont les mêmes que dans les spots, "hommes quelconques". Mais cette fois, c’est comme si Roy Andersson entrait dans le "vif du sujet" : il n’exhibe plus les marchandises, mais les chairs des corps et les âmes devenues marchandises.


 

Un homme apprend qu’il a le sida. Autour de lui, à bonne distance, d’autres hommes, groupés, peureux, chuchotant les mots des pauvres gens, inaudibles, contemplent la course du vivant vers la mort, imperturbable, dans un corps solitaire. Ils sont partout, dans les abribus, les bistrots, les hôpitaux, les prisons, les gares, les salles de sport ou de classe. Ils sont médecins, matrones, officiels, amoureux, tous timides, terrorisés et ignorants comme des enfants.
Le malade, absolument seul, contemple le ciel gris. Roy Andersson vient de créer son peuple et sa ville, dont il déclinera désormais toutes les classes, toutes les niches, toutes les saisons.


 

Et à nouveau, c’est difficile et contradictoire.
Le film est désavoué par le commanditaire, dès les premières scènes, "pour être trop sombre dans sa nature", le tournage est même interrompu. D’autres raisons obscures de contestation des sources sont invoquées. Repris, il ne sortira qu’en 1993.

À partir d’une énigmatique épidémie mondiale, Roy Andersson a systématisé ce qui n’était qu’une batterie de techniques et de savoir-faire de cinéaste, et l’a transformé en langage, donc en vision du monde. C’est à partir de ce film qu’il comprend ce qu’il veut vraiment montrer : non plus des variations sur ses propres désastres, ceux de ses voisins, ou ceux, abstraits, des fantômes du muet, mais la circulation des humiliations des mortels de son temps, flux d’un présent qui semble éternel.
En entomologiste, il va décrire désormais quelque chose comme la désorientation des cortex préfrontaux humains, dans leurs sociétés engluées de super singes verts.

 

III. Deuxième étage

 

Giliap fut un échec fondateur. Quelque chose est arrivé, film de commande, va mettre six ans à être vu et reconnu. Et parallèlement, il reçoit des tas de prix - Prix spécial du Jury à Clermont-Ferrand, Grand Prix à Montréal en 1993. Il est déjà tard dans sa vie, il a 48 ans, et la conclusion s’impose : il doit absolument être indépendant. Il (re) commence, seul.

Monde de gloire (Härlig är jorden) (1991)
 

14 tableaux, ponctués par de longs noirs, 14 minutes. Canal Plus Award ; Prix de la Presse à Clermont-Ferrand 1992.


 

D’abord une ouverture : des hommes gris en costards-cravates-attaché-cases, des bureaucrates urbains et officiels, silencieux entourent un camion au dos ouvert, pleins d’autres humains nus. Ils y font entrer une fillette qui hurle et se débat, puis en ferment difficilement mais soigneusement, la porte. Et branchent le tuyau du pot d’échappement vers l’intérieur. Le camion s’éloigne vers le fond de l’écran, où il effectue quelques tours, le temps que le gaz se répande dans le camion. Au premier plan un homme gris, de dos, qui se retourne furtivement de temps en temps vers la caméra.
Deux minutes 25 de pure et froide horreur, sans pathos, noir.


 

Puis, sur le même ton, avec la même douce musique lancinante qui fait le lien, l’homme gris du premier plan nous présente d’abord sa vie : sa mère hospitalisée à qui il est très attaché, son père mort, le caveau familial, son appartement, son lit, sa voiture, son frère, un homme qui lui doit de l’argent, son fils Thomas dont on tripatouille le cerveau. Il est courtier, il en faut aussi. Enfin, il vit sa vie : il philosophe avec son coiffeur (la vie est courte). Il communie (et boit le calice, jusqu’à la lie). Allongé sous une table de bistrot et la tête dans sa veste, il croit devenir aveugle, cruelle expérience que la cécité. Et, dans sa chambre, la nuit, il entend crier. Car il y a quelqu’un qui crie, n’est-ce pas ? "Allons viens te coucher, sinon, tu ne pourras pas te lever", lui dit sa femme.


 

Ce court métrage, c’est sa première vraie œuvre de maturité. Il est à la fois un acte de contrition et une déclaration d’expiation. Il joue ce rôle d’autorisation qui lui avait jusqu’alors manqué. La culpabilité collective de son pays, de son peuple, de la génération précédente, c’est à lui de la désigner. Avec ses fragments, il trouve son rythme juste. Avec sa caméra immobile, il trouve sa neutralité. Il sait désormais comment décoller imperceptiblement du lourd réel, et accéder ainsi au deuxième étage.
"Compagnon", il a accompli son "Tour de France", qui, pour lui, fut intérieur. Il est capable désormais de concevoir, façonner, réaliser ses projets, d’allier tradition et modernisme et cela dans une conscience collective. Monde de gloire est son "chef-d’œuvre d’admission". Il est temps de présenter son "chef-d’œuvre de réception".

Oh, those mighty kings of the jungle, I could hardly stand to see ’em,
Yes, it sure has been a long, hard climb.
Train wheels runnin’ through the back of my memory,
When I ran on the hilltop following a pack of wild geese.
Someday, everything is gonna be smooth like a rhapsody
When I paint my masterpiece.


 

 
Chansons du deuxième étage (En Kärlekshistoria) (2000)
 
47 tableaux. Prix du Jury à Cannes 2000.


 

En 2000, la Terre amorce son nouveau siècle.
Le monde de gloire désolé et autiste commence à s’entrouvrir. Il y a des trous noirs dans ses narrations, mais pas de solution de continuité des généalogies. Alors ce qu’il raconte, c’est toujours la suite du passé. Mais dans Chansons du deuxième étage, ça va mieux, c’est la victoire du vivant sur le figé, quelque chose est arrivé.


 

Sa ville et son peuple s’animent, il y a des personnages principaux, des tas de personnages secondaires, des événements, des bars, des mots et des chansons. Et une vraie économie de marché avec reconversions possibles : des moquettes, des soirées-vente de crucifix de toutes tailles, et de grands christs oscillants, et si ça marche mal, on vendra autre chose. Le père nazi vit encore, il a cent ans, on lui souhaite son anniversaire, mais il est gâteux, ridicule, et cerné par d’autres espèces. Il y a encore des pendaisons, des suicides, des sacrifices de jeunes filles aux yeux bandés, mais ils sont ritualisés, autant dire plus civilisés.


 

La ville est bloquée par des embouteillages monstres, des coups de klaxons assourdissants, et des manifestations qui se révèlent être des processions de flagellants. Les rues sont sauvages et les rats filent des poubelles. Le chaos est indescriptible.


 

Les jeunes femmes sont infidèles, les vieilles épouses frustrées, les médecins adultères. Thomas le fils - de Monde de gloire - a grandi et est devenu fou, d’avoir lu trop de poèmes ou d’avoir été lobotomisé ? Les patrons mettent le feu à leur boîte pour toucher l’assurance. Les salariés licenciés, coupés en deux, saignent et gémissent.
Mais il y a une église avec un pilier (on sait le rôle essentiel du pilier dans la mécanique de la foi), un clergé, des confessions possibles. Les humains ont des noms, et s’ils trimballent durement leurs valises, ils ont des espoirs : Un temps pour tout, un temps pour la misère. Mais ça va vite finir, on s’occupera de nous. On le mérite, après tout ce travail. Ce sera un temps nouveau. Bienheureux celui qui s’assoit. Bienheureux celui qui ne se souvient plus de son enfance. Bienheureux le juste sans épines.

C’est un environnement normal de la condition humaine, la vie quoi, qui peut reprendre. Elle reprend, parfois, dans de vraies communions, quand, dans le métro sinistre, les humains se mettent soudain à chanter ensemble. Ou quand les amoureux, rentrés dans leur cuisine, se caressent et jouent de la flûte, ensemble. Ce sont eux qui vont voir les premiers avions rugir sur la ville.
La vie, elle bascule aussi parfois dans d’autres dimensions, avec des immeubles qui bougent, des portes de Bazar de la Charité sans échappée, mais avec des figures hiératiques de pouvoir : Il est important de ne pas perdre le contrôle. L’illusion est toujours une consolation. Le monde va mieux.
Les fantômes sont encore là, tout de même, et il est trop tôt pour l’oubli et le happy ending. À la fin, ils vont se lever, tous les morts vivants du passé, et avancer, non-agressifs, toujours effrayés, au grand carrefour en forme de jugement dernier.

 
Nous les vivants (Du levande) (2006)
 

53 tableaux. Sélection Un certain Regard, Cannes 2007.
Six années ont passé.
Suite de Chansons, Du Levande est du même cru. Mais on commence à être loin de la guerre, sous ces latitudes, l’air est devenu plus léger. Maman est vieille, elle ne raconte plus ses histoires, elle les a oubliées, on est plus tranquille.


 

Les humains sont de vraies personnes, qui parlent, monologuent, dialoguent même. Ils se réunissent, chantent ensemble en tenue de soirée pour des jubilés, boivent des coups ensemble dans des bistrots. Ça leur sert de sentiment océanique.
Comment peut-on supporter ce monde sans être saoul ? Chacun vaque à ses affaires, avec ses misères et ses plaisirs parfois laborieux, il y a des hommes d’affaire véreux, des voleurs, des vieux punks, des amoureux transis et rabroués, des hommes qui parlent politique avec leur coiffeur et sortent de l’officine bien dégagés autour des oreilles. Il y a même un psychiatre usé. Depuis 27 ans, il tente en vain de soigner des gens qui exigent d’être heureux, alors qu’ils sont simplement méchants. Alors, il leur donne des médicaments.


 

Mais, désormais, désirs, rêves et contes de fées sont intégrés au processus du vivant, et il n’est pas inenvisageable que la groupie épouse la rock star (des Black Devils), sous les hourras enthousiastes du peuple amical.
Le peuple de Roy Andersson est sans dimanches, mais il a trouvé ses marques, et tout le monde peut faire partie de l’orchestre. Il y a toujours des embouteillages, mais pour Léthé, il n’y a qu’à prendre les transports en commun, c’est la ligne 14.

Bien sûr, il reste un tabou, dont la transgression est sévèrement punie. Peine capitale pour l’ouvrier, qui, pour mettre de l’ambiance, tire d’un coup sec la nappe chargée d’un service de table très ancien et très précieux, qu’il brise. Dévoilant ainsi la table bourgeoise décorée artistiquement de croix gammées. Mais ce n’était qu’un cauchemar parmi d’autres. Chacun se surprend à penser tout bas qu’il existe un pays sans larmes, sans misère, sans maladie, sans douleur, et j’y serai un jour. Chacun regarde le ciel et tend l’oreille.
C’est alors que, sur fond d’un joyeux ragtime, arrivent, sur la ville et son fleuve, silencieux, les bombardiers.

 

IV. Position et langage de Roy Andersson

 

Ce dernier plan de Du Levande, est le premier plan général filmé par Roy Andersson : la ville et son fleuve. C’est aussi le premier plan avec un point de vue, où il s’autorise le surplomb : "Nous" sommes là, maintenant, dans le premier bombardier qui survole la ville.
Car son engagement est d’un genre nouveau : le devoir d’inventaire.
Attention flottante et neutralité bienveillante, empathie pour les clowns blancs, modèles universels. Et c’est là qu’on peut réfléchir à cette curiosité : en suédois, le titre dit Vous les vivants et la traduction française dit Nous les vivants.
Quelle que soit son origine, cette hésitation factuelle entre vous et nous, pose la question de la place de Roy Andersson : cinéaste de ses "frères humains", ou du "commun des mortels" ?


 

Il ne le reconnaît pas, mais il est le fils naturel de Ingmar Bergman (pour les cris et chuchotements, pour les rêves du vieux Sjöström et ses fraises, pour les intermittences du ciel) et de Bertolt Brecht (pour une certaine distance détournée, et on ne peut jamais rien pour personne).
Il a un poste d’observation qu’on pourrait appeler la "position de l’exilé" (pour reprendre la pensée de Georges Didi-Huberman). Jamais l’ascétisme de sa technique ne provoque de sécheresse. Loin du désert, ses tableaux sont des oasis abstraites, où rires et émotions cohabitent en évitant toute bave compassionnelle.

Il ne se réclame pas non plus du surréalisme, mais il en est l’héritier, contrebandier des zones frontières entre tous les pays des âmes (mémoire, imaginaire, humour, ruse, foi et soupçon, éternel retour, signe, instinct de survie).
À première vue, la narration de Roy Andersson est immobile, hétéroclite, uchronique, sans pour autant relever des collages-montages produits par les arts du 20e siècle. Puis l’on discerne, dans sa vision, comme un amour des généalogies qui sauve du désespoir.

Son univers est celui de Peer Gynt, le Grand Courbe, son temps est pseudo-cyclique, une sorte de never ending tour de ses personnages, de ses "sketches". L’histoire, en réalité, repasse obstinément les mêmes plats. Mais chaque génération a droit à son temps personnel. Et, si le pire est toujours sûr, avant, les occasions de rire sont innombrables.

Roy Andersson est un homme affable. Il s’explique volontiers. Il dit tourner sans scénario et sans découpage. Il a une trame, et le scénario s’écrit au fur et à mesure du tournage, en une semi-impro, où il ne s’interdit rien. L’unité de style et de propos, la force de ces deux longs métrages, les récompenses aussi sans doute, ont fait accéder Roy Andersson au statut si envié d’auteur, figure "héroïque" s’il en est. Auteur et artiste, il a créé son "genre", et ne voit pas pourquoi on lui en fait reproche parfois.

Sa syntaxe est réduite et elliptique. Ni travelling, ni gros plans, ni champ, contre-champ, hors champ, voix off, flash back ou forward, aucune quincaillerie.
Caméra immobile, plans séquences, plans moyens, lenteur, et dialogue entre les personnages et la caméra, c’est tout. Avec la profondeur de champ comme dispositif scénographique principal. Ce qu’il a trouvé de plus proche de la technique de la peinture.


 

Pour raconter l’espèce humaine occidentale, son choix, c’est la polyphonie et le fragment. Il dit : "Je veux être dans la fantaisie libre, dans la combinaison d’éléments, je préfère la mosaïque à l’histoire construite". Mais son univers démantelé comme sa "nouvelle objectivité", ne viennent pas seulement de sa préférence : c’est aussi le parfait reflet de son siècle atomisé.


 

En fait, c’est au fond de l’écran que ça se passe, et il s’y passe toujours quelque chose : cabine d’ascenseur, arrière-boutique, pièce du fond, devanture.
C’est à la fois une perspective bloquée et un hors champ frontal dévoilé.
Ses humains du fond, d’ailleurs, sont vraiment "du fond", comme on est "d’en-bas" : ils y restent, ou n’avancent que très timidement. Il y a un monde fou, et, tous, ils sont récurrents, reproductibles, quelconques. Raseurs de murs blottis et gros égos, ils observent, et ce faisant, ils bouchent toute échappée, à la fois guetteurs, sentinelles et matons. Quand ceux des premiers plans tentent de fuir vers le fond, ils trouvent porte close ou cul-de-sac. Semblant nageoter dans les eaux glacées du calcul égoïste, ils sont en réalité humiliés et offensés, contaminés quoi qu’ils fassent. Parfois ils hurlent. Rarement.

Chez Roy Andersson, on ne la ramène pas, on ne va pas vers l’Ouest, il n’y a aucune Amérique. II y a juste les détails, les merveilleux détails, avec leurs diables qui s’y lovent et ricanent. On les dénie prudemment, on crie un peu, on utilise la stupeur comme bouclier, on ne cherche pas à éviter le châtiment, on fait de son mieux.


 

Roy Andersson, lui, rit tout le temps, facilement, dans ses entretiens, sur les tournages, dans sa vie de tous les jours. Ses spectateurs aussi rient tout le temps, jusqu’à ce que leurs rires, soudain, se figent, devant ce grand cafard du Nord qu’il distille. Il faut un certain état de grâce pour faire hurler de rire ou à la mort, presque dans le même instant.

Après Chansons du deuxième étage, et Nous, les vivants, il nous manque un finale, sans qui tous ses tableaux deviendraient rétrospectivement des natures mortes. Il manque son "chef-d’œuvre de finition". Après le retour des trépassés et le retour de la guerre, quelle nouvelle fin, quel rebond, qui parlerait, enfin, du futur du 21e siècle ?

Il dit avoir toujours envie d’étonner et envisager de retourner à une narration classique avec intrigue. Il dit plus sérieusement songer à un troisième volet. (2) On attend cette troisième partie de la nuit, qui confirmerait que le temps et l’histoire existent autrement que dans nos maladies.
On attend de lui une dialectique enchantée, où pourrait advenir non plus seulement le rire, mais une joie, car elle fait aussi partie de la vérité.

Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma n°322-323, printemps 2009

1. Cf. Positif n°113, février 1970.

2. On trouve la plupart de ces spots chez Culture Pub. Et ailleurs, sur le Net, en mauvaise définition, ce qui n’empêche pas la rigolade : Commercials part 1 ; Commercials part 2 ; Commercials part3 and so on.

3. NDLR : Ce troisième volet souhaité est sorti en 2014 et a obtenu le Lion d’or à la Mostra de Venise : Un pigeon perché sur une branche, philosophait sur l’existence. Titre auto-ironique sur sa position en surplomb et sa "métaphysique". Les trois films constituent désormais ce que certains appellent "la trilogie des vivants". Cf. Jeune Cinéma n° 365, mai 2015.
PS : En 2019, il en fait une tétralogie avec About Endlessness (Om det oändliga).



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