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Un pigeon perché sur une branche philosophait sur l’existence (2014)
de Roy Andersson
publié le jeudi 16 mars 2017

Roy Andersson, nouvelles du front

par Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma n° 365, mai 2015

Lion d’or du Festival de Venise 2014.

Sortie le mercredi 29 avril 2015.


 


Après nous avoir, rarement mais violemment, bousculés avec son court métrage prologue Monde de gloire (1991), puis avec Chansons du deuxième étage (2000) et Nous les vivants (2007), Roy Andersson nous avait laissés.
Nous l’attendions. En dégustant, de temps à autres, sur le Net (chez Culture Pub), ses commercials qui nous faisaient hurler de rire. (1)

Ses petits humains, entre métaphysique et rigolade, nous manquaient. Ils étaient quelconques, coupables, lâches, mais dépourvus de toute arrogance. (2)


 

Des survivants, se faisant discrets, dans un long entre-deux-guerres. Mais ils nous manquaient. Comme si "le grand cafard du Nord", son ironie, son ciel bas et vide, son espèce humaine inhumaine et perplexe, se révélaient être devenus, désormais, nos quatre horizons.


 

Le dernier signe que Roy Andersson nous avait envoyés, c’était, dans Nous les vivants, les bombardiers, qui envahissaient le ciel. Or, nous ne voulions pas de la guerre. Nous étions au début du 21e siècle, nous espérions encore.


 

Il nous manquait "un finale, sans qui tous ses tableaux deviendraient, rétrospectivement, des natures mortes". Il nous manquait "cette troisième partie de la nuit, qui confirmerait que le temps et l’histoire existent autrement que dans nos maladies". (3)

Nous ne voulions pas d’un diptyque, il nous fallait une trilogie. Avec de la joie, ce fameux lebenslust qu’il évoque lui-même, et, si possible, un happy-ending. Et du joli rêve, comme la groupie des Black Devils (4). C’était quand même pas compliqué.

Alors voilà, avec Un pigeon…, Roy Andersson nous a exaucés. Car il achève sa trilogie. Car il parle du 21e siècle bien engagé. Car voici la troisième partie de la nuit.
Mais il ne nous a exaucés que partiellement.
Car le lebenslust semble désormais inenvisageable. Et les quatre horizons, qui nous servaient de périmètres de sécurité, Roy A. nous le confirme : ils crucifient le monde.

Que s’est-il passé durant ces quinze ans ?
La guerre n’a pas eu lieu, finalement. En tout cas, pas sous nos latitudes. Enfin, pas cette guerre-là, avec bombardiers vintage WWII.
Les vivants de l’Occident ont continué à vivre, luttant avec application contre le courant de leur condition de mortels. Ils vieillissent et la mort les surprend généralement. Tout en ne l’attendant pas, la mort, à présent, ils se téléphonent beaucoup plus. Ça leur permet d’avoir des nouvelles les uns des autres, et quand elles sont bonnes, ils sont contents. C’est que les autres, ils sont toujours absents, loin, pas au rendez-vous.
Et puis, la vie se joue toujours en tableaux, et la mémoire en séquences discontinues. Rien n’a beaucoup changé.

Pourtant le pigeon détecte, semble-t-il, deux "nouvelles". Ni progrès, ni perspective, plutôt des rimes internes, genre éternel retour.

D’abord, la bonne nouvelle : on chante encore ensemble.
Et on se souvient de Lotte, la boiteuse de Göteborg, qui, en 1943, faisait payer les bières par des baisers. On chante moins souvent peut-être. Mais la nappe phréatique, fluide et qui sédimente pourtant dans les inconscients, circule toujours via les rêves, et cela, chez les plus humbles.


 

Même un petit représentant de commerce déprimé peut accueillir, dans son sommeil, le retour du refoulé social, en forme de cauchemar magnifique. Il ne s’agit plus des saloperies internes au Nord occidental, mais des saloperies externes : la colonisation.
En écho au camion "spécial chambre à gaz" de Monde de gloire, une invraisemblable machine en cuivre, tout droite sorties des Impressions d’Afrique (5), qui absorbe des "indigènes" noirs enchaînés, et le dormeur constate : "Personne ne s’est excusé".


 


 

En somme, le grand corps social et malade, n’est pas complètement désarticulé.


 

Dans le film, une autre nouvelle est annoncée, plus obscure.

Surgit, incongrue, l’armée de Charles XII (1682-1718), dans un bistrot marginal de banlieue. L’armée qui défile joyeuse dans un sens, vers la guerre, la fleur au fusil, puis rentre, détruite et sanglante, dans l’autre sens, nous renvoie immédiatement aux manifs des flagellants gémissants de Chansons. (6)

Puis, en tendant l’oreille, on entend les sbires du bon roi décréter : "Pas d’alcool, pas de femmes !". D’un léger déplacement, il est possible de faire d’une armée historique, une armée archaïque d’actualité, une sorte d’annonciation. Écho d’une autre guerre d’un autre genre. La bonne nouvelle serait alors que le pitoyable Charles XII et son épopée ne se situe pas à la fin du film, mais en son milieu, comme une péripétie.


 

On le disait, pas de happy-ending. Mais un prologue : trois rencontres avec la mort.
Et une fin calme, celle de la douce routine. Le temps passe vite. On est tout le temps mercredi et "un jour de semaine, ce n’est pas quelque chose qu’on peut ressentir".

Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma n° 365, mai 2015

1. Beaucoup de commercials de Roy Andersson sont sur Internet, en 4 parties. Culture Pub, pendant les années 80, les avait fait connaître.

2. Les personnages de Roy Andersson ressemblent au petit marchand d’allumettes de Otto Dix, mêmes couleurs, même mélancolie hallucinée.

3. Cf. "Roy Anderson notre contemporain".

4. Nous les vivants (2007).

5. Impressions d’Afrique de Raymond Roussel (1909).
La machine de Roy a une marque : Boliden. C’est à la fois de nom d’une petite ville et d’une entreprise minière suédoise.
Sponsor ou blague privée ?
On peut incliner pour la seconde hypothèse. D’une part, les auto-références à son propre travail ne sont pas rares. Dans Un pigeon, la troisième rencontre avec la mort se fait dans un self-service d’aéroport, avec des stewards et des pilotes en uniformes. On pense à son irrésistible spot publicitaire : Parachutes ("Des parachutes dorés pour tous avec l’assurance retraite Handelsbanken"). D’autre part, l’allusion politique - les colonisés exploités et absorbés par la mine et le capital - est aimablement limpide. D’ailleurs les deux hypothèses sont tout à fait compatibles.
On peut ajouter que son dernier film Pour l’éternité (Om det oändliga, 2019), qui fait de la trilogie accomplie, une tétralogie, est fait majoritairement d’auto-références, et devient ainsi quasiment un film testamentaire fait de souvenirs nostalgiques.

6. Chansons du deuxième étage (2000).


Un pigeon perché sur une branche philosophait sur l’existence (En duva satt på en gren och funderade på tillvaron). Réal, sc : Roy Andersson ; ph : Istvan Borbas, Gergely Palos ; mont : Alexandra Strauss ; déc : Ulf Jonsson, Julia Tegström, Nicklas Nilsson, Sandra Parment, Isabel Sjöstrand. Int : Holger Andersson ; Nils Westblom, Charlott Larsson, Viktor Gyllenberg, Lotti Törnros (Suède-Norvège-France-Allemagne,
2014, 100 mn).



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