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Of Time and the City (2008)
de Terence Davies
publié le dimanche 8 octobre 2023

A Love Song and a Eulogy to the City of Liverpool

par Lucien Logette
Jeune Cinéma en ligne directe

Sélection officielle du Festival de Cannes 2008

Sortie le mercredi 4 février 2009


 


Que le Financial Times ait considéré ce film comme "le meilleur film britannique depuis des années", ou qu’il ait fait partie de la sélection officielle du Festival de Cannes, ne doit pas nous en détourner. Ce film nous appartient. Même s’il est mélancolique, cet homme qui se penche sur son passé, dans la Liverpool ouvrière des années 40, ce grand réalisateur inquiet à la culture ironique, cet adolescent paria pour cause d’homosexualité, c’est notre camarade, à travers le temps.

Les grands cinéastes qui pratiquent l’essai filmé, le vrai, ce difficile numéro d’équilibrisme offrant l’intime au plus grand nombre - pas le débagoulage que l’amélioration des moyens techniques met à portée de n’importe quel auto-célébrateur de nombril - ne sont pas légion.

Chris Marker ne nous a rien dévoilé depuis bientôt cinq ans (Chats perchés, 2004). (1) Alain Cavalier, après Le Filmeur (2005), est retourné à son habituel silence. Seule Agnès Varda, par bonheur, ne nous laisse jamais longtemps sans nouvelles. Excepté ce trio vénérable et qui ne nous a jamais déçus, les noms sont rares qui permettent de varier les plaisirs, d’échapper aux autoroutes de la fiction ou aux sentiers du documentaire. Terence Davies est un réalisateur discret.
Cinq films depuis 1987, huit ans entre le dernier sorti et celui-ci : nous sommes loin du stakhanovisme de Woody Allen ou de Clint Eastwood, et de leurs productions annuelles. Une discrétion qui frise la transparence : une rapide enquête de voisinage nous a appris que les spectateurs non-spécialistes se souvenaient de ses films mais pas souvent de son nom.


 

Il faut dire que pour qui les a vus en leur temps (aucun, à notre connaissance, n’a été l’objet d’une reprise), Distant Voices, Still Lives (1987) et The Long Day Closes (1992) demeurent peu oubliables : cette célébration de la culture populaire anglaise, à travers repas familiaux et chansons entonnées en chœur (nous simplifions), retrouvait en le magnifiant ce beau courant du cinéma britannique des années 40 - Frank Launder & Sidney Gilliat, David Lean, Humphrey Jennings -, défense et illustration des vertus du peuple, prolétariat et middle-class mêlés, qui préfigurait l’explosion du Free Cinema des années 60. (2)
Moins convaincante fut, en 1995, l’adaptation que proposa Terence Davies de La Bible de néon de John Kennedy Toole, l’utilisation d’une star du calibre de Gena Rowlands le gênant manifestement aux entournures.
En revanche, sa transposition de The House of Mirth de Edith Wharton, ( Chez les heureux du monde (2000), est un chef-d’œuvre, sans doute une des recréations les plus réussies de l’univers jameso-whartonien, que l’on peut préférer au pourtant plus coté Temps de l’innocence de Martin Scorsese (1993), d’après la même romancière.

Tous ces titres ont été salués par la critique, les trois premiers sont passés par Cannes (dont deux en compétition), ils ont été couverts de prix dans les autres festivals où ils furent présentés : Terence Davies n’est ni un inconnu, ni un auteur maudit, son nom est même un mot de passe entre amateurs. Si sa filmographie est aussi raréfiée, ce n’est par souci d’exigence ou par pureté d’artiste, c’est simplement parce que la somme des spectateurs de ses quatre films ne dépassant pas quelques centièmes d’unité Ch’tis, il n’est plus possible pour un cinéaste de ce calibre de trouver un financement aisé : comme il le déclare dans l’entretien que publie Positif dans son numéro de février 2009, il ne pourrait plus tourner aujourd’hui Distant Voices.

Et s’il est parvenu à signer ce petit miracle qu’est Of Time and the City, c’est parce qu’il a, pour la première fois, répondu à une commande. La curieuse entreprise (que peut-elle bien signifier ?) qui consiste à désigner chaque année une ville comme "Capitale européenne de la Culture", avec majuscules, aura au moins produit ce résultat : un film-poème tout entier dédié à une cité, Liverpool - la perle du fleuve Mersey, la ville natale de Terence Davies, le cadre déjà de ses deux premiers longs métrages.


 


 

"Chant d’amour et panégyrique", précise le sous-titre. Plutôt qu’un panégyrique, qui implique louange sans retenue, on pourrait évoquer un "thrène", et sa lamentation funèbre. Car ce que chante ici Terence Davies, c’est l’amour d’une ville disparue : la Liverpool qui le vit naître en 1945 et qu’il a quittée en 1973, alors que tout avait déjà basculé sous le boutoir de "l’urbanisme" moderne ("avec le génie britannique du maussade"). Non que son enfance se soit déroulée dans un lieu de rêve : les conditions de la sortie de guerre étaient aussi éprouvantes que partout ailleurs, l’Angleterre année zéro n’avait rien à envier au reste de l’Europe sur le chapitre du rationnement, de l’habitat sordide et des vêtements recyclés jusqu’à l’agonie ; aucune raison de cultiver la nostalgie des engelures ou des trottoirs nettoyés à la brosse. Mais la population qui habitait ces presque taudis était une population encore unie, à la conscience collective encore vivante.


 


 


 

Ce n’est pas par hasard qu’il a placé son film sous l’égide de Humphrey Jennings (3) et de son Listen to Britain (1942), qu’il déclarait récemment "One of the great visual poem" (4). Au-delà des ressemblances formelles - prééminence des morceaux musicaux, construction par glissements -, l’un et l’autre film montrent une Angleterre populaire, à la dignité intacte, rassemblé par un dessein, l’effort de guerre pour l’un, le retour à la vie pour l’autre. Terence Davies fait passer l’unanimisme de Humphrey Jennings par son prisme personnel, mais le point de vue est similaire.
Rien donc d’un vert paradis, ces enfance et adolescence à Liverpool : le froid, la faim (le temps de la "grenade exotique annuelle" sur l’arbre de Noël), la solitude causée par l’impossibilité d’assumer à la fois son catholicisme, et le trouble apporté par le spectacle de lutteurs sanglés dans leur maillot de cuir, ou la main d’un camarade qu’il aurait souhaité sentir s’attarder sur son épaule - le monde, la chair et le Diable…


 


 

L’homosexualité ne s’affichait pas alors comme une fierté, et Terence Davies évoque la libération que représenta pour lui La Victime de Basil Dearden (1961), première lézarde dans le mur de silence. Dans le commentaire-confidence qu’il lit lui-même, dans un étonnant chuchotement rocailleux, traversé de poèmes, de citations puisées aux sources les plus opposées, Percy Shelley et Carl Jung, Friedrich Engels et James Joyce, et de vacheries personnelles adressées à l’establishment, Betty Windsor (!), feux Beatles ou autre cardinal Heenan, il serpente brillamment entre description et souvenir, à la manière du Chris Marker de Sans soleil (1983), multipliant les jeux de miroirs où se reflète un paysage mental.


 

La ville s’est évaporée, les taudis horizontaux, où la vie était pourtant vivable, ont été remplacés par des taudis verticaux, où même la survie est impossible. Ce qui fondait l’identité collective, les dimanches au stade, les traversées en ferry pour rejoindre la fête foraine ou les baignades de masse, s’est évanoui. Mémoires d’une cité perdue, pour reprendre le beau titre de Paul Gilson : Mémoires des maisons mortes (1942).
Comme chez Humphrey Jennings, comme dans Distant Voices, c’est la trame musicale qui structure Of Time and the City  : de Franz Liszt à Gustav Mahler, via Peggy Lee ou le superbe "Dirty Old Town", version des Spinners, tout fait sens, dans un éclectisme qui n’est pas là pour faire du genre, mais parce que chaque morceau vient éclairer la séquence qu’il soutient.
Terence Davies n’a que très peu filmé la moderne Babylone, simplement quelques travellings le long de bâtiments officiels sauvegardés.


 

Tout le reste est affaire d’archives, noir et gris tremblotant, couleur criarde des années 50, également émouvantes, et assemblées avec une intelligence confondante, ce qui n’a rien pour nous surprendre.
Du temps et de la ville, certes - mais c’est de lui que parle Terence Davies. On souhaiterait qu’il puisse le faire plus souvent.

Lucien Logette
Jeune Cinéma en ligne directe

* Ce texte est paru pour la première fois dans La Quinzaine littéraire, n°986, du 16 au 26 février 2009.

1. Chris Marker (1921-2012).

2. Cf. "Le Free Cinema (1956-1963)", Jeune Cinéma n°19, décembre 1966-janvier 1967.

3. Que l’œuvre complète (moins de 4 heures de film) de Humphrey Jennings (1907-1950) n’ait pas encore fait l’objet d’une édition française en DVD est inconcevable. NDLR : la remarque date de 2009. En 2017, elle est toujours valable puisque la seule édition disponible est chez le British Film Institute.

4. In Sight & Sound, June 2008.



Of Time and the City. Réal : Terence Davies ; ph : Tim Pollard ; mont : Liza Ryan-Carter. Avec Terence Davies, George Harrison, Jack Hawkins, John Lennon, Paul McCartney, Queen Elizabeth II, Queen Elizabeth the Queen Mother, Ringo Starr (Royaume-uni, 2008, 72 mn). Documentaire.



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