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Emily Dickinson. A Quiet Passion (2017)
de Terence Davies
publié le dimanche 8 octobre 2023

par Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma n°380, printemps 2017

Sélection officielle de la Berlinale 2016

Sortie le mercredi 3 mai 2017


 


À première vue, la vie de la poète Emily Dickinson est une vie très ordinaire, à peu près analogue à celles de ses sœurs, congénères, vieilles filles sans descendance, et issues de la même classe sociale. L’élan vital d’une enfance et d’une jeunesse, la rencontre avec le réel de la maturité, la mort comme morale de l’histoire, une trajectoire normale au sein d’une famille normale de notables de province parmi d’autres. La seule différence est peut-être que, comme un garçon, elle a fait des études et lu les auteurs de son temps. Quand Terence Davies la choisit pour sa première biographie, il affirme vouloir réparer une "injustice", comme si, chaque jour sur Terre, ne se perdaient pas mille génies méconnus (1). Il suppose aussi, en bon biographe, que toute vie est une œuvre, ou, au moins, "une profession" comme il a été dit de celle de Henry David Thoreau. Et il examine cette vie avec la distance nécessaire.
Quand il choisit ce titre paisible, loin de la coquetterie de l’oxymore, sans doute se pose-t-il aussi cette question centrale : Est-ce qu’une passion peut être "tranquille" ? La passion, qui suppose à la fois passivité et violence, ne peut qu’engendrer des remous et des tourments. Tranquille ? Seulement en apparence, quand les conflits sont bridés et masqués. Mais il faut toujours aller chercher les choses derrière les choses. Dès lors, il doit s’approcher.


 

Avec ce film et cette question, peut-être donne-t-il une clé précieuse de toute son œuvre à lui - une dizaine de titres -, qui n’est pratiquement tissée que d’autobiographie, directe ou par procuration. Le catholique anglais opprimé de la grande ville de Liverpool, Lancashire, se révèle avoir des affinités secrètes, à un siècle de distance, avec la petite poète protestante américaine de la petite ville de Amherst, Mass., qui ne deviendra la grande Dickinson que longtemps après sa mort. Comme Flaubert était Bovary, Davies est Dickinson. Certes, il est aussi tous les personnages qui hantent les rues de ses villes, les flash de ses souvenirs, les voix off et les chansons de ses essais. Il était probablement tout spécialement, il y a 17 ans, la Lily Bart (2) de Edith Wharton, l’alouette éblouie par les miroirs déformant des succès éphémères. Mais, en 2017, Terence Davies a vieilli, il est désormais la Dickinson qui ne s’est jamais fait d’illusion, quel que soit son âge. Avec A Quiet Passion, il est remonté dans le temps jusqu’au jeune 19e siècle, et il semble y avoir trouvé exactement et son époque et son double féminin.


 

Que Terence Davies soit un romantique tardif de la grande espèce ne fait aucun doute. Mais on sait que le romantisme est à la fois homogène et composite, et que les romantismes sont divers selon les pays, et selon leurs révolutions. Son romantisme lui, c’est celui de la Nouvelle Angleterre, mâtiné de tradition puritaine et de révolution réussie, qui proclame "le droit au bonheur" (Life, Liberty and the Pursuit of Happiness) affirmé par Thomas Jefferson dans la Déclaration d’Indépendance de 1776.


 


 

C’est dans ce paradoxe politique indépassable, dans cette "conscience malheureuse" aporétique, qu’il cherche le "Rosebud" de la vie de Emily Dickinson, et peut-être le sien, lui dont l’œuvre est tissée de toute la palette d’une mélancolie immobile, la patience, le supplice et les gémissements, sans trace de véritable révolte, écrasée sous les gravats d’un désespoir affiché. Derrière ce film élégant, délicieusement suranné - il ne change pas de style - derrière le visage lisse et résolu de la jeune poète (Emma Bell), derrière le visage désolé de la poète mature (Cynthia Nixon) qui se creuse et se fane inexorablement, derrière la douceur monocorde de la voix off, il y a une rage. Et on dirait que c’est la première fois qu’elle apparaît dans l’œuvre du cinéaste.


 


 

La première idée est, bien sûr, de penser son Emily comme une féministe avant la lettre, non agressive et résistant comme elle peut à tout ce qui la réduit de toute part parce que femme. Elle a appris la botanique. Elle cultivera son jardin, alors qu’un H.D. Thoreau s’est épanoui dans les grands espaces. Elle a appris les arts ménagers. Elle tiendra donc la maison et ses innombrables travaux, alors que le père voyage.
Elle est brillante, comme son frère Austin et sa sœur, la joyeuse Lavinia, et avec Susan sa future belle-sœur, elle aurait été capable d’un snobisme épatant. Son esprit se cantonnera aux réparties du petit salon familial de province et à ses échanges avec une délurée, son amie Vryling Buffam.


 


 


 

Elle a lu Ralph Waldo Emerson, Walt Whitman, William Shakespeare, les sœurs Brontë, elle est traversée par l’air de son temps. Mais sa mélancolie est à la rébellion ce que l’angoisse est à la peur : une in-conscience. Et elle ne comprendra, au long de sa vie, que la douleur de l’injustice personnelle. Sa résistance à tous les deuils que le monde lui propose ne peut être qu’intellectuelle : ce sera l’écriture (qui est toujours une entrée en solitude).


 


 

Ses poèmes et ses lettres sont des cris non-violents, étouffés, dans le désert, sans même un écho. Pour être entendue, être publiée, pour devenir "une femme de lettres", il lui aurait fallu une âme double, outre la sincérité lourde d’Alceste, la désinvolture frivole de Célimène. Elle aime sa famille, elle aime sa prison. Elle se fera au silence et à la perte, elle en mourra. Tout cela est lisible tout au long du film, la vie des femmes d’autrefois, et l’habituelle chanson triste de Terence Davies sur le temps qui passe et s’éloigne nulle part. Mais en fait, on ne peut comprendre vraiment l’essence de l’échec de la vie de Emily Dickinson, et celle du sens de son œuvre, que grâce à la scène d’ouverture que choisit Terence Davies, scène énigmatique pour les Français, mais scène matrice.
Cela se passe au séminaire du Mont Holyoke, en 1847. Elle a dix-sept ans, au milieu de ses camarades de classe réunies. On demande solennellement aux jeunes filles si elles ont bien fait leur prières, si elles se sont repenties, si elles sont en harmonie avec le ciel. Seule, elle ose répondre. "I am not even awakened yet - how can I even repent ?"


 


 


 

En 1845, en Nouvelle Angleterre, l’air du temps, c’est ce qu’on a appelé le "Second Great Awakening". Le premier Grand Réveil, au 18e siècle, véhiculé par les grands prédicateurs itinérants, avait transformé le vieux calvinisme tout fait de communion au service des dominants, en donnant à chaque humain plus de liberté (et de responsabilité) pour travailler à son salut. Comme partout en Occident, naissait l’individu. Là-bas, c’était par le truchement de la foi, et l’individu gagnait la guerre (d’Indépendance). Dans la vieille Europe des Lumières, il fusionnait avec la Nature (et avec les ruines) mais il ratait ses révolutions. Le deuxième Grand Réveil (et non "le second", il fut suivi de quelques autres) avait pris la forme d’un prosélytisme très virulent pour un retour à une foi pure et première, insistant sur la responsabilité de chacun vis-à-vis de la grâce, la nécessité de faire l’expérience de l’émotion religieuse (3), et le devoir, ensuite, de la propager. L’église de Amherst était un lieu central de cette deuxième vague. La jeune Emily a alors 15 ans, elle est la seule de sa famille et de ses proches à ne pas s’être convertie à ce New Birth. Sous la pression, elle se trouve alors en proie à une violente crise dépressive d’adolescence. On la retire de son collège de Amherst, on l’envoie se reposer dans sa famille de Boston, elle en revient apaisée.
En 1846, ça marche. Elle connaît un état de grâce et elle "pense avoir trouvé son sauveur". Mais ça ne dure pas. La foi, quand ça veut pas, ça veut pas. Faire les gestes pour que ça vienne, relève de la légende, si ce n’est du bon mot. C’est donc ainsi qu’en 1847, au Mont Holyoke, elle peut trouver l’insolence du refus. Et qu’elle fait l’apprentissage de son châtiment : l’isolement.


 

Quand on a bien vu Of Time and the City, (4) on se demande qui, mieux que Terence Davis, pouvait comprendre un tel itinéraire de doutes et d’hésitations, d’abandons éphémères et de résistances obstinées à cette "inondation intérieure" exigée par la doxa de l’époque. On l’entend murmurer à la jeune fille qu’elle fut ce qu’il sait pour lui-même : "Vous êtes seule dans votre rebellion, Miss Dickinson". On le voit l’accompagner dans sa détresse, comme un frère d’arme à travers les âges.

Les biographes sont partagés sur la raison invoquée pour qu’elle ne termine pas son année au séminaire. De retour à la maison, dont elle ne sortira pratiquement plus, elle se trouvera à sa place dans les longues journées sans fin d’une très courte vie. Emily Dickinson était une sceptique, une intellectuelle chercheuse, pas une guerrière ni une missionnaire. Pour partir au combat, il faut descendre de la montagne, sortir dans la rue, il faut quitter la maison. "Some keep the Sabbath going to church, I keep it staying at home", préfère-t-elle (5). Avec sa fratrie, elle s’amusera quelques saisons. Chez Terence Davies  : "One day, you may marry", lui aurait dit Lavinia. "I think not" aurait-elle répondu dans un large sourire.
C’est que pour elle, il ne s’agissait pas de ça. Elle ne cherchait ni un amant ni un époux dont elle n’avait nul besoin. Elle était en quête de sa propre vérité qu’elle savait en exaltation - A soul admitted to itself - Finite Infinity - et d’une interlocution divine, même approximative, mais directe et sans intermédiaire, qu’elle ne trouva jamais.


 


 


 

Mystique sans extase et sans rédemption, la poète qui n’a jamais trouvé le chemin, pour qui le ciel est resté vide, ressemblait pourtant à une Hildegarde, à une Hadewijch, à une Thérèse. Traversée par son temps, elle n’était pas de son temps. "This is my letter to the world, that never wrote to me". (6)
Sous la douceur de surface du film, Terence Davies et Emily Dickinson convoquent tous les diables de l’hérésie, et toute la cruauté perverse de leur silence.

Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma n°380, printemps 2017 (à paraître)

1. L’œuvre de Emily Dickinson (1830-1886) a longtemps été maudite. Quelques uns de ses poèmes ont été publiés de son vivant dans des journaux, réécrits pour être plus "conformes". À sa mort, sa sœur a découvert quelque 1800 poèmes dans des petits carnets faits maison. Ils ont été publiés en 1890, mais également caviardés et tripotés par l’éditeur. La première édition complète et respectueuse de son œuvre originale date de 1955, grâce à Thomas H. Johnson, Les Poèmes d’Emily Dickinson (The Poems of Emily Dickinson).
Lire ses poèmes.
Consulter ses archives.

2. Le film Chez les heureux du monde (The House of Mirth) d’après Edith Wharton (1862-1937) date de 2000. Cf. Jeune Cinéma n°268, mai 2001.

3. Devant ces vagues sociales religieuses magnifiant l’émotion, il est difficile de ne pas penser à ce que dit James Baldwin (1924-1987) : "J’ai toujours été frappé, en Amérique, par une pauvreté émotionnelle si abyssale, une peur de la vie et du contact humain si profonde, que pratiquement aucun Américain ne me semble en mesure de concilier de façon viable, organique, sa position publique et sa vie privée."

4. Cf. Of Time and The City. A Love Song and a Eulogy to the City of Liverpool

5. La maison des Dickinson, à Amherst, est devenue un musée.
Il n’existe qu’un seul portrait certain de Emily Dickinson, un daguerréotype.
Un autre a été découvert récemment, mais semble ne pas être confirmé.


 


 

6. Deux autres hommages de 2017 à Emily Dickinson :

* À New York, à la Morgan Library and Museum, , une exposition I’m Nobody ! Who are you ? (20 janvier-28 mai 2017).
Morgan Library, 225 Madison Avenue
, New York, NY 10016.

* Sur France Culture, Emily Dickinson, Lettres et poèmes, un choix de textes de Frederick Wiseman & Nathalie Boutefeu.
 


Emily Dickinson. A Quiet Passion. Réal, sc : Terence Davies ; ph : Florian Hoffmeister ; mu : Ian Neil ; mont : Pia Di Ciaula ; déc : Merijn Sep, Ilse Willocx ; cost : Catherine Marchand. Int : : Cynthia Nixon & Emma Bell, Jennifer Ehle, Duncan Duff, Keith Carradine, Jodhi May, Catherine Bailey, Eric Loren, Noémie Schellens, Trevor Cooper (Grande-Bretagne-Belgique, 2016, 125 mn).



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