Pour une histoire du cinéma direct
Rencontre avec Richard Leacock (1921-2011) et Valérie LaLonde (née en 1947)
Jeune Cinéma n°274, mars-avril 2002
Avant toute question, Richard Leacock tient à montrer la minuscule - quelques centimètres carrés - caméra amateur digitale dont il se sert aujourd’hui et que n’importe qui peut acheter dans un aéroport.
Il revendique avec un militantisme passionné l’usage de ce type de matériel qui ne saurait en aucun cas être l’outil de quelque cinéma du pauvre mais représente, d’après lui, l’aboutissement du parcours cohérent d’un créateur, depuis 60 ans toujours à la recherche de liberté et de plus de réalité. Aussi place-t-il volontiers l’ensemble de sa carrière sous le signe d’une quête acharnée - c’est-à-dire à la fois technique, professionnelle, esthétique et dramaturgique - du synchronisme du son et des images.
Dans cet entretien, Richard Leacock a parfois répondu en français mais la majorité de ses propos étaient traduits par sa compagne Valérie Lalonde.
De plus, en ce qui concerne les vidéos des douze dernières années, elle s’exprimait alors au nom des deux puisque les films français sont tous co-réalisés par Richard Leacock & Valérie Lalonde.
Ajoutons que Richard Leacock a beau figurer en bonne place dans toutes les histoires et encyclopédies du cinéma, il a aujourd’hui les pires difficultés à se faire produire bien que ses budgets soient tout à fait dérisoires.
René Prédal
Richard Leacock : Aujourd’hui, disons pour le prix d’une petite voiture, on peut s’équiper de la totalité du matériel vidéo numérique le plus performant (de la prise de vues et de sons à l’établissement de la copie définitive diffusable) permettant de tout filmer, depuis une scène intimiste simple jusqu’à l’enregistrement le plus sophistiqué d’un orchestre symphonique, ce qui constitue certainement la chose la plus difficile du monde si l’on veut - et on peut en effet y arriver - le faire de manière parfaite. Donc tout le monde peut être cinéaste.
Certes les documentaristes gagnent très mal leur vie, mais il est possible de travailler par ailleurs tout en réalisant une œuvre totalement indépendante, capable de rivaliser au niveau des images, du son et du montage avec les films haut de gamme produits à l’intérieur des systèmes industriels et commerciaux cinématographiques ou télévisuels.
Mais pour ma part, tout a commencé en 1934-35 dans les plantations familiales de Madère où je tourne en amateur à 13-14 ans Canary Bananas. En fait, j’avais été envoyé par mes parents dès 8 ans dans une école expérimentale en Angleterre où la pédagogie consistait surtout à développer le sens artistique des enfants. J’y avais pratiqué la photographie, mais avais surtout été impressionné par la projection d’un film soviétique très formaliste consacré à la construction du Transsibérien. Trois ans plus tard à peine, j’ai donc acquis une petite caméra muette avec laquelle je me suis d’abord exercé. Puis j’ai tourné ce documentaire décrivant toutes les étapes de la culture et de la commercialisation des bananes.
Jeune Cinéma : C’est une œuvre remarquable utilisant déjà brillamment les possibilités du langage cinématographique pour expliquer, produire du sens et aussi de la beauté par la maîtrise de la lumière, des cadrages et du montage.
R.L. : Mais à cette époque, si le cinéma de fiction était parlant, le documentaire ne l’était pas, car le matériel de prises de son était si lourd et délicat qu’on ne pouvait l’utiliser qu’à l’intérieur des studios. À l’extérieur, c’était impossible et les documentaires étaient donc exclusivement sonorisés par de la musique et un commentaire, une voix off qui dirige la lecture de l’image, “The Voice of God ” comme disent les cinéastes anglo-saxons. En fait il n’y a aucune connexion directe entre le son et les images ; on arrive souvent à l’absurde ou au mensonge.
Pourtant, moi, à 15 ans, je trouvais ça formidable. Heureusement que j’ai alors rencontré John Grierson, le père du documentaire anglais qui, au contraire, voulait promouvoir "the Talking Film", le film qui parle. Je peux voir alors des œuvres résolument neuves tournées par ses jeunes disciples et j’adore tout particulièrement Coal Face de Alberto Cavalcanti (1935) sur les mines de charbon, comme Night Mail de Harry Watt & Basil Wright (1936) sur le train postal Londres-Glasgow, qui comprend plusieurs scènes aux dialogues synchronisés (en studio) et où le bruit du train est même sonorisé par un poème de W. H. Auden et une musique de Benjamin Britten, ce qui constituait des recherches sonores absolument révolutionnaires à l’époque.
À partir de 1938, je travaille aux États-Unis comme caméraman, parfois monteur, mais toujours sur les films des autres pendant 15 ans.
Mon premier film en tant que réalisateur est Toby and the Tall Corn en 1954.
Je l’ai écrit, photographié, mis en scène et monté. Je l’ai tourné avec un équipement 35 mm très lourd. Quant au son, c’est du 35 magnétique, qui nécessitait alors un équipement de 40 kg. Mais tout ce qui n’est pas synchrone était filmé avec la toute nouvelle caméra française Éclair. Dans l’ensemble les conditions n’étaient donc pas adéquates, mais on essaye, on cherche. Il s’agit d’un documentaire sur un théâtre ambulant parcourant le Middle West : une semaine dans chaque ville avec chaque fois une pièce différente écrite par Toby lui-même. Alors qu’il nous aurait fallu être légers et mobiles, nous tournions avec un énorme camion de matériel, ces camions-studios Mitchell comme à Hollywood, avec projecteurs, trépieds, machines pour le son… Chaque scène parlée devait être préparée, quasiment écrite, découpée, puis tournée avec le clap et des champs-contre champs comme si on avait été sur le plateau d’un studio MGM à Los Angeles. Mais c’était l’usage et on n’avait pas les moyens techniques de faire autrement. Alors les gens que l’on filmait n’étaient pas très à l’aise et un peu raides.
En somme à chaque prise, nous détruisions systématiquement ce que nous essayions pourtant de saisir, c’est-à-dire le naturel. Nous étions toujours en train de refaire alors que moi j’aurais voulu seulement observer et non devoir reconstituer. Le drame était que nous savions ce dont nous avions besoin, mais la conception et surtout la mise au point d’une caméra revient extrêmement cher. Or ni la télévision ni les gens du cinéma n’étaient intéressés.
Heureusement Robert Drew, journaliste à Time Life Magazine, hebdomadaire où la photo d’actualité était privilégiée par rapport au texte, a pris alors une année sabbatique pour étudier à Harvard la possibilité de créer une autre forme de journalisme filmé.
L’idée était de trouver pour la télévision l’équivalent des reportages photos de Time Life. Il visionne donc de nombreux documentaires et notamment Toby dont il admire la scène très visuelle du montage du chapiteau qui était vraiment écrite à l’aide d’images qui bougent. Il demande à me voir et je constate que nous nous intéressons exactement à la même chose : trouver le moyen d’enregistrer son et images synchrones. Mais lui, il a tout l’argent de Time Life. Nous avions besoin d’une caméra mobile, silencieuse et d’un magnétophone qui puisse fonctionner en synchronisme sans être relié à la caméra par un câble. Le transistor, qui venait juste d’apparaître en 1957-1958, aurait pu offrir des possibilités, mais il n’était pas encore miniaturisé. La solution du problème allait donc nous être fournie par une montre russe électrique, la Bulova Accutron contenant un minuscule diapason qui contrôle la pulsion électrique de 360 Hertz. Pour tourner à plusieurs caméras, nous avons adapté une Bulova à chaque appareil et on a fait de même sur chaque magnétophone, les Nagra suisses, plus petits, qui venaient d’être commercialisés.
Pour rire, j’ai d’ailleurs réglé ces montres sur le méridien de Greenwich, si bien qu’ensuite nos collègues se demandaient toujours pourquoi nous avions des montres qui n’indiquaient pas l’heure juste. En tout cas, nous avions trouvé là une solution géniale : toutes les caméras étaient synchro avec tous les Nagra - et pas seulement chaque caméra avec son propre Nagra.
J.C. : Capter la vie sur le vif : une autre forme de journaliste filmé
R.L. : La première fois que nous avons utilisé notre système fut pour tourner Primary . Pourtant, comme ce n’était pas encore tout à fait au point, Bob Drew et moi-même avions bien nos caméras et nos Nagra Bulova synchro, mais D.A. Pennebaker, Albert Maysles et Terence Filgate tournaient avec des Arriflex muettes et un Nagra pour le son d’ambiance, si bien que ce n’était que semi-synchro.
Avant le tournage, nous avons établi les règles : pas de lumières artificielles, pas de trépied, pas de câbles, pas de perches ni de casques, ni de réflecteurs ; et, peut-être le plus important, pas d’interviews, ne rien demander à personne, laisser faire comme ça venait.
En fait le film est complexe et le plan séquence où la caméra suit longtemps le jeune sénateur Kennedy dans la foule ne décrit pas un couloir vide entre des portes. L’intérêt c’est que des choses se déroulent sur les côtés. Ce plan est célébrissime, mais il a fait beaucoup de mal au cinéma car trop de monde a cru qu’il suffisait de suivre les gens pour faire du cinéma-vérité. Or ça n’a de sens que s’il se passe des choses pendant que cette personne bouge. Sinon il serait bien mieux de rester aussi stable que possible car c’est quand même l’idéal. Il ne faut pas secouer sa caméra pour faire vrai, pour montrer seulement que le caméraman était là.
Quand nous tournions Primary, John Kennedy n’était encore qu’un jeune sénateur ambitieux qui faisait sa campagne primaire côté démocrate dans le Wisconsin contre Humphrey, homme politique sérieux et honnête.
Son adversaire est un jeune milliardaire dont le père mafieux avait fait fortune pendant la prohibition en commerçant entre États-Unis et Canada avant de s’afficher avec plusieurs stars hollywoodiennes. John est très ambitieux, mais il a des handicaps : origine irlandaise, catholique… C’est pourquoi au départ nous étions plutôt pour Humphrey, mais l’image ne ment pas : elle rend compte de l’aura de Kennedy, de son charme, qu’Humphrey n’avait pas.
Nous désirions tourner tout près des candidats. Bob Drew et moi sommes allés expliquer à Kennedy les règles que nous avions fixées. Je voulais être seul avec lui quand il écouterait dans son hôtel les résultats au soir de l’élection. Kennedy hésitait à être saisi dans son intimité et pensait que je pourrais être en position de donner une mauvaise image de lui. Je lui ai donc répondu qu’il devait me faire confiance comme il le faisait quand il décidait d’embaucher des collaborateurs chargés de travailler pour lui. En plus je lui ai fait remarquer que nous avions tous deux été à Harvard. Il s’est alors mis à rire et m’a dit : "Si vous ne recevez pas d’interdiction de filmer, concluez que vous pouvez le faire." Réponse d’avocat...
Humphrey a accepté aussi, mais comme de toutes manières, il attendrait les résultats avec une foule autour de lui, ça n’allait pas le gêner davantage qu’il y ait une caméra ou non. D’ailleurs il faisait campagne en bus tandis que Kennedy arrivait à ses meetings au dernier moment en avion privé.
À la Drew Associates, Drew n’avait pas recruté des techniciens professionnels comme ingénieurs du son, mais des journalistes auxquels il avait appris à prendre le son. Au lieu d’être isolés derrière leur magnéto, l’œil sur la petite aiguille du vumètre sans écouter ce que disent les gens, ils étaient donc au contraire à l’affût de celui qui allait parler. En fait nous étions tous de petits voleurs dérobant des images et des sons à l’insu des gens qui ne savaient jamais où l’on était et si on tournait, parce que les cameramen se contentaient à l’époque de filmer les conférences de presse derrière leurs trépieds fichés devant la tribune officielle.
Une fois que j’étais dans la voiture de Kennedy qui ne m’avait pas remarqué tellement il était préoccupé par ce qu’il faisait, il a fini par s’endormir tout naturellement devant ma caméra. Il était fatigué et, au lieu de chercher à se mettre à son avantage face à l’objectif, il s’est laissé aller, comme si je n’avais pas été là. C’est ça le direct.
Tous les soirs, nous découvrions dans les rushes les richesses de notre moisson journalière.
Autre originalité de la Drew Associates, nous n’avions pas de monteurs. C’est nous qui montions nous-mêmes dans la chambre d’hôtel avec un équipement approximatif mis au point grâce à la débrouillardise de Pennebaker. Parce que nous, cinéastes, étions présents là où ça s’était passé, nous allions être les plus capables de partager l’impression d’y avoir été avec eux.
Nous nous sommes retrouvés avec un 52 minutes à partir duquel nous avons ensuite tiré une version de 30 minutes, plus enlevée, qui est celle qui circule depuis. La télévision est restée circonspecte devant notre film, mais le documentariste britannique Paul Rotha l’a vu à New York et a dit : "Cela fait 40 ans que l’on essayait de faire ça et c’est enfin arrivé".
De même Henri Langlois a déclaré que Primary ouvrait une nouvelle période du cinéma avec un langage totalement neuf.
Ce qu’on a fait ne pourrait plus l’être aujourd’hui, où lors d’une élection de ce genre une nuée de télévisions accompagne toujours chaque candidat. Nous avions donc aussi enfanté en quelque sorte un monstre atypique.
J.C. : Vous commencez Primary sur Humphrey et c’est lui encore qui termine le film…
R.L. : Oui, mais il s’agit plus des hasards de prises de vues - une scène est meilleure qu’une autre et c’est donc celle-là que l’on va monter - que d’un engagement politique.
De plus, le producteur était Robert Drew et aux États-Unis, le producteur c’est l’auteur puisqu’il est seul à détenir le final cut.
En outre, c’est lui qui a ajouté les quelques interventions du commentaire. En fait, il était resté au fond du cœur le journaliste, et moi j’étais le cinéaste, si bien que sur la question du sens à donner il a fini par y avoir conflit entre les prérogatives de celui qui se considérait comme auteur et celui qui se revendiquait comme réalisateur à part entière.
Ainsi, dans Yankee, no, un 55 minutes sur Fidel Castro tourné peu après Primary, j’étais à ce moment favorable au leader cubain tandis que Drew était nettement plus méfiant.
C’est pourquoi Albert Maysles quitte la Drew Associates dès 1961.
Moi-même, après Eddie Sachs at Indianapolis (1961), Kenya : Land of the White Ghost (1960), The Children were Watching (1962), The Chair (1962), je pars aussi en 1963 avec D.A. Pennebaker et nous fondons notre propre compagnie Film Makers Leacock and Pennebaker pour produire A Happy Mother’s Day dont j’assume absolument seul la responsabilité.
J’ai l’impression que lorsqu’on voit Primary aujourd’hui, on trouve ça tout simple et même facile avec les moyens dont on dispose présentement.
Mais en fait, une caméra c’est comme un violon. Or rien de plus simple qu’un violon : quatre cordes et un archet, mais j’en ai fait personnellement sept ans sans résultat probant.
Alors tout le monde peut manier une caméra, mais ne devient pas cinéaste pour autant. Par exemple, aujourd’hui beaucoup filment en vidéo en composant l’image sur le petit écran de contrôle qu’on peut déplier sur le côté. Or je crois que ce n’est pas la bonne manière et qu’il faut coller l’œil au viseur comme dans les caméras traditionnelles car c’est la position naturelle de votre regard : vous êtes en prise directe avec ce que vous voyez.
De plus, l’autre œil observe le hors-cadre et vous pouvez vous préparer à aller chercher ce que vous voulez montrer. Au contraire si vous regardez le petit écran vous mobilisez les deux yeux. D’autre part il faut rajouter un micro indépendant de celui inclus dans la caméra qui n’est ni vraiment directionnel ni complètement d’ambiance. Avec deux sons bien distincts qui s’inscrivent sur deux pistes séparées, on pourra au mixage recomposer une balance satisfaisante.
J’ai filmé des musiciens avec toutes les technologies successives du cinéma, de la vidéo et du numérique.
La première fois que j’enregistre des sons synchrones, c’est en 1940-44 pour To Hear your Banjo Play : il s’agissait de folk music dans le Sud du Maryland.
Malheureusement, quelques semaines plus tard a lieu l’attaque de Pearl Harbor et pour cinq ans plus personne ne s’intéresse à la folk music. Le film ne sera donc repris et terminé qu’en 1946. Nous avons alors tourné un concert au cœur des montagnes de Virginie sans électricité. On a dû amener un gros camion rempli de batteries de voitures connectées en série. C’était du 120 volts continu (aujourd’hui nous sommes en 220 alternatif) faisant tourner des dynamos. Mais il nous fallait une fréquence fixe de 60 Hertz - pas 59 ou 61 - pour inscrire le son optique sur pellicule 35 mm. À chaque plan tourné avec les lourdes caméras hollywoodiennes, la machine devait donc être précisément ajustée pour le clap… et nous attendions ensuite quatre semaines que les bobines soient développées à New York pour savoir si c’était bon. C’est ainsi que nous avons enregistré les seules images synchro de Woody Guthrie interprétant ses chansons.
J.C. : En 1954, Jazz Dance est un trépidant film d’opérateur et de montage. On commence par la danse et l’on finit avec le mouvement pur comme dans ces films abstraits du cinéma d’avant garde des années 20 : c’est l’essence même du rythme cinématographique.
R.L. : J’ai tourné avec les petites caméras 35 mm que j’avais utilisées pendant la guerre en avion au cœur des combats. Les chargeurs n’étaient que d’une minute. De plus, il faut remonter manuellement le ressort de la caméra toutes les 18 secondes. Nous étions deux : moi je filmais les danseurs et l’autre passait tout son temps à recharger. Une troisième caméra enregistrait l’orchestre grâce à un système plus ou moins synchro. Le film fait 20 minutes et nous l’avons tourné en une seule nuit. C’était fou, j’étais partout à la fois, couché par terre, debout sur les chaises. Avant le montage, le réalisateur Roger Tilton et moi-même avons séparé les rushes selon la vitesse de la musique - lente, moyenne, rapide - et le film a été monté en respectant ces trois mouvements : comme ça le rythme est de plus en plus vif et paraît absolument synchro ; c’est une sorte de manifeste pour la libération du trépied. Car, quoi qu’on fasse, le trépied n’est jamais à la bonne place. Moi, là, j’ai filmé ce que je voulais et comme je le voulais.
En 1957, je tourne Bernstein en Israël pour l’inauguration de la première grande salle de concert du pays à Tel-Aviv. Pour filmer non seulement les répétitions mais aussi le concert, il fallait cette fois une caméra silencieuse et synchro. La seule qui existait était une 16 mm, mais très lourde ; j’ai été coincé avec un trépied sans pouvoir bouger et mon magnéto quart de pouce pour enregistrer le son n’était pas tout à fait synchro. Le résultat n’est donc pas satisfaisant. C’est d’autant plus rageant que Bernstein et sa femme ont ensuite joué au piano pour leurs amis à l’hôtel presque toute la musique de West Side Story. C’était sublime, mais tout le matériel était déjà rangé dans le coffre des voitures. Cette frustration terrible m’a amené à concevoir exactement les appareils qu’il fallait fabriquer pour arriver vraiment au "cinéma direct".
Par contre, pour A Stravinsky Portrait en 1965, nous avions enfin le bon équipement léger et synchrone et l’on a pu aussi filmer le pianiste Geza Anda, puis, en 1967 avec Donn Alan Pennebaker, Monterey Pop.
J’aime beaucoup aussi enregistrer des choses qui sont en train de disparaître. Par exemple, en 1993, A Celebration of Saint Silas, une messe en Angleterre où l’on chante sans aucun micro et qui n’est éclairée qu’aux bougies, c’est une merveilleuse représentation théâtrale à la gloire de Dieu, une belle cérémonie. J’aurais aimé faire la même chose avec les rites de toutes les religions du monde… mais il faut toujours trouver l’argent et l’on n’a pas pu. Pour moi, l’invention de la petite radio portable à transistors a été catastrophique ; tout un pan de la culture populaire live est mort aussitôt.
Mais tout m’intéresse : des musiciennes cubaines ou A Musical Adventure in Siberia, Sarah Caldwell, la chef d’orchestre de l’Opéra de Boston montant en Russie il y a cinq ans une partition inédite de Prokofiev interdite sous Staline ? C’était une pièce de théâtre lyrique avec des morceaux de dialogues d’Eugène Onéguine et des passages symphoniques. On n’avait pas d’argent, mais les chanteurs russes pouvaient être filmés sans demander les droits exorbitants qu’exigent en Occident les maisons de disques. On a de très belles scènes de violentes tensions aux répétitions entre le directeur, un Russe, et Sarah Caldwell qui voulait qu’on entende Prokofiev. On a tourné à deux caméras, le spectacle est un ratage, mais grandiose et même quelque part sublime.
J.C. : Auparavant, tout en continuant à tourner (notamment, en 1988, Louise Brooks évoquant à 67 ans son travail avec G.W. Pabst) vous avez été professeur au MIT de Cambridge dans le Massachusetts où vous avez poursuivi vos recherches sur le son et les caméras légères de 1969 à 1988.
R.L. : En effet, au Massachusetts Institute of Technology j’expérimente le son synchrone, d’abord en Super 8 mm, mais au bout de quatre ans de travail, je m’aperçois que ça ne marchait pas bien.
Je me suis alors orienté vers la vidéo légère type Hi-8, petite caméra amateur que Sony venait de commercialiser et j’ai trouvé ça absolument fantastique.
Je suis alors arrivé en France où je rencontre Thierry Garrel et Pierre-André Boutang qui dirigeait le créneau "Océaniques" sur FR3. Lui connaissait mes recherches au MIT et bien que la télévision soit très hostile à la Vidéo 8, il m’a fait confiance et m’a commandé un film. Pour la première fois de ma vie, j’ai eu carte blanche : pas de sujet imposé et pas de délai de livraison. C’est filmé avec la plus petite et la plus simple des caméras vidéo 8 avec seulement trois cadrages : paysage, personnages en pieds, visages.
C’est à ce moment que j’ai rencontré Valérie Lalonde et elle a tout de suite compris ce que je voulais faire : un film sur rien de particulier.
Quand on fait un film sur un sujet et que l’on voit quelque chose de merveilleux, on ne le filme pas parce que ce n’est pas le sujet. Or moi j’ai composé Les Œufs à la coque (1991) avec rien que des morceaux hors sujet.
La règle du jeu était de ne jamais demander à quelqu’un de faire quelque chose exprès pour le film. Par exemple la séquence des deux autobus gênés par la moto que chaque conducteur déplace précautionneusement n’est pas du tout arrangée. Si tout le monde accepte ça avec le sourire, c’est qu’on est dimanche et qu’il y a peu de circulation. On prend seulement ce qu’on voit, que l’on trouve sympathique ou qui nous intrigue.
Des personnes parlent entre elles, mais ne sont jamais interviewées. Une seule exception tout de même : Valérie dit que moi, Leacock, j’ai toujours été intéressé par les mauvais jeux de mots et les gens qui mangent des œufs à la coque. D’où le titre. Ceci est d’ailleurs un sujet très sérieux : dans Les Voyages de Gulliver, la guerre chez les Lilliputiens oppose les gros boutiens et les petits boutiens, c’est-à-dire ceux qui mangent les œufs par le bout rond contre les partisans du bout allongé. Alors on a demandé à quelques amis de manger des œufs à la coque mais sans leur dire comment. On avait toujours la caméra avec nous, même pour acheter notre baguette, et ça a duré deux ans. C’est mon film favori, frivole mais pas futile. C’est sur la joie de vivre, le plaisir de filmer et donc quelque part une leçon de cinéma, mais à voir en se laissant aller. Au lieu de souligner, de démontrer, le film essaye de donner le parfum des choses et l’impression d’être présent, comme nous.
Valérie Lalonde : Dans La Rencontre de Alain Cavalier, il y a un hommage au film de Richard. Une scène montre en effet des œufs cuits à la coque grâce à un robot ménager spécial. C’est que Françoise, la personne qui était l’objet de la rencontre dont le film enregistrait la chronique avait vu notre Vhi-8 et voulait que Cavalier lui adresse une sorte de clin d’œil. Inversement, dans Les Œufs à la Coque, Jean Rouch intervient devant la démolition du Palais des Festivals à Cannes parce que c’est un ami très cher. Mais ces cousinages sont évidemment bien davantage que de simples private jokes.
J.C. : Avez-vous travaillé beaucoup le montage ou respecté la chronologie du tournage pour en faire une sorte de journal ?
R.L. : Le montage interne de chaque séquence a été fait à deux mais pas l’assemblage général des séquences les unes par rapport aux autres.
V.L. : À un moment, j’ai compris que Richard allait monter le film comme une lettre d’amour et je me suis alors "pudiquement" retirée. Trois jours après, il avait structuré le film comme on le voit alors que nous hésitions depuis longtemps. Il a trouvé une cohérence dans le rythme et les associations d’idées, surréaliste sans doute, mais qui fonctionne grâce à une logique émotionnelle et visuelle qui fait glisser en douceur avec des allers-retours Paris-province.
Si je suis souvent à l’image, c’est que je lui montrais "ma" France, je le baladais dans ma voiture, dans la Bretagne de ma famille ou chez un peintre pour lequel je posais depuis bien longtemps. Et tout ça, il l’a fait sien par l’acte de filmer sous la forme d’un délicat poème sentimental. J’ai donc très peu tenu la caméra dans Les Œufs à la Coque, alors que j’ai beaucoup filmé pour Le Trou dans la mer (1995) qui brosse un portrait en pointillés de la zone frontalière. Comme le tunnel lui-même était déjà terminé quand Arte nous a commandé le film, il s’agissait pour nous de saisir la communauté humaine des deux côtés de la Manche.
J.C. : Dans tous vos films, vous observez patiemment le déroulement de l’action, mais ne voulez jamais ni diriger ni provoquer l’événement.
R.L. : En 1946-1947 j’ai été chef opérateur de Louisiana Story de Robert Flaherty. Nous avons travaillé 14 mois, 7 jours par semaine, 18 à 20 heures par jour. On avait une idée de l’histoire, mais en fait il fallait la chercher avec la caméra. C’était comme pour un écrivain qui modèle sa pâte, ses mots, la structure même de ses phrases. Flaherty créait de cette manière.
À Hollywood par contre, il faut que chaque scène soit précisément définie avant d’être enregistrée ; on doit diriger une équipe de plusieurs centaines de personnes avec de puissants banquiers derrière qui donnent leur avis. Tout est donc prédéterminé à l’avance et cela se voit sur l’écran. Malheureusement aujourd’hui toutes les télévisions du monde sont elles aussi devenues de lourdes institutions et fonctionnent exactement de la même façon : il faut que tout puisse être vu par des millions de spectateurs.
V.L. : Mais croyez-vous que René Char avait des millions de lecteurs ?
J.C. : Le comportement du cinéaste vidéo ou DV n’est-il pas foncièrement différent de celui du caméraman film ?
R.L. : Il est tellement facile de tourner énormément en DV. Alors nous avons une règle : chaque soir on s’oblige à voir tout ce qu’on a enregistré dans la journée ; on le répertorie, on prend les notes nécessaires…
Ainsi très rapidement vous apprenez à vous mesurer au tournage pour ne pas avoir à revisionner n’importe quoi pendant des heures. Vous devenez vigilant. Comme nous montons nous-mêmes, nous savons nous contenir. Bien sûr, quand on sait qu’il va y avoir quelque chose d’intéressant mais pas vraiment où ni à quel moment, on va tourner beaucoup, mais c’est exceptionnel. Nous savons nous auto-discipliner. En outre, non seulement on peut être submergé par des heures de rushes au montage, mais on n’arrive pas à se décider : mettre ce plan devant l’autre ou inversement, prendre au début du pano ou au milieu. Aux temps lointains de la pellicule, il fallait bien choisir la coupe : une fois le coup de ciseau donné et la collure faite, même en copie de travail, on avait franchi un pas décisif tandis qu’en vidéo on essaie des tas de combinaisons. Alors on risque de finir par perdre le fil conducteur du film.
J.C. : Restez-vous attentif au cinéma actuel ?
R.L. : Aujourd’hui j’ai un peu perdu la curiosité d’aller au cinéma car je suis souvent déçu quand j’y vais. Mais vous savez, c’est surtout parce que nous travaillons nous-mêmes dans l’image : de même Stravinsky n’allait pas au concert. De plus je déteste le son hollywoodien : plus de direct, tout post-synchronisé, les bruits d’un côté, les paroles de l’autre pour pouvoir doubler facilement les dialogues dans toutes les langues.
Ce n’est pas comme Éric Rohmer fidèle au son direct ; d’ailleurs ses films ne peuvent pas être doublés puisque les acteurs parlent sur une seule bande qui comporte aussi les sons ambiants.
Mais le son de Amélie Poulain de Jean-Pierre Jeunet a été enregistré à l’américaine, si bien que les scènes à l’intérieur du café sont totalement artificielles : on n’entend ni le percolateur, ni le bruit des verres ou les pas de la serveuse. On perd ainsi complètement l’impression du volume sonore d’un vrai café et, du coup, on ne s’y croit pas !
Propos recueillis par René Prédal
Café des Images, Hérouville-St-Clair, 28 janvier 2002
Jeune Cinéma n°274, mars-avril 2002
Cf. aussi Entretien avec D.A. Pennebaker par Bernard Nave (Jeune Cinéma n° 263, été 2000).
Cf. aussi Hommage à Richard Leacock du Festival international Jean-Rouch 2011.