Caméras japonaises au combat et dans la vie
par Jean Delmas
Jeune Cinéma n°66, novembre 1972
Festival de Pesaro 1972
Viols, suicides en série, meurtres comme pour le plaisir, imbroglio des relations familiales quantité d’incestes et de "pères inconnus" : c’est l’image qui nous est donnée quand - désespérément - nous cherchons dans les films japonais de fiction une image du peuple japonais. Il est vrai que Oshima sait répondre avec humour : "Vous savez, il ne faut pas croire qu’il y a autant de viols au Japon que dans les films japonais."
Après tout, peut-être les Japonais essaient-ils aussi d’imaginer le quotidien de la France, d’après Pierrot le fou ou Hiroshima mon amour.
C’est ce qui rend assez passionnant le contraste entre le film de fiction, qu’il soit de commerce ou d’avant-garde, et le film de combat à forme documentaire qui se place dans les plus exceptionnelles réussites du cinéma japonais des dernières années, par exemple les films de Shinsuke Ogawa, produits pendant lau cours des années passées aux côtés des paysans qui défendent leur terre contre la construction d’un aéroport. (1)
Films de combat. Et pourtant, ce qui étonne, c’est la douceur des mœurs, la patience inaltérable dans la compréhension mutuelle à l’intérieur du groupe.
Est-ce précisément parce que la violence intérieure du peuple - cette contre-violence -, trouve ici une cible ? Peut-être. Ou parce que la conscience paysanne a pu conserver sa vraie nature, à travers ces cent dernières années qui ont fait lever dans le peuple japonais une violence non pas ontologique ou congénitale, mais simplement historique ? Peut-être.
Mais le fait est là.
Dans cette lutte à peine croyable, pendant plus de cinq ans, à Heta, province de Sanrizuka, les paysans, défendant leurs champs, ont retardé la construction du nouvel aéroport de Narita, à 50 km de Tokyo.
Face à "l’ennemi", violence ou non violence ?
La non-violence, ce serait les femmes qui s’enchaînent aux palissades pour tenir devant l’assaut des flics. La violence, est-ce vraiment l’invective "homérique" proférée par les femmes, la lance de bambou, même occasionnellement la "bombe à merde" ? Mais là, n’est pas l’important : la modération dans la violence que s’impose la rage paysanne doit être simple sagesse tactique. L’important est ailleurs.
Dans un premier film ( Un été à Narita ), les étudiants venus en renfort, expliquent, mais les paysans, à leur rythme, décident.
Dans le second film ( La Guerre des trois jours ), les étudiants sont absents du débat. Il se place dans le creux de la vague.
Beaucoup de paysans sur lesquels on comptait ont vendu leur terre en cachette. Ceux qui tiennent sont si peu nombreux qu’un jeune paysan dit à peu près : "Au point où nous en sommes, nous sommes au moins sûrs les uns des autres". Mais est-ce si sûr ? Il le dit évidemment pour rendre courage. Or, à ce moment-là, que voit-on ?
Au début du film des femmes accrochent un "jaune" qui est entré au service des promoteurs de l’aérodrome : engueulade, bousculade, poignée de terre jetée rituellement comme sur un mort, sur un corps prostré face contre terre. C’est tout.
On voit aussi très longuement un beau vieux paysan qui pense que même s’il reste seul, il faut que quelqu’un refuse, qui parle de cette terre précieuse que l’argent ne peut compenser, "que le président Sato lui-même retrouvera au jour de sa mort". Plus tard, nous apprenons qu’il s’est suicidé. Or ce suicide est précisément, pour les femmes qui plus tard invectivent les policiers, le crime impardonnable, pour Ogawa aussi, citant Frantz Fanon à ce propos d’une manière qui nous surprend.
L’ensemble du film est une longue méditation des paysans sur la mélancolie des familles divisées entre ceux qui ont flanché et ceux qui continuent le combat, sur les raisons qui ont pu pousser à lâcher un dirigeant en qui on avait confiance. La grand-mère aimait tant soigner les malades, et elle est de l’autre côté, alors si quelqu’un chez moi est malade ? Peut-être que moi aussi j’ai été tenté de lâcher et que j’aurais pu le faire.
Et puis - c’est la thèse des jeunes paysans - sur cet autre lien créé par la lutte, même devant la menace de ruine, une sérénité à peine croyable.On a rarement vu ainsi mûrir une conscience politique suivant une loi de nature, comme mûrit un fruit. Pas de pression extérieure.
Dans le troisième film du cycle ( La Seconde Forteresse ) on retrouve les étudiants mais seulement pour le coup dur.
Et à l’intérieur de la société paysanne des éléments divers s’ajoutent, se complètent, se relaient. Dans les moments où le combat s’exalte, les femmes sont au premier rang, aux policiers, elle jettent : "Ce sont les paysans qui produisent votre riz. Vous devriez avoir honte quand vous mangez votre riz".
Dans ces moments-là, les enfants à distance participent au "jeu". "Mon père cherchait un chien. Il a trouvé un flic. C’est pire qu’un chien". Mais certaine parents s’indignent que d’autres laissent les enfants si près du danger.
Quand la bataille fléchit, ce sont les jeunes paysans - certains revenus à la terre après un séjour en ville - qui maintiennent le moral et relancent l’action. C’est un peu pour s’arracher au désespoir qu’un jour, à coup de pioches acharnées, ils se mettent à creuser dans la terre, cette fourmilière qui doit être la "seconde forteresse".
Et l’action repart, soutenue à nouveau par les étudiants.
La Seconde forteresse est un film d’action qui succède à un film de méditation, de réflexion, de retour sur soi-même.
Même si on hésite à employer ce qualificatif pour un film qui ne cherche pas la beauté, il est d’une grande beauté.
Celle des visages d’abord, et on se prend, quitte à se tromper, à vouloir reconnaître, de film en film, tel visage de vieux paysan ou de femme solide.
Celle des foules affrontées au mécanisme des robots policiers derrière son rempart de boucliers, et on ne peut pas échapper au souvenir de la bataille des glaces d’Alexandre Newski. Mais dans Alexandre Newski tout était calculé. Ici la caméra opère tantôt au "corps à corps", ou à "bout portant", tantôt dans la furie trépidante de la course.
Cette beauté qui vient de surcroît n’est-elle pas liée à une tradition japonaise, à ce sens de l’instantané, à l’insolite du cadrage et au refus de la symétrie, à l’affrontement sans transition du plan le plus proche au plan le plus lointain qui fit, dans l’estampe japonaise (au moins celle de la tradition d’Hiroshige) l’admiration de Degas et des impressionnistes.
Seulement, ici, la rapidité et la liberté du regard cessent d’être recherche d’art pour devenir nécessité de travail.
Jean Delmas
Jeune Cinéma n°66, novembre 1972
Festival de Pesaro 1972
1. Après avoir accompagné les révoltes étudiantes durant les années 1966-1968, Shinsuke Ogawa et les membres de son collectif Ogawa Productions, né en 1968, se sont installés à Heta, village de la région rurale de Sanrizuka près de Tokyo, où les paysans expropriés résistent au chantier de construction de l’aéroport international de Narita. Entre 1968 et 1977, ils y produisent des films témoins de la lutte et de la répression brutale de l’État. Le film de Yann Le Masson & Bénie Deswarte, Kashima Paradise (1973) évoque aussi cette lutte.
L’aéroport fut finalement inauguré en 1978.
Cf. aussi : Entretien avec Shinsuke Ogawa
NDLR : Au printemps 2018, le Cinéma du réel (23 mars-1er avril 2018) et le Musée du Jeu de Paume (3-28 avril 2018) ont organisé une Rétrospective intégrale Shinsuke Ogawa & Ogawa Pro
Le cycle Sanrizuka comprend 7 films.
* Front de libération du Japon. L’Été à Sanrizuka (Nihon Kaiho sensen : Sanrizuka no natsu) 1968.
* Front de libération du Japon. L’Hiver à Sanrizuka (Nihon kaiho sensen : Sanrizuka) 1970.
* Sanrizuka. La Guerre de trois jours (Sanrizuka : Daisanji kyosei sokuryo soshi toso) 1970.
* Sanrizuka. Les Paysans de la seconde forteresse (Sanrizuka : Dainitoride no hitobito) 1971.
* Sanrizuka. La Construction de la tour Iwayama (Sanrizuka : Iwayama ni tettō ga dekita) 1972.
* Sanrizuka. Le Village de Heta (Sanrizuka : Heta buraku) 1973.
* Narita. Le Ciel de mai (Sanrizuka : Gogatu no sora Sato no kayoiji) 1977.