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De Baecque, Antoine (livre)
La Cinéphilie (2003)
publié le dimanche 7 août 2016

par Alain Virmaux
Jeune Cinéma n° 284, septembre-octobre 2003

Antoine De Baecque, La Cinéphilie. Invention d’un regard, histoire d’une culture, 1944-1968, Paris, Fayard, 2003.


 


Malgré son ampleur et son indéniable densité, ce n’est pas une somme. Ni vraiment une synthèse. Le titre qui lui conviendrait pourrait être "Regards sur la cinéphilie" ou - mieux - "Visages de la cinéphilie".

Car Antoine De Baecque, historien par ailleurs de la Révolution française et ancien rédacteur en chef des Cahiers, a construit son évocation du phénomène - évocation légèrement mélancolique, presque un constat de décès - autour d’une série de figures représentatives : Georges Sadoul, André Bazin, Henri Langlois, François Truffaut, Serge Daney… Sur chacun d’eux, l’enquête est menée avec intelligence et acuité, l’auteur ayant dépouillé sans faiblir nombre d’archives privées et les collections des principales revues : L’Écran français, Positif, les Cahiers. Relevons au vol que Jeune Cinéma n’est cité qu’une seule fois (p. 337), mais on n’en tirera aucun commentaire.

La plupart de ces essais brillants - neuf sur douze - avaient été publiés déjà en revues. Ainsi l’étude de genèse sur l’article de François Truffaut qui prenait à partie la "qualité française" (1) ou bien le très remarquable chapitre sur "Bernard Dort, critique de cinéma" (2). Textes qui ont été repris et remaniés dans la perspective du présent volume, lequel n’est nullement une hâtive juxtaposition de travaux antérieurs.

Néanmoins, l’intérêt du lecteur attentif se tourne logiquement vers les trois contributions nouvelles.
La première concerne André Bazin, "Un saint en casquette de velours" (la formule est de François Truffaut), et elle est construite avec constante pertinence. On regrettera seulement que ne soit pas pris en compte le récent et riche ouvrage de Jean Ungaro (3).

Le deuxième apport neuf a pour emblème "Roger Tailleur, une vie positive", et il permet à Antoine De Baecque de scruter de près le groupe et la revue Positif. On apprécie qu’il fasse état de l’hommage rendu à Roger Tailleur par Frédéric Vitoux dans sa chaleureuse plaquette (4).

Quant au dernier élément nouveau du recueil, il s’intitule "Sortir de la cinéphilie", et il pointe "la découverte de la politique (1966-1968), de La Religieuse à l’Affaire Langlois". Chapitre d’autant mieux fait pour nous intéresser que nous avons brièvement évoqué ladite affaire, à propos d’un texte de Pierre Barbin. (5)
Quelle est là-dessus sa position ? Il ne sacralise nullement Henri Langlois, et dénonce même cette sacralisation : le "dragon" a réellement très mal veillé sur "nos trésors". Mais il ne ménage pas non plus André Malraux et les siens, dont il souligne les lourdes erreurs tactiques et humaines, comme le congédiement brutal de Lotte Eisner par lettre recommandée. À ses yeux, cette incroyable effervescence (on ne disait pas encore "chienlit") aura tout de même eu une conséquence positive : la création des Archives du Film. Mais l’auteur de La Cinéphilie retient surtout, de l’Affaire Langlois, qu’elle a marqué, pour une foule de gens de cinéma et d’amoureux des films, une véritable entrée dans la politique. C’est, dira-t-on, découvrir la lune : qui ignore encore que cette affaire a constitué une sorte de répétition générale, grandeur nature, pour Mai 68, et qu’après les premiers affrontements directs avec les CRS, les esprits et les corps étaient mûrs pour aller plus loin ?

Constat déjà fait vingt fois, c’est vrai, mais qu’il enrichit de toute une série de preuves nouvelles et de rappels judicieux : le net basculement politique de François Truffaut, jusqu’alors plutôt à droite ; les prises de position du Figaro et de L’Aurore en faveur de Henri Langlois et contre le gouvernement ; l’isolement - déjà - de Claude Autant-Lara, quasi le seul à soutenir le pouvoir, par exécration de la Nouvelle Vague.

Même pour les non-nostalgiques de la cinéphilie de papa, le gros livre de Antoine De Baecque, en dépit de ses lacunes, se parcourt avec intérêt, une curiosité et un plaisir qui ne se démentent pas.

Alain Virmaux
Jeune Cinéma n° 284, septembre-octobre 2003

1. Cinémathèque, n°14, automne 1993.

2. "Bernard Dort, critique de cinéma", Théâtre public, 1er trimestre 1999.

3. Jean Ungaro, André Bazin, généalogies d’une théorie, Paris, L’Harmattan, 2000. Cf. Jeune Cinéma n° 266, janvier-février 2001.

4. Frédéric Vitoux Il me semble désormais que Roger est en Italie, Actes Sud, 1986, repris chez Babel poche en 1998.

5. Pierre Barbin, "Contribution à une histoire de la Cinémathèque française", Commentaire, n°101, printemps 2003, in Jeune Cinéma n°283, été 2003.
Cf. aussi : "Pierre Barbin (1926-2014)", Jeune Cinéma en ligne directe.


Antoine De Baecque, La Cinéphilie. Invention d’un regard, histoire d’une culture, 1944-1968, Paris, Fayard, 2003, 400 p.



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