par Bernard Chardère
Jeune Cinéma n°385-386, février 2018
"Bertrand écrit encore plus vite qu’il ne parle" - ainsi Lucien Logette commente-t-il les dernières pages de Bertrand Tavernier, à nous envoyées. (1)
Pages pleines de réactions, de sensations ressenties à la vision de tel ou tel film (d’intérêt plus ou moins secondaire) que notre boulimique ami vient d’ingurgiter.
Ce qui est… fort bien. Que l’on s’arrête en si bons chemins, aux dieux ne plaise ! Bertrand nous ajoute des motifs (et astragales) d’admirations nouvelles - merci ! encore ! Tout le plaisir est pour nous.
Où je voudrais introduire une nuance, ce n’est pas dans la louange : le metteur en scène-critique est dans le vrai, il faut aimer plus et mieux. Le bémol que je propose vient d’une analyse personnelle que nous ne faisons guère : la position vécue par Bertrand est celle de la réaction - je vois-je réagis - ; celle que je propose ressortirait davantage à la critique - je vois-je discute.
Bien entendu, ce sera mieux (compris) si je n’ai pas affaire d’emblée au Cuirassé Potemkine, par exemple : je pourrais être moins enthousiasmé par les escaliers, par la voiture d’enfant… (2)
Lequel a raison ?
Barthélemy Amengual, qui continue à "marcher" devant ces images, même s’il sait tout de leur élaboration, de leur recherche de l’effet.
Ou le spectateur lambda (dans lequel je me reconnais), moins crédule, auquel l’image même ne fera pas perdre sa réflexion critique.
Voilà le mot qui revient. Critiquer veut dire choisir. Quel spectateur devons-nous être : celui qui absorbe ou celui qui choisit ? Autrement dit : l’écran veut-il nous séduire (nous plaire) ou nous convaincre (emporter notre assentiment) ?
À Barthélemy, à ce point ressuscité, de répondre : tout dépend d’à quel spectateur vous vous identifiez, prenant l’image au pied de la lettre, ou non.
On va réfléchir deux fois, cher ami, avant d’en reparler.
Qu’est-ce que nous aimions dans le cinéma, vers 1950 ?
Qu’il reflète la vie quotidienne, bien sûr, mais surtout, qu’il permette aussi d’aborder, parmi les sujets qu’il traitait, non seulement le monde tel qu’il était, mais tel qu’il pourrait être. Voilà pourquoi on appréciait parallèlement Chantons sous la pluie et Mort d’un commis-voyageur. (3)
Pour les jeunes gens que nous étions, l’écran reflètait tantôt le rêve, l’utopie, tantôt la réalité journalière et ses combats. Le cinéma, c’était une autre vie - celle qu’on souhaitait : la vraie ! À la bonne franquette, après révérence à Welles : nous ne demandions pas mieux que Bergman, Visconti ou Huston.
Tout le monde a compris : le cinéma était un grand tableau blanc sur lequel s’inscrivaient des propositions d’avenir. Il y avait de… grosses nuances - Clair ou Renoir ? -, mais l’essentiel restait dans la fiction, comme en littérature : Buñuel, Mankiewicz, Wajda, Resnais et les autres proposaient de solides nourritures. Les suggestions de cinéma n’avaient guère été mises en œuvre dès 1950, mais on allait s’y appliquer, croyions-nous.
Non : ce serait là le sujet de mon article. Ni les auteurs ni leurs spectateurs n’ont pris la chose tellement au sérieux. Si l’on feuillette les index du cinéma (les titres projetés en France cinquante années durant), le propos a été essentiellement de divertir plutôt que de concerner. Ici réside sans doute le clivage : l’industrie propose un passe-temps du samedi soir, alors que nos jeunes spectateurs - retrouvons-les à la mi-siècle - attendaient mieux. Un peu comme si (mais comparaison n’est pas raison) les éditeurs ne publiaient que des romans sentimentaux ou policiers.
Qu’est-ce que nous aimions dans le cinéma, en ce temps-là ? Pas seulement, c’est sûr, un moment à passer à la place d’un match. N’exagérons pas : étaient abordés aussi, parfois, d’autres sujets. Au petit bonheur la chance. Le problème avec le cinéma, c’est peut-être que les thèmes… différents sont mélangés avec les autres, d’une façon moins visible que dans l’édition de livres.
Ce demi-siècle est passé. Pourrait-on suggérer une amélioration ? La TV multiplie les produits, sans exigence de qualité, il est permis d’en douter.
Fuyez plutôt, trop oublieuse mémoire : "Si ça continue, avec le cinéma, on va faire chier les mômes" - c’est ce que prédisait le visionnaire Raymond Borde dans L’Extricable. (4)
N’étant pas spécialiste de cette spécialité, laissant la science pédagogique tituber par monts et par vaux à son habitude, me voici ahanant, seul au pied du mur, devant le dernier, ou l’avant-dernier, numéro de 1895, revue d’histoire du cinéma.
Combien sommes-nous loin de la coupe aux lèvres !
Nous avions rêvé depuis 1945, pourtant, d’une publication qui prendrait le cinéma au sérieux et en ferait un sujet de réflexion et d’études, comme pour la littérature ou la peinture. "Le 7e Art", cette définition ne nous faisait pas vraiment sourire : on était assez d’accord… et grâce à nous, on allait voir ce qu’on allait voir. Jeune cinéphiles d’après la Libération, nous avions (bonne) conscience de balayer devant notre porte, d’ôter la poussière pour que "les films que nous aimons" prennent leur place dans l’empyrée des chefs-d’œuvre. De faire place nette, de déblayer le terrain pour de futurs essais qui mettraient, enfin, le cinéma là où il devait être : en tête.
Je ne voudrais pas donner l’impression de chipoter alors que tout le monde se régale, mais 1895, je ne m’en pourlèche pas les doigts !
Peut-être est-ce un effet de l’âge, qui souligne ce qui est surjoué, peut-être est-ce un moment à passer, après quoi l’enthousiasme reviendra, mais il me faut bien constater - dans mon for intérieur, qui n’est pas vraiment mon fort ! - que ces essais, rappels, études, redécouvertes et nouveaux chapitres, me cassent les pieds, au lieu de leur donner des ailes.
Et pourtant, qu’y a-t-il à redire ? Bravo à vous, jeunes chercheurs, d’apporter votre attention à ces pans entiers de l’histoire et de la culture cinématographiques, de vous passionner pour ces carrières oubliées, pour ce qu’on devinait en manquant de précisions : bravo, vraiment.
La seule chose que je tenais à signaler, c’est que pour les novices, je ne sais pas, mais pour les anciens… Tout cela ne nous intéresse plus guère, beaucoup moins qu’on l’aurait cru.
Heureusement que restent les universitaires, avec des crédits !
Positif en sera bientôt au n° 700, Jeune Cinéma au n° 400, 1895 au n° 100… eh bien, que vous dire, braves soldats qui avez dépasé le centenaire, continuez, bien sûr ! Multipliez nos connaissances, ressuscitez les oubliés, soyez les Brunetière ou les Lanson de ce secteur.
Sur la pointe des pieds, en catimini, pendant ce temps, sans doute allons-nous retourner au cinéma. Naïvement, comme les enfants, SANS RIEN SAVOIR. Merci.
Mon premier titre était "Adieu…", mais il m’a semblé, à une relecture attentive, trop nostalgique.
Soixante-dix cartons ont emmené des volumes acquis depuis le début des années 50, et alors ? Pas de quoi s’attrister. On peut, croyez-en mon expérience, en avoir assez de ces biographies de Marilyn ou de Bardot, de ces critiques de - ou de -, enfin, bref : mes rayons sont vides, je vais pouvoir y empiler des dossiers, des chemises, des articles.
À bas les livres déjà écrits, place aux livres à venir.
Et puis, ces rayons blancs et nus, faits de ma main (plus agile autrefois qu’aujourd’hui), je les trouve assez bien tels quels. Y mettre des dossiers, pas sûr : ils sont plus excitants, plus jeunes, vides, uniformes, dans l’attente de rien. Débarrassés des reliures noires soigneusement confectionnées à l’hôpital psychiatrique de Bourg-en-Bresse - ne faut-il pas se servir de son département ?
Ces livres avaient donc une vocation thérapeutique -, les Index annuels des films projetés en France (témoignages écrasants de notre médiocrité majoritaire) et des monographies, travail d’une vie sur des metteurs en scène de troisième ordre, enfin libres, donc, je les vois rayonner, mes rayons. Je les suis, mon front (déjà dégarni) s’éclaire. Je ne sais plus rien en cinéma ; me voilà réduit aux acquêts.
Quelle paix ! À quoi penser ?
François Truffaut. Au Festival de Venise 1955, je lui dis qu’il devrait arrêter les Cahiers au n° 100, parce qu’ils ne continueront qu’en disant des conneries.
Là-dessus, une attaque de paludisme me fait revenir à Lyon dare-dare et je me revois au lit, chez la photographe Renée Monet qui me dit : "Un ami vient te voir." C’était François Truffaut, qui avait interrompu son retour pour prendre de mes nouvelles.
Claude Chabrol. Celui que j’ai le moins connu : il m’a toujours semblé plus "Positif" que "Cahiers". Même si ses films étaient… inégaux, je les ai appréciés : question de pataphysique, difficile à expliciter.
Jean-Luc Godard. Alors là, c’est tout à fait différent. Du même ordre que l’amour. Non point que je l’aime, mais il me touche - je ne parle pas de ses films, où il y a de beaux paysages suisses. Jean-Luc, eh bien, ça ne se discute pas (j’insiste, afin d’être bien compris : je fais abstraction du cinéaste, j’en parle comme d’un copain, alors que nous n’avons pas de vraies relations amicales. Je suis sûr de ne pas partager des masses de points communs avec lui… mais il me touche, même après lecture de Anne Wiazemsky, c’est bien ce que j’évoquais ?) (5).
Voilà ce qui passe par la tête quand on n’a plus de livres.
Ça me revient : on aimait la nouveauté, sans trop y croire.
On disait : "La nouv, elle vague."
Quelle paix ? À quoi bon penser…
Sur un sujet à la une, en suivant ma plume…
L’agressivité masculine, répertoriée depuis belle lurette, dans les rapports sexuels, cède rapidement (que dis-je ? elle ne se manifeste même pas, ou si peu que rien, cette agressivité, dès que "le masculin" a affaire à plus forte partie, c’est-à-dire à quelque chose de supérieur, hiérarchiquement, côté paie en fin de mois).
Est-ce que je n’aurais pas dû écrire "enfin de moi" ? Je veux signifier, sans nous alourdir, qu’avant le sexuel me semble apparaître la question du pouvoir. À suivre ! On en reparlera sûrement. Sans oublier les infernales lesbiennes qui compliquent le problème.
(Mais si - j’ouvre une parenthèse en forme de scénario à travailler - tous les postes de direction étant féminisés, les chèques sont signés par des dames. Comment nos journalistes vont-ils aborder cette question, et ce qui s’ensuit immanquablement ?)
Pourrait-on envisager de cesser le divertissement (au sens pascalien, vous m’avez compris) avec le sexe, pour en venir peut-être, il n’y a qu’à espérer, à une question moins oiseuse, carrément primordiale : celle du salaire.
Ma participation à ce débat consistera à répéter : pourquoi, dans le cinéma comme ailleurs, les femmes sont-elles payées moins que les hommes. Point d’interrogation : suspension seulement.
(N’allez pas me répondre : parce qu’elles sont moins costaudes pour creuser des trous dans les routes, sinon je demanderai si les nationaux de nos anciennes colonies, par exemple, ne seraient pas moins payés que les Français, alors que de notoriété publique, ils sont plus costauds ?)
"On ira vers des produits conformistes", dit l’un, et l’autre : "Comment admirer des œuvres dont on ne respecte pas les auteurs".
Il est sûr que "la morale" - tantôt individuelle, tantôt sociale - ne va pas forcément de pair avec la création artistique, dont le fonds de commerce a toujours été la contestation de l’ordre établi, le refus de l’unanimité, l’individualisme. Dans l’histoire, et dans l’histoire de l’art, il est des moments où ces deux tendances coïncident plus ou moins : la société n’est pas toujours en désamour avec ses "artistes".
À d’autres époques, c’est le contraire : l’individu se sent mal dans l’environnement qu’on lui propose, qu’on lui impose. Qu’est-ce que l’Art, quant à lui, aurait à voir là-dedans ? Eh bien, tout ! Révolte ou paix des braves ? Bons sentiments ou indignation ? Voilà un dilemme qui n’est pas près d’être résolu.
Tant mieux peut-être, car serait-il apaisé que, si l’on ne veut pas pour autant participer à "l’art officiel" et aux médailles des Académies, on aura alors du mal à échapper à un conformisme ambiant.
Mais cela dit, sera-t-il jamais possible d’entrer dans le monde (restreint) de la création artistique, qu’il soit masculin ou féminin, sans "avoir du mal" ?
Bref, la conclusion où je voulais en venir saute aux yeux : vivement que l’on cesse de tenter de nous amuser avec des problèmes impossibles à résoudre, alors qu’il n’y en a qu’un qui ne fait qu’attendre sa solution, où il n’est pas question d’érotisme, mais de gros sous.
Employeurs, à vos stylos.
Amicalement à tous (et à toutes).
Bernard Chardère
Jeune Cinéma n°385-386, février 2018
1. Cf. Le blog de Bertrand Tavernier.
2. Le Cuirassé Potemkine (Bronenossets Potiomkine) de Sergueï Eisenstein (1925).
3. Chantons sous la pluie (Singin’ in the Rain) de Stanley Donen & Gene Kelly (1952) ; Mort d’un commis-voyageur (Death of a Salesman) de László Benedek d’après Arthur Miller (1951).
4. Raymond Borde, L’Extricable, Paris, Losfeld, 1964.
5. Anne Wiazemsky, Jeune fille (2007) ; Une année studieuse (2012) ; Un an après (2014), Paris, Gallimard.