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Meilleur des mondes possible (le) (1973)
de Lindsay Anderson
publié le vendredi 20 mai 2016

par Jean Delmas
Jeune Cinéma n°72, juillet-août 1973
Jeune Cinéma n°74, novembre 1973

et

par Maja Brick
Jeune Cinéma n°361-362, automne 2014

Sélection officielle en compétition du Festival de Cannes 1973

Sortie le vendredi 12 octobre 1973


 

Pour saluer son cinquantenaire, Jeune Cinéma a posé une question à ses collaborateurs : Quel film des cent dernières années aimeriez-vous sortir de l’ombre ?
Ce film fait partie des hidden gem que Jeune Cinéma avait déjà sélectionnés à leur sortie.


Le Meilleur des mondes possible est le second volet d’une trilogie ayant pour protagoniste Michael Travis, interprété par Michael McDowell (1).


 

O, Lucky Man, le titre anglais du nouveau film de Lindsay Anderson est un titre ironique. La chance de Mik se retourne toujours contre lui. Sa belle carrière de représentant en café le conduit dans une chambre de torture parce qu’il s’est approché trop près d’une installation militaire. Ses espoirs d’homme de confiance d’un milliardaire véreux l’envoient en prison à la place du patron.


 

Le Meilleur des mondes, le titre français est également ironique. Les aventures de Mik donnent l’occasion de porter et retourner le fer dans la plaie d’une société où la chance n’est jamais pour les petits, même si, comme Mik au début, ils la recherchent sans scrupules, à plus forte raison si, comme Mik à la fin, ils ont l’intention d’être honnêtes. On retrouve donc à nouveau l’âpreté sans illusion de Lindsay Anderson, et son goût d’amplifier des situations fournies par le réel.


 

Mais sur le plan formel, la recherche paraît très éloignée de celle qui guidait If… Il s’agit là d’un récit très rompu, où chaque épisode est une surprise qui fait rebondir le film, mais où le propos est moins clair et cohérent qu’il ne l’était dans If….

Jean Delmas
Jeune Cinéma n°72, juillet-août 1973.

* Cf. aussi "Le Free Cinema (1956-1963). Les débuts vus par un Italien", Jeune Cinéma n°19, décembre 1966-janvier 1967.

1. O Lucky Man constitue, avec If… (1968) et Britannia Hospital (1982), la trilogie du personnage Michael Travis, interprété par Malcolm McDowell.
Les trois films ont fait partie des sélections officielles en compétition du Festival de Cannes, en 1969, 1973 et 1982. If... a reçu le Grand Prix international" qui deviendra la Palme d’or.


Comment Mik Travis fut embauché par "L’Imperia’ Coffee" pour la sincérité de son sourire publicitaire et ce qui s’en suivit... Comment notre héros eut la chance d’arriver chez un restaurateur client, le jour d’une grande surprise-party très déshabillée, et y fit la connaissance d’une très agréable créature.
Comment, surpris à proximité d’une installation militaire ultra secrète, il fut pris pour un espion, mis à la question et s’échappa à la faveur d’une alerte venue bien à point. Comment, sans ressource, Mik eut à nouveau la chance de trouver sur sa route un emploi de cobaye pour des expériences médicales et comment l’horrible spectacle d’une victime de ces expériences l’incita à prendre la fuite à temps. Comment l’heureuse rencontre par auto-stop de la fille d’un milliardaire lui donna une bonne idée... Comment Mik, par son entregent, sut s’introduire dans les bonnes grâces du milliardaire, devint son secrétaire et fut mis en prison à sa place. Comment notre héros, en prison, etc...


 


 


 

On pourrait ainsi, par des titres pastichés du roman picaresque, rendre compte de O, Lucky Man. Beaucoup plus qu’à "l’épique" (au sens brechtien sans doute) auquel se réfèrent Lindsay Anderson et David Sherwin, le scénariste, c’est à la démarche et au ton du roman picaresque que fait penser leur film. Selon la tradition du genre, les expériences de vie amorales et risquées d’un héros "fils de ses œuvres" et assez minable, tout en nous faisant rire, veulent (comme dit le cinéaste dans une introduction à son film) "nous faire progresser d’un pas sur le chemin de la sagesse" - une sagesse assez résignée. Selon la tradition du genre aussi, ce héros, en traversant la société, la révèle, à un niveau au-dessus du naturalisme et même parfois au-dessus de la vraisemblance - comme à travers une loupe qui déforme sur les bords mais grossit la vérité pour nous la faire mieux voir en son centre.


 


 

Des coups de griffes féroces sont envoyés au passage, à la sottise de la publicité, aux abus d’une médecine qui ne respecte pas l’homme mais vénère l’argent, à l’obsession de l’espionnage politique, à l’arrogance et à la cruauté froide des hommes d’affaires, à leur complicité avec les roitelets du tiers-monde pour l’enrichissement des uns et la tyrannie des autres. Cela se trouverait peut-être également dans le Conte philosophique du 18e siècle qu’évoque le titre français, Le meilleur des mondes possibles, mais, il semble, sur un ton et à travers un personnage assez différents. Chaque épisode est un régal. Les traits rapides se succèdent - traits de scie qui tranche et parfois grince.


 


 

Parce que ce très beau film vient après If, on regrette cependant, parfois, qu’il n’ait pas une égale cohésion. Lindsay Anderson, à Cannes, a dit avoir voulu la discontinuité du récit, mais, au-delà, on a l’impression d’un manque d’équilibre entre les épisodes, et d’un étirement du film quelquefois. La manière un peu fantasque dont a été élaboré le scénario y est peut-être pour quelque chose. David Sherwin, qui avait écrit (c’étaient ses débuts) le scénario de If..., s’attelait, dès 1968, à un second scénario. À la demande, semble-t-il, de Lindsay Anderson, il y introduisit peu après The coffeeman, un court récit dans lequel l’acteur Malcolm Mc Dowell, qui était déjà Mik dans If..., racontait ses aventures de représentant en café. "J’ai passé des mois à discuter avec Malcolm, dit David Sherwin, il en résulta une première mouture de 20 pages". On imagine mal en effet comment un film aussi foisonnant pouvait résulter d’une aussi courte expérience - Malcolm Mc Dowell, avait 20 ans quand il est devenu acteur. Quand il revint du tournage de Orange mécanique, il trouva le projet avancé et développé par David Sherwin et Lindsay Anderson : "Je ne reconnus plus l’histoire, qui avait totalement changé. Ils pensaient que ça me gênerait. Mais mon idée était encore là. Et mon expérience personnelle aurait donné tout juste de quoi écrire une petite comédie. Maintenant je pense que le film touche à des niveaux très divers et très variés". Mais la cristallisation très lente d’éléments hétéroclites semble avoir été pour le scénariste une dure épreuve : "C’est la chose la plus difficile que j’ai jamais faite, dit-il, un cauchemar à documenter et à écrire". Ainsi s’explique peut-être le sentiment de disparate qu’éprouve parfois le spectateur.


 


 

De fait, c’est très tard, en 1970, que David Sherwin crut trouver le fil directeur. Il avait cherché "quelque secret qui donnerait au scénario la qualité épique dont Lindsay a toujours besoin pour s’intéresser à un sujet", et, à ce moment, il arrivait enfin à l’idée de "chance", de "hasard". Ce n’est pas seulement à cause de la similitude des titres, dans les deux cas d’ailleurs ironiques, que devant O, Lucky Man, on pense à De la veine à revendre, le dernier film achevé par Andrej Munk (1960). Dans les deux cas le personnage est au départ un petit arriviste conformiste et sans scrupule, qui n’a pas assez d’envergure personnelle et de surface sociale pour "arriver", et qui n’arrive qu’en prison. Dans les deux cas, il y a un regard continuement critique sur la société (pas la même, il est vrai) auquel le héros essaie de se conformer. Le Piszczyk de Andre Munk finalement, quand il est libéré, se fait volontairement remettre en prison, résigné à l’idée que c’est pour lui "le meilleur des mondes possibles". Le Mik de Lindsay Anderson en sort pour l’expérience d’une vie nouvelle. Il a décidé de consacrer sa vie, non plus à sa propre réussite, mais au bonheur de son prochain. Il brandit le petit livre de maximes morales que le directeur de la prison lui a donné comme viatique le jour de sa libération.


 

Quant à ce rachat, l’ironie est féroce. Dès lors qu’il a résolu d’être bon, Mik n’a plus même les apparences fugitives de la chance. Il est rejeté, bafoué partout. Finalement, dans cet hallucinant refuge de clochards où il vient porter la soupe, on assiste à un quasi lynchage du "salopard de la charité". Faut-il entendre la malfaisance de la bienfaisance ? Ou bien l’impossibilité de la bonté dans une société mauvaise ? Ou plutôt - joignant les deux - la bonté impossible dans une société qui la corrompt, la dénature ou la récupère ? Cette deuxième phase de l’expérience de vie de Mik se raccorde mal à la première (c’est là sans doute que le disparate du film est le plus sensible), elle pourrait être le sujet d’un autre film. Mais elle est la partie la plus forte, la plus grave, le sommet de celui-ci.
Quand finalement Mik retrouve sa dernière chance, c’est dans un studio de cinéma, qui recherche, par voie d’annonce, l’interprète d’un nouveau film. Le metteur en scène - Lindsay Anderson lui-même sur l’écran - réédite l’épreuve dont Mik avait si brillamment triomphé au début de sa carrière : "Souriez". Fini le sourire sincère. Il ne peut plus s’arracher qu’un sourire lent à naître, indécis et contraint. Combien amer est cet apparent happy end !


 

Si Lindsay Anderson nous fait "progresser d’un pas sur le chemin de la sagesse", c’est donc à travers une mélancolie douloureuse quant au "meilleur des mondes possibles", un monde où les jeux sont faits et les cartes pipées, où il est indifférent d’être égoïste ou généreux, où, dans les deux cas, les faibles paient parce qu’ils sont faibles, et où les forts gagnent parce qu’ils sont forts. Ce ne sont pas seulement les chansons de Allan Price commentant l’action tout au long, c’est le film entier qui fait songer à L’Opéra de Quat’ sous dans lequel le petit escroc, voleur au détail, est vulnérable et devient comme capitaine de banque, voleur en gros, un citoyen au-dessus de tout soupçon et de toutes poursuites.


 

Allan Price chante : "Si tu as un ami sur lequel tu penses pouvoir compter - tu es veinard. Si tu as une raison de vivre, de ne pas mourir - tu es un veinard". Au-delà de son regard lucide et de ses refus, on attendait de Lindsay Anderson plus de révolte. Mais ses relations avec la chance et celles de Allan Price, qui a mis beaucoup de lui-même dans ses chansons, ont été toujours assez aléatoires, intermittentes, conquises sur le malheur, leur affrontement à la malchance assez courageux, pour nous forcer à respecter cette mélancolie.

Jean Delmas
Jeune Cinéma n°74, novembre 1973



Les films qui m’ont enthousiasmée le plus dans ma vie, la plupart, je les ai découverts dans ma jeunesse, en Pologne. Curieusement, je n’en ai pas beaucoup de souvenirs, hormis l’impression très forte qu’ils ont exercée sur moi et les circonstances dans lesquelles je les ai vus.
Ainsi, de la trame du film O, Lucky Man ! de Lindsay Anderson, je ne garde que quelques images, le visage de Malcolm McDowell avec ses yeux bleus d’adolescent étonné et la musique de Alan Price.


 

C’est à cause de cette musique que j’ai revu le film plusieurs fois.
Je me souviens d’un cinéma à Varsovie, dans le quartier Praga, fréquenté par des marginaux qui s’y réchauffaient pendant les bourrasques d’automne. Dans la salle presque vide aux fauteuils abîmés recouverts de plastique, munie d’un magnétophone, j’enregistrais la musique avec les bruits qui rendaient l’ambiance désolée du lieu : commentaires inappropriés, ronflements, claquements de capsules de bière.


 

Puis j’écoutais chez moi cette bande sonore en boucle. Je la conserve toujours dans ma mémoire, bien que ma cassette audio se soit perdue avec tout le romantisme de l’époque communiste en Pologne, ravivé par le souffle du cinéma occidental.

Maja Brick
Jeune Cinéma n°361-362, automne 2014


Le Meilleur des mondes possible (O Lucky Man). Réal : Lindsay Anderson ; sc : David Sherwin ; ph : Miroslav Ondricek ; mont : David Gladwell ; mu : Alan Price. Int : Michael McDowell, Ralph Richardson, Rachel Roberts, Arthur Lowe, Helen Mirren (Grande-Bretagne, 1973, 183 mn).



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