Jeune Cinéma : Pour nous, cette année est celle du retour au cinéma de Abraham Polonsky et de Herbert Biberman (1), et celle des débuts dans la mise en scène de Dalton Trumbo. Est-ce une coïncidence qui fait revenir aujourd’hui au premier plan les victimes du maccarthysme ?
Dalton Trumbo : Ce n’est pas vraiment une coïncidence. Abraham Polonsky est d’une autre génération. Il a réalisé son premier film en 1946 et c’est alors qu’il a été porté sur la liste noire. Herbert Biberman était metteur en scène et n’a jamais plus travaillé.
Tandis que moi, j’ai toujours pu travailler au noir comme écrivain. Nous avons des âges différents, des métiers différents. Herbert Biberman est aussi un brillant metteur en scène de théâtre. Les circonstances ont changé, en ce sens que nous sommes tous trois maintenant en mesure de trouver l’argent nécessaire à nos films. Abraham Polonsky a trouvé de l’argent auprès de Universal. Herbert Biberman a fait des emprunts privés, a été aidé par la Theater Guild et par Walter Reed, qui est un petit distributeur. Moi, j’ai dû faire appel à des sources privées.
Donc, nous pouvons maintenant travailler. Cela ne veut pas dire que le gouvernement a changé d’attitude vis-à-vis des opposants. C’est dans la force de l’opposition qu’il y a un changement : un sondage a montré que 73% des gens sont contre la guerre du Vietnam. Le gouvernement continue. Mais nous appartenons maintenant à la majorité en ce qui concerne la guerre. Et Nixon, le Pentagone et la CIA représentent la minorité.
Pour Slaves, (2) Herbert Biberman a dû chercher de l’argent. Moi aussi pour Johnny Got His Gun (3), qui a été rejeté par tous les grands studios. Après avoir essayé pendant deux ans, j’ai laissé tomber tout cela et j’ai fait le film en dehors du système.
Nous avons tourné dans une raffinerie de sucre désaffectée. Pour les scènes de la mort du père, qui sont autobiographiques, j’ai retrouvé la maison dans laquelle mon père était mort, en 1925. J’y ai placé des photos de ma famille, le miroir, la brosse à dents, le rasoir de mon père. La maison était occupée par une famille, nous l’avons louée pour le temps du tournage et la famille a accepté d’aller à l’hôtel. Les scènes de pêche ont été tournées à la montagne, près d’un petit lac. Et les scènes de bataille en Californie, dans un endroit où on devait construire un lac artificiel. On a économisé beaucoup, car on n’a pas eu à combler les tranchées que nous avions creusées, les bulldozers sont venus après le tournage.
Les seules scènes tournées en studio de sonorisation furent les scènes d’hôpital. On a donc utilisé ce qu’on trouvait comme on pouvait. J’ai touché un dollar pour le script, l’équipe technique a pris le tarif minimum et les acteurs ont renoncé aux gros salaires de 7000 dollars la semaine qu’ils prenaient d’habitude. Si le film existe, ce n’est pas grâce à Hollywood, mais malgré Hollywood.
J.C. : Vous avez parlé, à propos de votre personnage du père, de détails autobiographiques. Est-ce vrai pour la psychologie aussi ?
D.T. : Mon père était marchand de souliers. Il a perdu son travail et est venu en Californie, où il est tombé malade. J’ai trouvé un emploi dans une boulangerie, où je travaillais la nuit. Un matin, en revenant à la maison, je l’ai trouvé mort. Nous allions tous les étés pêcher ensemble, et, le dernier été avant sa mort, j’ai perdu sa canne à pêche. Je suis revenu le lui dire et il a mis son bras sur mon épaule et il m’a dit : "On ne va pas gâter notre dernier voyage avec cette histoire de canne à pêche". L’amour que nous nous portions l’un à l’autre est autobiographique. Des idées politiques, il n’en avait pas vraiment de lui-même. Je lui ai donné les miennes dans le film. Il est mort en 1925 et sa seule expérience politique, c’était au temps de la Première Guerre mondiale : il faisait partie d’un groupe qui s’appelait The Loyalty League. Il s’est aperçu que le rôle de cette ligue consistait à surveiller les Américains d’origine allemande. Lui, avait un professeur allemand à surveiller. Ça ne lui a pas plu et il a donné sa démission et sa loyauté est devenue suspecte. Il n’aimait pas les mouchards, voilà sa seule activité politique.
J.C. : Quelle impression avez-vous eue, après avoir travaillé aussi longtemps comme scénariste dans le système hollywoodien, en réalisant ce film comme un cinéaste indépendant ?
D.T. : J’ai pu m’y préparer pendant les treize ans où j’ai été boycotté par les listes noires. Pendant cette période, j’ai vécu en marge comme écrivain, en signant de noms différents. Être en dehors du système était, et est encore, assez confortable.
J.C. : Comment est née pour vous l’idée de réaliser un film comme auteur complet ? Comment s’est fait le passage du roman au film ?
D.T. : Je suis allé à Mexico et je suis resté deux semaines à parler du script avec Luis Buñuel. Mais quand j’ai eu fini le sript et que je lui ai envoyé, le producteur n’avait plus d’argent. J’ai repris mon script et Luis Buñuel est parti pour travailler en Europe.
[À ce moment, intervient Pierre Rissient, attaché de presse du film. Il confirme qu’en 1964, Luis Buñuel a pensé mettre en scène Johnny Got His Gun, que Dalton Trumbo et lui ont travaillé ensemble à l’adaptation. Mais le producteur prévu est tombé en faillite. Dalton Trumbo s’est alors dit : "Pourquoi ne pas le faire moi-même, cela économisera le salaire d’un metteur en scène ?" Pierre Rissient indique que la scène où l’infirmière arrache le tube d’oxygène pour mettre fin, comme il le supplie, à la vie du malade, est une idée de Luis Buñuel, et il ajoute s’une manière plus générale que la collaboration de celui-ci portait surtout sur les séquences de fantasmes.]
J.C. : Si on ne se trompe pas, vous avez fait des scénarios dont la structure narrative était traditionnelle. Or devenu réalisateur, vous faites un film bâti sur plusieurs plans parallèles : la réalité matérielle de l’hôpital, la réalité immédiate des perceptions de Joe, sa mémoire, ses projections imaginaires. Avez-vous eu des problèmes à ce sujet ?
D.T. : Non, pas du tout, car la structure correspondait à la nature du contenu : l’esprit d’un homme, ses pensées, ses idées, faisaient une structure propre. A Man to Remember, mon troisième film, qui date de 1938, n’avait pas non plus de structure chronologique. Ça commençait par la mort d’un personnage et ses créanciers voulaient savoir s’ils pourraient se faire rembourser. Ils ouvraient son coffre-fort et chaque facture provoquait le récit de ce qui était arrivé. J’ai toujours voulu maîtriser la technique narrative traditionnelle. Pour mieux la briser, il faut la connaître et la comprendre, il faut savoir la manier. Savoir comment fonctionne quelque chose, en connaître les règles, pour les briser.
J.C. : Y a-t-il, dans votre recherche, une parenté avec celle des cinéastes des générations plus récentes et, par exemple - puisque dans votre film la mémoire tient une grande place - avec une "déchronisation" comme celle de Alain Resnais ?
D.T. : On ne sait jamais. On absorbe tout ce qu’on voit. Mais le film suit le livre de très près et le livre date de 1938.
J.C. : Le propos du film est de supprimer toute horreur visuelle d’un cas particulièrement horrible. Est-ce que cela a posé des problèmes dans le film, qui est d’abord images, plus que dans le roman ?
D.T. : Je ne crois pas avoir rencontré de difficultés. Je ne pouvais faire autrement, la structure du film est celle du livre. Dans une première partie, le garçon découvre ce qui ne va pas ; il a perdu ses bras, puis ses jambes, puis sa face et c’est alors le fond du désespoir. Dans la deuxième partie, il commence à apprendre, il reconnaît les gens à leur démarche, il reconnaît le froid et le chaud, le jour et la nuit, il apprend à mesurer le temps et finalement, lorsqu’il arrive à communiquer avec l’extérieur, c’est un grand triomphe : il a rejoint le monde. Mais le monde ne veut pas de lui et il abandonne.
J.C. : Peut-on considérer le film comme optimiste, non quant aux faits, mais quant aux pouvoirs de l’homme, capable de retrouver une identité à partir d’un morceau de cerveau ?
D.T. : Oui.
J.C. : On voit trois thèmes : la recherche désespérée d’une communication, l’horreur de la guerre, l’horreur de la médecine qui maintient une vie artificielle. Quel a été pour vous le plus important ? Ou bien est-ce que tout est dans tout ?
D.T. : J’ai été correspondant de guerre sur le front du Pacifique et les docteurs - certains docteurs - étaient désespérés. Ils disaient : "Nous jouons le rôle de fabricants d’armes ; nous prenons ces jeunes pour les réparer et les rendre à la bataille". L’un d’eux m’a même dit : "Les Japonais seraient parfaitement en droit de bombarder les hôpitaux, car ce sont des ateliers de réparation pour outils de guerre". Dans la guerre actuelle, il y a des armes, comme les mines, qui dynamitent les jambes ; il y a beaucoup plus de soldats qui perdent leurs jambes ou leurs bras, et qui survivent, que dans les autres guerres. Des médecins peuvent apporter un secours très rapide et immédiat, alors qu’avant les blessés mouraient. Il y a un nombre énorme de mutilés dans les hôpitaux militaires. J’ai écrit à toutes les branches du gouvernement américain, à l’Armée, à la Marine, à l’armée de l’Air, pour en recenser le nombre. Mais on ne peut savoir combien ils sont. Je connais au moins neuf cas de soldats considérés comme décérébrés par les chirurgiens, et qui ne l’étaient pas.
J.C. : Donc vous pensez pouvoir atteindre le public, pour un réveil devant la Troisième Guerre mondiale, celle qui a commencé au Vietnam ?
D.T. : Oui. Je crois que nous sommes proches du moment de l’Histoire qui exclut la possibilité d’une nouvelle guerre. On exclut la possibilité d’une distinction entre une bonne et une mauvaise guerre ; aucune cause ne pourrait légitimer une guerre aussi horrible. Il faut désormais choisir entre refuser toute guerre ou accepter la destruction totale. Nous Américains, nous avons toujours combattu loin de chez nous, nous n’avons jamais été envahis, tandis que les Européens ont subi l’Occupation et savent ce que ça coûte. Les Anglais ont bien brûlé la Maison-Blanche en 1812, mais ils ont été chassés très vite. Nous avons mené nos guerres chez les autres et il faut maintenant prendre conscience que rester en sécuruté à Los Angeles ou à Chicago alors que des jeunes vont combattre à l’autre bout du monde, c’est terminé. Nous serons détruits et deviendrons le lieu du combat. C’est dur à admettre pour un Américain.
J.C. : Dans le détail, il y a deux points pas très clairs. Le premier, c’est la présence du Christ dans les fantasmes de Johnny.
D.T. : Oui, cela se passe en 1918. La religion protestante faisait partie intégrante de la vie d’un jeune. Un garçon d’aujourd’hui aurait une autre attitude envers la religion et n’aurait pas de visions du Christ. C’est naturel pour un jeune de 1918 de s’en remettre au Christ, à Dieu. Quand j’avais 15 ans, dans une situation de désespoir, j’aurais prié Dieu.
J.C. : Ces images sont des fantasmes ou des souvenirs ?
D.T. : Des fantasmes.
J.C. : Et Luis Buñuel, cela lui a plu ?
D.T. : Je ne sais pas. Je pense que cela devrait lui plaire. Je le saurai bientôt, puisque je vais le rencontrer le 27 mars [1971]. Mais dans ses fantasmes, le garçon "réduit" le Christ. Il se rend compte que Dieu lui-même ne peut pas l’aider. Le Christ lui dit qu’il faudrait un miracle : c’est un Christ fatigué, impuissant, qui dit qu’il n’est pas un vrai Christ parce qu’on ne croit plus en lui. À la fin, ce garçon, qui était croyant, conclut qu’il n’y a pas de Dieu, parce qu’il ne peut pas y en avoir à la place où il est. Dieu l’a abandonné et il conclut qu’il n’a rien fait.
J.C. : Le deuxième point, c’est la parade foraine des monstres dans le désert. C’est un souvenir ?
D.T. : Cette séquence vient d’un cauchemar récurrent de mon enfance : je me trouve dans une immense plaine vide, mais rien ne me poursuit, je suis simplement là, tout seul. J’ai placé le défilé des monstres dans le désert.
J.C. : Il y a donc beaucoup de vous dans le film ?
D.T. : Oui, bien sûr.
Propos recueillis par Jean Delmas en mars 1971.
Jeune Cinéma n°55, mai 1971
* Cf. aussi "Johnny s’en va-t-en guerre", Jeune Cinéma n°55, mai 1971.
1. Abraham Polonsky (1910-1999) ; Herbert J. Biberman (1900-1971)
2. Esclaves (Slaves) de Herbert Biberman (1969).
3. Johnny Got His Gun a reçu le Grand prix spécial du jury et le Prix FIPRESCI (Prix de la Critique internationale) au Festival de Cannes 1971.