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Johnny s’en va-t-en guerre (1971)
de Dalton Trumbo
publié le mercredi 31 octobre 2018

par Jean Delmas
Jeune Cinéma n°55, mai 1971

Sélection officielle en compétition du Festival de Cannes 1971
Grand Prix du jury et Prix FIPRESCI

Sorties les mercredis 1er mars 1972, 12 novembre 2008, 28 mai 2014 et 31 octobre 2018


 


Dalton Trumbo (1), à 65 ans, réalise son premier film comme metteur en scène. Scénariste, il était déjà une des grandes figures du cinéma américain. Mais, poursuivi par la commission des Activités anti-américaines avant même que McCarthy la préside, et l’un des deux premiers condamnés (avec Howard Lawson), il en avait été exclu jusqu’à 1960 (2). Il était aussi romancier : c’est son propre roman, publié en 1939, trois jours avant la déclaration de guerre, qu’il porte aujourd’hui à l’écran (3). Auteur complet donc, et auteur complet de ce très beau film présenté au Festival de Cannes 1971 : Johnny Got His Gun.


 

Pendant la guerre de 14-18, Johnny a été retrouvé dans un cratère d’obus. Le résidu d’un homme : il a fallu l’amputer des deux bras et des deux jambes, il n’a plus de bouche, plus d’yeux, plus de visage. Cela, le spectateur ne le voit jamais, il le sait seulement : le corps est recouvert d’un drap d’hôpital, la tête enveloppée d’un masque blanc géométrique. Ce refus absolu de toute horreur visuelle ne fait qu’accroître l’horreur du fait lui-même - et l’horreur de la guerre - comme l’abstraction du massacre dans Guernica.


 

Les médecins militaires conservent et prolongent articiciellement, pour étude, ce qu’ils considèrent comme une apparence de vie. Mais à condition de tenir dans une chambre close, à l’abri de tout regard, un "cas" qui risquerait de devenir une image brûlante de la guerre. Visages froidement professionnels des médecins. Grisaille sinistre de l’hôpital que viendra un jour éclairer cette infirmière qui refuse de jouer le jeu macabre. Éclairer : le moment où elle ouvre les volets est l’un des plus beaux du film.


 


 

Les médecins militaires sont convaincus que le patient est complètement décérébré, qu’il conserve seulement des réactions motrices réflexes. Or Johnny a conservé toute sa conscience et perçoit, on ne sait comment, des fragments de réalité (et c’est bien pour cela que la fenêtre ouverte se traduit, pour nous comme pour lui, par une lumière dorée - paradis dans l’enfer). Avec cette conscience, il est capable de reconstituer, pièce manquante après pièce manquante, sa nouvelle identité. Un monologue intérieur désespéré commence qui, à travers tout le film, exprime cette seconde réalité : la réalité intérieure de Johnny dans la perception de son présent.
Il a conservé aussi toute sa mémoire (et à un niveau suraigu) : sur l’écran, les images (et les couleurs) de son passé font éclater la séquestration grise de l’hôpital : sa fiancée, la petite Irlandaise Corinne et l’unique nuit avec elle la veille de son départ pour la guerre ; sa jeunesse pauvre d’apprenti-boulanger trimant dur ; son père aussi, homme de paix et de raison, si fier de cette canne à pêche qu’un jour Johnny avait laissé perdre…


 


 

Que l’imaginaire enchaîne sur la mémoire… et alors c’est le Christ parmi les jeunes ouvriers, ses camarades d’autrefois. Qu’il enchaîne à la fois sur la mémoire et sur la perception du présent… c’est la parade foraine des montreurs de monstres humains dans un désert. Ou encore, appelée par la "morsure" de la douleur sur un moignon, c’est la vision du rat de tranchée, après laquelle la tête de Johnny se lève soudain hors du drap qui la couvre - mais non pas la tête sans visage de l’invalide, le visage du soldat casqué, qui s’évade ensuite dans un paysage de ruines à la Chirico, où il cherche Corinne.


 


 

De ces réalités totalisées surgit un sur-réel. Il surgit aussi - comme dans L’Enfance d’Ivan de Andreï Tarkovski (1962) mais avec plus de force - d’une situation "où la vie réelle est un plus grand cauchemar que le rêve". Que du fond de cette vie-cauchemar, Johnny, à partir de sa mémoire et des perceptions qui lui restent, avec acharnement, recherche la communication avec autrui - cette communication que les médecins et la société lui refusent avec le même acharnement -, c’est sans doute aller plus loin encore dans l’affirmation du pouvoir de l’homme.


 

Les lettres tracées par le doigt de l’infirmière sur sa poitrine, c’était la communication dans un seul sens ; et lui, même sans bouche, il a quelque chose à dire et veut le dire. Or, voici, ressurgi parmi ses jeux d’enfant, le souvenir des signes de l’alphabet Morse qu’il a appris alors. Il agite sa tête comme un marteau. "Mouvements réflexes" pensent les médecins : mais l’un d’eux a compris et répond en Morse sur le front de l’infirme. Et lui reprend : "Montrez-moi comme un monstre dans les foires pour que les gens sachent, ou alors tuez-moi…" L’infirmière tentera en vain de répondre à la seconde prière en arrachant le tube d’oxygène ; le médecin-chef interviendra à temps pour ramener les chose dans "l’ordre" et fermer les volets. Du moins, Johnny a dit ce qu’il avait à dire.

Par lui, Dalton Trumbo dit aussi ce qu’il avait à dire. Dans un film dont l’écheveau est si complexe, il a réussi à le dire pour que tous le comprennent. Cela tient peut-être à la chaleur et à l’énergie qu’il conserve, après tant d’épreuves.

Jean Delmas
Jeune Cinéma n°55, mai 1971

1. Cf. aussi Entretien avec Dalton Trumbo, Jeune Cinéma n°55, mai 1971.

2. En 1938, la Chambre des représentants instaure une commission, la House Un-American Activities Committee (HUAC), qui publie, en 1947, une liste des organisations subversives (dont le Parti communiste et la Screen Writers Guild). Onze personnalités de Hollywood sont convoquées et entendues par la HUAC, les "Dix de Hollywood" et Bertolt Brecht. Les Dix de Hollywood refusent de répondre et sont inculpés par le Congrès pour outrage, puis condamnés à des peines de prison - six mois pour Herbert Biberman et Edward Dmytryk, un an pour les autres -, qu’ils purgent dans différentes prisons fédérales à partir de juin 1950 (septembre 1950 pour John Howard Lawson).
Le 25 novembre 1947, la Motion Picture Association of America (MPAA) annonce qu’elle n’emploiera plus de communistes. C’est la naissance de la liste noire, une liste d’artistes - communistes ou non - à qui les studios refusent tout emploi. Bertolt Brecht, Charlie Chaplin, Orson Welles et bien d’autres doivent quitter les États-Unis. Le sénateur Joseph McCarthy apparaît sur le devant de la scène politique américaine le 9 février 1950. La liste noire exista jusque dans les années 1960.

3. Dalton Trumbo, Johnny Got His Gun, Philadelphie, Lippincott Williams & Wilkins, 1939. Johnny s’en va-t-en guerre, traduction de Andrée R. Picard, Paris, Denoël, 1971.


Johnny s’en va-t-en guerre (Johnny Got His Gun). Réal, Dalton Trumbo ; sc : D.T. d’après son roman (1939) & Luis Buñuel ; ph : Jules Brenner ; mont : Millie Moore ; mu : Jerry Fielding. Int : Timothy Bottoms, Kathy Fields, Marsha Hunt, Jason Robards, Donald Sutherland, Diane Varsi, Eduard Franz (USA, 1971, 111 mn).



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