Victor Hugo circule sur les réseaux sociaux.
"De quoi se compose l’émeute ? De rien et de tout. D’une électricité dégagée peu à peu, d’une flamme subitement jaillie, d’une force qui erre, d’un souffle qui passe. Ce souffle rencontre des têtes qui parlent, des cerveaux qui rêvent, des âmes qui souffrent, des passions qui brûlent, des misères qui hurlent, et les emportent. Où ? Au hasard. À travers l’État, à travers les lois, à travers la prospérité et l’insolence des autres".
Victor Hugo, Les Misérables.
À Paris, la ville prend ses couleurs des jours de colère, avec des rêves qui courent en dessous des pavés tout partout. Dans la réalité, aujourd’hui, il y a un monde fou dans les rues et sur les places, avec, sous une apparence éparpillée, un certain parfum de convergence.
Bien malin qui, de vraie bonne foi, pourra vraiment distinguer les hooligans, les Apaches, les enragés, les casseurs, les provocateurs, les braves gens pris d’adrénaline, même dans le "flagrant délit" si mal élevé.
On se demande comment se serait déroulé Mai 68 version flashmob, il y a 50 ans.
On se demande ce que peuvent devenir les mouvements horizontaux, à travers des esprits encore et toujours fixés sur les hiérarchies et leur renversement.
En gros, on se demande ce que pourrait être cette fameuse démocratie rêvée depuis si longtemps et jamais aboutie.
On devrait revisiter tous les pères et mères, Thoreau, Proudhon, Stirner, Bakounine, Kropotkine, Malatesta, Reclus, Goldman (Emma), Michel (Louise), et même Tolstoï, et même Makhno, et même Durruti, et aussi Murray Bookchin.
On proposerait même Anton Pannekoek, pour constituer, par exemple, des conseils ouvriers, mais on aurait peur d’une scission, peur de se faire exclure, peur qu’ils emportent la ronéo.
Le mieux est de jeter tous les livres et de sortir dans la rue, là où souffle le vent.
Rien ne peut remplacer le vivant en devenir de ce grand corps social qui enveloppe nos corps, que nous croyons individuels et autonomes.
Ça a commencé avant et ça continuera après, mais le samedi 2 décembre 2018 fera date historique, comme le 10 mai 1968.
Choses vues, mots entendus, retour du refoulé, considérations de vieux soixante-huitards à destination des jeunes pousses :
©Itvan Kebadian
* Du jamais vu 1 : Les beaux quartiers. Et pas seulement les banques et la Bourse.
Sur France 2, un étonnement sincère des médias parisiens : Les casseurs ont attaqué "des boutiques de luxe, et même (sic) des hôtels particuliers".
Les monstrueuses inégalités, c’est la norme, et la norme, c’est le droit divin, bon sang de bois !
* Du jamais vu 2 : La période sacrée du désir de consommation effrénée perturbée, la révélation.
Le Père Noël n’existe pas, ou alors c’est une ordure.
Ce que soupçonnaient déjà Jean-Marie Poiré en 1982, Terry Zwigoff en 2003, et même Bob Dylan, à mots couverts, en 2009.
* Les grafs référentiels : "OK Manu, on traverse".
* Les disproportions des forces en présence.
* Une synthèse inédite : Les valeurs de la République (désormais bien assimilées depuis 1789) et les signes du socialisme (métabolisés au long des manifs), la Marseillaise redevenue chant révolutionnaire qui cohabite avec les poings levés.
Et le soldat inconnu, exproprié de la tribune officielle.
Et le respect des livres.
Une nouvelle notion de "la Patrie" ?
Le "Tout est à nous" enfin digéré vers une démocratie nouvelle ?
* Les mots du pouvoir 1 : Un nouvel oxymore, approximatif, la "colère apaisée".
Dans la catégorie rhétorique, on aurait préféré la colère "paisible", genre "force tranquille", trouvaille de publicitaires.
Pour qu’elle soit "apaisée", apaisable, il manque un élément : une réponse.
* Les mots du pouvoir 2 : Un lapsus, paradoxe d’une praxis attrape-tout, la "colère légitime".
Si elle est "légitime", ce qui l’a provoquée est illégitime. Non ?
Le célèbre "en même temps" se transformant en iskra ?
* Aparté1 : Des gilets jaunes interpellent les forces de l’ordre : "Avec nous !".
Souvenir 1 : La lutte de classes chez le Pasolini de 1968, qui insulte les étudiants, en soulèvement licite, puisque fils de nantis. Il avait tout compris à l’époque, on le sait à présent qu’on voit, sur les écrans des débats, pérorer les renégats sans honte.
Mais les temps changent.
"Moi, je sympathisais avec les policiers.
Car les policiers sont fils de pauvres.
Ils viennent de sub-utopies, paysannes ou urbaines."
Souvenir 2 : Le vieux Montehus, éternel jeune homme.
* Aparté 2, souvenirs : Ah ! retrouver l’odeur des voitures qui brûlent, celles de Mai certes, la jeunesse, l’espoir, les lendemains, pas si différente, tout compte fait, de celle des banlieues, au long des décennies, la jeunesse, le désespoir, No future.
"Sous quelque angle qu’on le prenne, le présent est sans issue. Ce n’est pas la moindre de ses vertus.
À ceux qui voudraient absolument espérer, il dérobe tout appui. Ceux qui prétendent détenir des solutions sont démentis dans l’heure. C’est une chose entendue que tout ne peut aller que de mal en pis. "Le futur n’a plus d’avenir" est la sagesse d’une époque qui en est arrivée, sous ses airs d’extrême normalité, au niveau de conscience des premiers punks."
Bonnes lectures :
On les croyait théoriques, ces beaux textes, et on les lisait comme on lisait les Situs.
Ils sont devenus d’actualité plus vite que prévu.
* Comité invisible, L’Insurrection qui vient, La Fabrique, 2007.
* Comité invisible, Maintenant, La Fabrique, 2017.
À Paris, à la galerie Photo Doc. une expo incontournable en ces temps troublés : Les Fantômes de Mai (6-22 décembre 2018).
On a fêté, toute l’année, le cinquantième anniversaire de Mai 68, essayant de réanimer ce qui semblait s’effacer de nos mémoires d’ancien combattants désabusés.
Et puis, soudain, comme en ce temps-là mais à l’automne, comme surgi de nulle part mais venu du travail de la vieille taupe, un coup de jeunesse et de fraîcheur venu de nouvelles générations : les gilets jaunes.
En mai 1968, il y eut une grève générale. En décembre 2018, pourquoi ne pas réinventer des États généraux ou une République des conseils ? L’histoire ne repasse par les plats, et il n’y a aucun modèle. Mais les photographies documentaires témoignent de la présence des fantômes, et de l’ineffaçable passé.
"Nous ne célébrons pas un passé remarquable, nous attendons un futur à fêter", dit Jean-Louis Comolli.
* À 18h00 : Le Droit à la parole de Jacques Kebadian & Michel Andrieu (1968). 1500 photogrammes ; Soulèvement de Jacques Kebadian (2018).
Vernissage.
Bonne lecture, aux Éditions Yellow Now, c’est pas une blague :
* Jacques Kebadian & Jean-Louis Comolli, Les Fantômes de Mai 68, Crisnée, Yellow Now, 2018.
Le dossier presse pour tout le monde.
Photo Doc. Galerie, Hôtel de Retz, 9 rue Charlot, 75003 Paris.