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Invitation (l’) (1973)
de Claude Goretta
publié le samedi 23 février 2019

par Jean Delmas
Jeune Cinéma n°73, septembre-octobre 1973

Sélection officielle en compétition du Festival de Cannes 1973, Prix du jury.

Sortie le jeudi 13 septembre 1973*


 

Cf. aussi la conférence de presse post-projection à Cannes, en 1973.


Coup sur coup à Paris, L’Invitation de Claude Goretta et Le Retour d’Afrique de Alain Tanner : confirmation du jeune cinéma suisse. Tanner, Goretta, ils travaillaient à Londres en 1956 à la bonne école du Free Cinema aux côtés de Lindsay Anderson, pour Nice Time. (1)
[...]

L’Invitation, très au delà de la comédie qu’elle veut paraître, et même des "bons mots" méchants qui parsèment le film, est, dans sa substance même, l’analyse d’une expérimentation sur un échantillon de la société bourgeoise et la mise à nu des faux rapports établis par les conventions, les hiérarchies, l’argent. C’est une expérience proche de celle que pourait faire un zoologue ou un entomologiste : Prenez 15 "individus" accoutumés aux rapports de la vie domestiquée, placez-les dans un milieu naturel. Qu’arrive-t-il ?


 


 

Ici, le milieu domestiqué (le bocal habituel) est un bureau d’une quelconque entreprise. Le responsable involontaire de l’expérience est le petit employé Placet (admirable Michel Robin), timide et naïf, qui a trouvé dans son héritage sans même savoir comment (Le "comment" est un spéculation immobilière où il est étranger et victime) une propriété vraiment princière à la campagne avec un énorme parc.


 


 

Pour la pendaison de crémaillère, il a voulu convier tout son monde du bureau, patrons, et collègues sans distinction, à une fête pour laquelle il n’a rien ménagé, rien compté.
La fête va capoter : on la saccage, on se déchire, chacun rentre furieux. "C’est ma faute" dit humblement Placet désolé. Mais non : la fête n’était qu’un malentendu social.


 


 

Pas de fête possible, quand les hiérarchies ne s’oublient pas. Et elle ne s’oublient pas. Pour faire bonne mesure, on rajoute même les hiérarchies et états de service militaires. "J’ai fait 800 jours de mobilisation, moi, pendant que Monsieur Dubois salissait ses culottes" dira l’un des deux patrons. Il est venu là, très embarrassé, épiant, depuis la baie de clôture, ce qui se passait, avant de se risquer. Voyant un autre personnage à proximité, il a fait semblant de pisser pour se donner une contenance. Mais c’était son adjoint, retenu par la même perplexité.


 

Plus tard, en pleine fête, il annoncera la mise à pied de Annie, la toute jeune secrétaire coupable d’un strip tease plutôt naïf : "Nous en reparlerons, Mademoiselle Thévot, dès lundi".


 

C’est le bureau qui se prolonge dans la fête. Chacun à sa place et les vaches seront bien gardées. Placet lui-même n’est pas à sa place dans ce château, ou bien il n’est pas à sa place au bureau : on ne le lui laisse pas oublier.


 

Pas de fête possible, quand tous les échanges sont envahis par des conventions, pseudo-mondaines, des propos creux, depuis le "C’est une maison de rêve" répété indéfiniment par chacun des arrivants, jusqu’au "Et Mozart, vous l’aimez ? J’aime tout ce qui est classique, moi" de Monsieur Lamel.
Le serveur distant et lucide, auquel François Simon donne une présence d’intense étrangeté, avait pourtant essayé d’éduquer Monsieur Placet : "Appelez-moi Émile, monsieur, c’est une question de standing".


 

Pas de fête possible, surtout, quand l’argent, le profit, la propriété obsèdent les esprits.
"Combien cela a-t-il pu coûter ?" s’interrogent l’un après l’autre tous ces gens (Placet lui-même n’en sait rien).


 

Ici le réactif décisif est l’intervention d’un petit voleur qui rôde autour et rétablit l’union sacrée. Même le joyeux drille frondeur (joué par Jean-Luc Bidault), qui nous avait paru sympathique, bascule brusquement, dans les dernières minutes du film, sortant hors de ses gonds quand il voit sa veste sur le dos du voleur enfin entre les mains des gendarmes : "Mais elle est foutue cette veste... 200 balles... Voyou !".


 


 


 

Qui est sauvé dans ce constat sans pitié ?
Placet ? C’est un brave homme, mais irréversiblement soumis. On le retrouve le lendemain derrière son bureau, il ne pourrait pas vivre autrement.
Le serveur ? Ce n’est que le regard lucide de quelqu’un qui passe.
Alors ?


 

Seulement la petite Annie. Elle seule sans doute, parce que la plus jeune, a sauvé l’allégresse, la liberté, la bonté. Elle refuse la place de voiture que lui offrent les autres pour rentrer chez elle. Pour l’instant, en détresse, à pied sur la route, peut-être, elle ira loin...

Jean Delmas
In "Tanner, Goretta, la Suisse et nous"
Jeune Cinéma n°73, septembre-octobre 1973

* L’Invitation, en DVD en version restaurée chez Jupiter Films, avec des interviews inédites de Claude Goretta.

1. Le Free Cinema (1956-1963). Les débuts vus par un Italien.
Jeune Cinéma n°19, décembre 1966-janvier 1967.


L’Invitation. Réal : Claude Goretta ; sc : C.G. & Michel Viala, d’après sa pièces de théâtre, ph : Jean Zeller ; mont : Joële Van Effenterre ; mu : Patrick Moraz. Int : Jean-Luc Bideau, François Simon, Jean Champion, Corinne Coderey, Michel Robin, Cécile Vassort, Rosine Rochette, Jacques Rispal, Neige Dolsky, Pierre Collet (Suisse, 1973, 100 mn).



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