Cinéma hongrois à Pesaro (1982)
par Bernard Nave
Jeune Cinéma n°147 décembre 1982-janvier 1983
Quand on a l’occasion, comme c’était le cas cette année à Pesaro, de voir une partie de la production hongroise des douze dernières années, on en retire un sentiment mitigé.
Tout d’abord une vision ramassée dans le temps dégage mieux la tonalité d’ensemble que lorsqu’on voit ces films au compte-goutte. En même temps le jugement se fait plus tranchant et permet de mieux dégager ce qui se distingue vraiment de la moyenne.
Mais on se dit aussi qu’il subsiste une énorme injustice dans le fait que ces bons films risquent de rester totalement méconnus du public.
Hormis les semaines du cinéma hongrois qui touchent peu de gens et les rares sorties en salle, il reste un un fossé qui ne cesse de se creuser entre notre culture cinématographique et celle des pays de l’Est.
Toutes raisons qu’on pourra avancer ne parviendront jamais à enlever à cette situation son caractère scandaleux qui relève d’un processus de mise à l’écart d’autant plus grave qu’il touche l’une des productions les plus vivantes, même si elle a des hauts et des bas.
La liberté d’esprit que manifestent les cinéastes hongrois leur permet d’aller dans des directions très différentes avec plus ou moins de bonheur peut-être, mais en donnant l’impression que tout est possible, et que, par là-même, des démarches personnelles peuvent aboutir à des films très neufs.
Cette liberté d’esprit apparaît surtout dans les sujets abordés.
À côté de films qu’on pourrait appeler intemporels parce qu’ils se situent à des époques ou dans des contextes éloignés de notre expérience d’aujourd’hui, une majorité d’autres sont solidement ancrés dans la réalité hongroise.
Ce sont surtout des films miroirs, en ce sens que les personnages qu’ils représentent ne sont pas des héros comme ceux qui encombrent nos écrans. C’est ce qui explique que l’on puisse avoir le sentiment de voir des films plus ternes que la moyenne de la production occidentale. Les drames individuels y sont ramenés à de leurs justes proportions, et par là-même laissent mieux entrevoir le contexte dans lequel ils se situent.
Ce penchant pour une vision sociologique du cinéma aboutit aussi à donner des films qui se ressemblent beaucoup dans leur forme. Ils sont des reflets d’un état des mentalités, des rapports sociaux plus que de véritables analyses d’une société. Aussi les cinéastes qui osent forcer un peu cette représentation du monde dans lequel ils vivent parviennent-ils à dépasser le stade d’une simple mise à plat qui, malgré ses allures de vraisemblance, manque un peu de vigueur.
Dans les exceptions notoires à cette tendance assez générale, il faut souligner l’importance d’un cinéaste comme Peter Bacso, qui, avec Le Témoin, avait ouvert une voie nouvelle par le recours à la comédie pour faire ressortir de façon dévastatrice l’absurde des années staliniennes.
Or cette brèche importante semble avoir eu peu de conséquences sur le cinéma hongrois.
La seule tentative comparable a été Ferenc Kosa, avec Le Match (1980) qui s’en prend de façon très grinçante à la bêtise d’hommes de pouvoir des années d’avant 1956 abusant de leurs privilèges, pour donner naissance à une sorte de terreur idéologique et physique sur tous ceux qui expriment un point de vue personnel, même s’il se situe à un niveau moral.
Surtout le propos trouve des échos dans la réalité de notre temps. Le meilleur hommage qu’ait pu faire à ce film un officiel du cinéma hongrois a été de dire, à Pesaro, qu’il ne fut jamais acheté par les Soviétiques.
Mais encore une fois, c’est Peter Bacso qui montre combien le passé est riche de leçons à la fois pour comprendre le présent et pour éviter de retomber dans les mêmes erreurs.
Dans Avant-hier (1981), il revient sur la période des collèges populaires. Il dépasse la reconstitution historique pour retrouver les émotions qui furent les siennes dans ces années cruciales de l’après-guerre.
À partir d’un groupe de quatre personnages, il dresse le portrait d’une génération perdue, celle de ces jeunes pleins d’enthousiasme et de naïveté, dont on a coupé net l’élan. Nourri de souvenirs personnels, ce film est l’un des plus douloureux qui soient sur la tragédie des gens broyés par l’histoire. Bacso donne à sa mise en scène la simplicité et en même temps la force d’émotions authentiques. "Je suis un vieux réaliste", dit-il. Mais ce réalisme-là constitue une arme politique dont on ne saurait se passer.
Le documentaire hongrois
Dans le sens d’une vision en profondeur de la société hongroise, il faut bien sûr parler de la place que tient le documentaire.
L’existence d’une tradition très vivace dans ce domaine explique certainement la coloration générale du reste de la production. Mais les démarches diverses qui cohabitent au sein de l’école documentaire hongroise en font un genre majeur, et non pas un appendice plus ou moins reconnu du cinéma de fiction.
Le fait que le documentaire ait droit de cité permet de chercher des formes nouvelles pour atteindre un niveau d’expression qui dépasse de très loin celui d’une simple reproduction de la réalité.
Surtout le documentaire hongrois s’acharne à traquer ce qui trop souvent demeure invisible au niveau de la fiction.
C’est vrai au niveau politique avec un film comme La Décision (1972) de Gyula Gazdag qui montre comment fonctionnent les mécanismes du pouvoir au sein d’une coopérative, et le rôle qu’y joue le parti. Le style volontairement froid et sec cherche à restituer le plus fidèlement possible les débats qui naissent d’une contestation par la base d’une décision prise par les dirigeants.
À travers cette forme très classique de filmer la vie, on sent que le propos du cinéaste va loin dans ce qu’il révèle, mais on perçoit aussi les limites au niveau de l’analyse des mécanismes mis en lumière.
Les démarches d’Istvan Dardai et Györgyi Szalai cherche à dépasser ces limites par une méthode très originale. Pour percevoir comment le politique se répercute dans la vie personnelle, ils ont opéré une fusion complète de la fiction et du documentaire [cf. Jeune Cinéma n°147, décembre 1982-janvier 1983).
Jeune Cinéma avait déjà signalé leurs deux premiers films, Voyage en Angleterre (JC n°108) et Trois Sœurs (JC n°116). Depuis ils ont réalisé Stratégie (1979), peut-être moins intense que Trois Sœurs qui reste leur chef-d’œuvre.
Un peu comme dans La Décision, ils montrent comment fonctionne la vie politique au quotidien. Mais ici tout est vu d’un point de vue très personnalisé sans que la situation générale soit pour autant gommée. L’importance du travail de Dardaï et Szalai consiste à avoir mis au point cette méthode très novatrice qui consiste à travailler à partir d’un matériel d’enquête très rigoureux et d’en tirer une histoire avec des personnages, sans recourir aux procédés de la fiction pure.
Le résultat nous fait découvrir ce que ni le documentaire ni la fiction n’ont pu approcher avec une telle précision : la richesse intérieure d’individus pris dans un réseau de rapports sociaux, la lutte qu’ils mènent pour sauvegarder leur identité, même s’ils sont parois vaincus.
L’analyse et la critique contenues dans cette démarche allient la rigueur d’une vision documentée et l’émotion ressentie par l’œil derrière une caméra qui se penche sur des êtres.
Il y a dans cette voie difficile les promesses d’un renouveau du cinéma hongrois.
Bernard Nave
Jeune Cinéma n°147 décembre 1982-janvier 1983