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Quelque part, quelqu’un (1972)
de Yannick Bellon
publié le mercredi 28 août 2019

par Luce Vigo
Jeune Cinéma n°66, novembre 1972

Sorties les mercredis 18 octobre 1972 et 28 août 2019


 


"Le point de départ du film, c’est les foules urbaines, le déferlement des gares et des métros, toutes ces destinées individuelles brassées, englouties dans cette immense palpitation, cette rumeur sans visage. [...] Dans Paris, en 1972, si l’on n’est pas protégé contre la solitude d’une façon ou d’une autre, c’est la ville elle-même qui nous agresse et qui nous détruit, surtout si l’on pense à la disparition des quartiers anciens remplacés par des édifices énormes et dont on chasse les habitants trop pauvres ou trop vieux".


 

Avec Quelque part quelqu’un, Yannick Bellon nous fait pénétrer dans une grande ville en pleine mutation, en pleine mutilation : Paris obligé d’aller de l’avant, de rompre avec son passé, obligé de grandir et cela se fait avec douleur, dans un vertige angoissé.
Là, dans la foule, anonyme, sans cesse en mouvement, elle nous fait croiser la vie de sept êtres particuliers, et quelques autres aux visages immobiles, un instant saisis dans cette multitude jamais en repos.

Plus qu’un film, c’est un drame exprimé par l’image et la musique, le mouvement et le silence, une sorte de concerto tragique d’une richesse très maîtrisée, où passent, par-ci, par-là, des sourires fragiles et émouvants.


 

Il y a Vincent, écrivain raté, journaliste sans avenir, réduit à commenter des dépêches dérisoires et à suivre les cours de la Bourse, qui noie ses rêves dans l’alcool. Qui sait que c’est trop tard.
Et il y a Raphaëlle, "belle, douce, cruelle, voluptueuse", qui travaille dans un cabinet d’architecte et prend conscience, chaque jour, de l’énorme escroquerie dont elle est complice en traçant des plans qui ne correspondent en rien à ses aspirations d’architecture. Elle tente, de tout son amour patient et lucide - las aussi -, de sauver Vincent.


 

Il y a Emmanuel qui "étouffe quand il pense aux limites de sa vie", qui croit encore à la possibilité de vivre sans attache et qui va partir.
Et il y a Anne qu’il laisse, qui croyait à un amour au futur, qui ne comprend pas.


 

Il y a Christine "qui n’a pas de spécialité". Devenue aide soignante, elle trouve la force d’apporter du réconfort aux autres et de plaindre les grands singes du jardin des Plantes. La plus seule de tous, elle se donne l’illusion d’appartenir à une grande famille en allant passer, de temps en temps, une heure au café.


 

Il y a le drame des deux vieux expropriés, qui doivent quitter, à la fin de leur vie, leur maison, leurs habitudes, leurs amis.


 

Et il y a tous les autres dont nous ne savons rien, ou si peu, sinon que ce vieux est "bon pour la casse", que cette femme n’en peut plus d’attendre, que cet homme aux joues creusées est bien fatigué - ces autres dont nous imaginons tout, et qui se perdent dans cet immense "mouvement perpétuel" qu’est devenu leur vie.


 

Mouvement si bien rendu par celui de la caméra.

Elle longe les murs. Les vieux murs éventrés offrent aux regards, indifférents ou indiscrets, des bribes de vie intime. Les murs neufs masquent mais emprisonnent.
Elle traverse des intérieurs, à l’heure du repas, à l’heure du travail, à l’heure de l’attente de la fin du jour, à l’heure de l’amour.


 


 

Elle pénètre partout, dans les foyers, dans les âmes, dénonçant la grande détresse des hommes, victimes d’un monde sans pitié qui les oppresse et les accable tant qu’ils n’ont plus la force de voir leurs semblables autour d’eux, avec qui il y aurait peut-être quelque chose à faire, contre ceux qui construisent des immeubles trop cher avec de mauvais matériaux, contre ceux qui diffusent des informations tendancieuses, contre ceux qui sont derrière les oscillations de la Bourse, etc.


 


 

Mouvement de la caméra, mais aussi mouvement du montage qui apparente si bien ce film à une œuvre musicale, entremêlant les thèmes, les chœurs et les solos, de façon extrêmement rigoureuse et dominée, sans que jamais la sensibilité de l’œuvre en souffre.

Mouvement de la musique - de Georges Delerue - si remarquable, qu’on ne sait plus si c’est elle qui est image ou l’image musique, tant elle épouse parfaitement bien ce que Yanick Bellon exprime. Quand la musique se tait, et les personnages aussi, la vie continue de nous arriver par des bruits divers, ceux du quotidien : le sifflement d’un homme, le raclement d’un outil, la sirène d’une ambulance...


 

Les petites phrases musicales que sont les histoires de ces sept êtres dont nous partageons un temps l’existence, se fondent dans un mouvement d’ensemble, qui nous laisse pensifs, un peu sans voix.
Un regard de femme ? Oui.

Luce Vigo
Jeune Cinéma n°66, novembre 1972

* Cf. aussi Entretien avec Yannick Bellon (1974), À propos de Quelque part, quelqu’un (1972) et de La Femme de Jean (1973), Jeune Cinéma n°81, septembre-octobre 1974.

** Cf. aussi Yannick Bellon (1924-2019), une vie, une œuvre, Jeune Cinéma n°392-393, février 2019.


Quelque part quelqu’un. Réal, sc : Yannick Bellon ; ph : Georges Barsky ; mu : Georges Delerue ; mont : Annabel Le Doeuff & Janine See. Int : Loleh Bellon, Roland Dubillard, Christine Tsingos, Hélène Bernardin, Paul Villé, Hugues Quester, Hélène Dieudonné, Claude Roy, Germaine Groult, Claude Ventura, Michel Robin, Didier Chereau (France, 1972, 94 mn).



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