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Bellon, Yannick (1924-2019)
Une vie, une œuvre
publié le dimanche 2 juin 2019

Une vie en cinéma

par Lucien Logette
Jeune Cinéma n°392-393, février 2019


 


Doriane Films est un éditeur d’excellente compagnie dont plusieurs des productions concernent des auteurs selon notre cœur : entre le coffret (trois DVD) Mon frère Jacques par Pierre Prévert, paru en 2004 et réédité il y a quelques mois en version allégée (deux DVD), le coffret de l’œuvre intégrale de Yannick Bellon (huit DVD, 2005) et les films de Jacques-Bernard Brunius (un DVD, 2012), c’est tout un air de famille qui s’exprime. (1) L’essentiel avait ainsi été rassemblé : les autres titres de Brunius (ceux tournés en Angleterre après la guerre) ne sont guère accessibles et les trois films de Pierre Prévert (2) sont invisibles depuis belle lurette - on espère bien que la malédiction qui les frappe sera, un jour prochain, levée.

Quant à Yannick Bellon, on pensait que sa filmographie s’était achevée par le moyen métrage cosigné avec Chris Marker, Le Souvenir d’un avenir (2001), consacré à sa mère Denise, photographe justement célèbre.


 

D’où notre étonnement - et notre plaisir - de voir surgir un nouveau titre.
Sans doute, eu égard à son âge (Yannick Bellon est née en 1924), celui-ci vient mettre un point final à une carrière qui est sans doute la plus longue d’un(e) cinéaste : soixante-dix années entre Goémons (1948) et D’où vient cet air lointain ?, qui a fait mieux ? Plaisir accru grâce à une poignée de courts métrages connus - Goémons, Colette (1952), Varsovie quand même (1955), Zaa petit chameau blanc (1960), tous déjà dans le coffret de 2005, mais en version restaurée -, complétés par une autre poignée de courts inédits, et augmentés de séquences non montées de certains d’entre eux. Le tout occupant 360 minutes de projection.


 

L’initiative est excellente, car elle donne un coup de projecteur sur une réalisatrice qui, malgré qu’on en ait, s’effaçait des mémoires, pas celles de ses contemporains, celles des spectateurs plus récents : son dernier véritable film (celui avec Chris Marker était une production Arte qui n’a pas été autrement exploitée), L’Affût, remonte à 1992.
Un quart de siècle, c’est le temps du purgatoire puis de l’oubli.


 

Certes, Quelque part quelqu’un, son titre initial (1972), a été réédité (dans une version restaurée) en 2016, mais pour quelle audience ? L’actualité est trop dévorante pour que le fossé ne s’élargisse pas entre les nouveaux spectateurs et le siècle dernier. Et si Les Enfants du désordre (1989) a droit à de rares passages sur les chaînes du câble, les autres films ne subsistent que grâce au coffret de 2005.


 

Le plaisir de revoir Goémons dans un noir & blanc superbe se double de celui de découvrir les chutes, nombreuses - 65 mn pour 24 mn de film. Et de vérifier que le cinéma documentaire, aussi exact soit-il, est également une reconstruction du réel : la réalisatrice a dû faire "rejouer" plusieurs fois certains moments - le ramassage des algues, le phonographe que les hommes écoutent le dimanche, le faux départ vers le continent - pour atteindre la vérité des gestes. Curieusement, les chutes, aussi bien restaurées que le film, multiplient sa force. L’îlot de Béniguet (désormais désert) est aussi impressionnant dans sa nudité et la détresse de ses occupants que l’île d’Aran filmée par Flaherty seize ans plus tôt.


 


 

Les scènes coupées de Colette (40 mn pour 30 de film) sont réjouissantes, car la majeure partie est constituée de prises de la rencontre entre Colette et Jean Cocteau, dans l’appartement du Palais-Royal qu’elle ne quittait (et ne quittera) plus. Dans la version finale, l’écrivaine, rivée sur son lit-banquette, est assise. L’écrivain survient, élégant et disert, et l’échange est brillant, jusqu’à son baiser final et ses adieux depuis la porte. Séquence impeccable, qui semble couler de source. En réalité, les faux gestes, les paroles boulées, les maladresses d’attitude sont tels que la scène dut être recommencée maintes fois avant que Jean Cocteau parvienne à trouver le bon rythme, ne se crispe pas en se penchant vers Colette, et ne se cogne pas dans la porte avant de disparaître. L’arrière-cuisine peut être passionnante.


 


 

Les deux courts métrages inconnus présentent un fort grand intérêt.
Le second, Main basse sur Bel (1963), est anecdotique - une commande de la célèbre fromagerie, pour promouvoir ses produits, traitée à la blague : une mafia d’affaires cherche à s’emparer du secret de fabrication de la maison. Mais la pochade (22 mn tout de même), scénarisée et dialoguée par Jacques Lanzmann, permet de découvrir que Alain Cuny, en vacances de Paul Claudel, savait pratiquer l’auto-ironie, et que les débuts au cinéma de Michel Robin, son homme de main, sont bien antérieurs à ce que ses filmographies retiennent. (3)

L’autre titre est une découverte, puisqu’il s’agit d’un des composants du film à sketches, La Rose des vents, projet confié en 1957 par la Fédération mondiale des Femmes à Joris Ivens, qui choisit les divers collaborateurs, les autres parties étant réalisées par Alberto Cavalcanti & Serge Guerassimov, Gillo Pontecorvo et Alex Viany - portraits de femmes, soviétique, italienne, brésilienne et française.


 

Sur un scénario de Vladimir Pozner & Henry Magnan (son époux), Yannick Bellon réunit ses amis, pour la plupart des "compagnons de route" du PC, Simone Signoret, Yves Montand, Héléna Manson, R.J. Chauffard, sa sœur Loleh, et tourna Un matin comme les autres, histoire d’une institutrice qui mobilise les habitants du quartier pour empêcher l’expulsion d’une famille pauvre - on pense forcément à l’épisode paysan de La vie est à nous. L’histoire pourrait être édifiante, elle est sauvée par l’interprétation de Simone Signoret, très à l’aise en enseignante Courage, et de Yves Montand, peintre en bâtiment en salopette, comme sorti d’un poème de Jacques Prévert, et qui improvise un cours de dessin devant des élèves de CM2.
Le sketch fut d’abord bloqué par la censure parce qu’il promouvait une mauvaise image de la France et la sortie de La Rose des vents fut ensuite interdite, comme nombre de films "progressistes" à l’époque. On est heureux de découvrir des images inédites d’acteurs dont on croyait tout connaître (outre les 29 mn du film, on a droit à 13 mn de chutes), dans un n&b travaillé par Henri Alekan, qui rend bien compte de la tristesse de l’environnement urbain du milieu des années 50.

Mais le plat de résistance de l’ensemble est le long métrage, Chronique d’une vie en cinéma, comme le précise le sous-titre.
Apparemment, rien n’a été filmé pour la circonstance - en réalité, toutes les scènes et les enregistrements récents sont dus à Éric Le Roy, qui a supervisé l’ensemble du coffret : il s’agit d’un montage de photographies, de films de famille, d’actualités, d’extraits de courts et de longs métrages soigneusement choisis, commentés par la réalisatrice, égrenant les souvenirs d’une vie bien emplie.


 

Une enfance atypique, père lointain, mère "moderne", photographe amie de tout ce qui comptait alors, surréalistes et reporters de choc de l’agence Alliance-Photo, avec l’oncle Brunius, habitant l’appartement voisin, pour ouvrir sur le monde et le cinéma. La rencontre amoureuse avec Jean Rouch, pas encore ethnologue ni cinéaste, simplement ingénieur des Ponts en partance pour l’Afrique, l’Idhec - première promotion, celle de Alain Resnais -, et, très tôt, l’aventure des tournages, pas évidente dans les années 40 lorsque l’on est une femme et qu’on ne veut pas être seulement monteuse - elle débuta avec Myriam comme assistante sur Paris 1900 - ou script.

Goémons, donc, tourné à l’économie et à la dure, dans les mêmes conditions misérables que les habitants de l’île, décroche le Grand prix du documentaire à Venise 1948.

La suite, on la connaît, elle était dans l’intégrale - une carrière harmonieuse, et reconnue. Mais Yannick Bellon la reprend dans le détail, de l’intérieur, montrant que tout n’est pas si simple dans un métier dans lequel les réalisatrices ont longtemps été une incongruité. Elle tourne des documentaires, pas si nombreux, quatre entre 1950 et 1960, elle monte les films de cinéastes amis, comme Pierre Kast, elle réalise des émissions pour la télévision - les anciens se souviennent de "Bibliothèque de poche", l’émission de Michel Polac. Et ce n’est qu’à la presque cinquantaine, en 1972, qu’elle parvient à signer son premier long de fiction, Quelque part quelqu’un. En vingt ans, elle en réalisera sept autres. Sept films dont on s’aperçoit aujourd’hui combien ils étaient à contre-courant de l’époque - ou plutôt la précédait, en secouant les esprits.


 

La Femme de Jean (1974) et le désespoir devant la tromperie et l’organisation de la vie quand on a été une femme protégée, sans identité propre ; L’Amour violé (1978) et ses scènes peu supportables, ou comment survivre après avoir subi un tel crime - il y a quarante ans, le regard sur les violeurs n’était pas celui d’aujourd’hui ; La Triche (1984) et son commissaire de police, père de famille traditionnel, tombant amoureux d’un jeune musicien ; L’Affût (1992), manifeste pour les oiseaux et contre la violence des chasseurs.
Aucun de ces films ne s’inscrivait dans l’air du temps, sinon celui-ci respiré par un petit nombre et pas des mieux considéré. À chaque fois, Yannick Bellon avait plusieurs coups d’avance - La Triche, au lieu de faire scandale comme il y a trente-cinq ans, décrit une situation désormais admise.


 


 

À partir de 1984, pour ses trois derniers films, elle fit appel, pour ses scénarios et dialogues, à Rémi Waterhouse, révélé par l’écriture de Ridicule de Patrice Leconte (1996). C’était une manière de fermer la boucle, puisqu’il s’agissait - on en parle hélas au passé, car il est mort en 2014 - du petit-fils de Brunius, esprit fin, écrivain doué et futur réalisateur talentueux. (4) Pour qui l’a un peu connu en sa jeunesse, le revoir adolescent, cheveux sur les épaules, devant sa batterie, ou mûri, décrivant avec précision son travail avec sa cousine (5), l’émotion est vive.


 

Mais tout dans D’où vient ce regard lointain ?, bilan sans nostalgie, chargé en enchantements rétrospectifs, nous a émus.
C’est suffisamment rare pour qu’on en remercie la cinéaste et toute l’équipe Doriane Films - Films de l’Équinoxe qui a peaufiné l’entreprise.

Lucien Logette
Jeune Cinéma n°392-393, février 2019

* Yannick Bellon, D’où vient cet air lointain ? Chronique d’une vie en cinéma, + sept courts métrages, coffret deux DVD, Doriane Films.

* Cf. aussi "Quelque part quelqu’un", Jeune Cinéma n°66, novembre 1972.

1. Quarante ans d’amitié entre les frères Prévert, Jacques et Pierre, et Brunius, de 1928 à 1967, date de son décès. Brunius était l’oncle des sœurs Bellon, Yannick et Loleh. N’oublions pas Nicole Vedrès et son Paris 1900, réédité par Doriane cette année, auquel Brunius collabora.

2. Pour mémoire : L’affaire est dans le sac (1932), Adieu, Léonard (1943) et Voyage surprise (1947). Cf. Prévert, Pierre (1906-1988) I, Jeune Cinéma n°183, octobre-novembre 1987, et sa nécrologie, Jeune Cinéma n°188, mai juin 1988.

3. Main basse sur Bel (1963), le titre ne figure dans aucune des filmographies des deux acteurs.

4. Je règle mon pas sur le pas de mon père (1999) et Mille millièmes (2002) de Rémi Waterhouse.

5. Nous avons failli écrire "tante", à cause de la différence d’âge, Rémi Waterhouse étant né en 1956. Mais sa mère, Laure-Anne Cottance (Laurette Brunius comme traductrice de la Série Noire), née en 1933, était la cousine germaine des sœurs Bellon. Donc Rémi était cousin au 2e degré de Loleh et Yannick. Cf. Waterhouse, Rémi (1956-2014).



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