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Sorry We Missed You (2019)
de Ken Loach
publié le mercredi 23 octobre 2019

par Bernard Nave
Jeune Cinéma n°396-397, octobre 2019

Sélection officielle en compétition au Festival de Cannes 2019
Meilleur film européen au Festival de San Sebastián 2019

Sortie le mercredi 23 octobre 2019


 


Fact / fiction. On se souvient comment, dans Kes, (1) le professeur divise le tableau en deux colonnes lorsqu’il fait venir Billy pour parler de sa passion pour le kestrel aux élèves de la classe. On se souvient comment il captive leur attention en parlant simplement de son rapport au petit rapace. Comment, lorsqu’il utilise un terme un peu technique (leash), le professeur le lui fait écrire au tableau. Cette scène paraît toujours être une parfaite démonstration de ce qu’est le cinéma de Ken Loach. Et dans son nouveau film, Sorry We Missed You, ce principe prend une place encore plus évidente tant il structure fermement le scénario.


 

Pour parler de ce qu’est la nouvelle réalité des emplois ubérisés, affranchis de toute règle, il suffit que le personnage principal, Ricky, un père de famille en quête d’un emploi plus souple, rencontre le responsable d’un dépôt de livraison.
Ce dernier énonce les règles à respecter, toutes au profit de l’employeur anonyme. Et, bien sûr, pas de contrat formel, tout est signifié oralement, comme si les choses allaient de soi (pas d’horaires, pas de salaire à proprement parler, dépendance totale envers l’entreprise qui fixe la quantité de livraisons à effectuer, etc.).


 

Plus loin dans le film, lorsque Ricky, après avoir été agressé lors d’une livraison, revient vers le chef du service, il apprend qu’aucune indulgence n’est permise. Le dépôt est l’un des mieux classés et le responsable détaille ce que cela représente pour lui et tous les autres employés. Aucun état d’âme n’est donc permis. En deux scènes d’une simplicité absolue, Ken Loach et Paul Laverty vont droit au but de ce qui est au cœur du film. Bien mieux que par de longues études statistiques.


 

On sent combien le travail d’enquête préalable a nourri le scénario en profondeur. Preuve en est le remerciement adressé au générique final à tous ceux (employés et responsables) qui ont témoigné de leur vécu. En ce sens, le poids documentaire du film transparaît à chaque instant. Au point de rendre palpable le quotidien du travail de livreur, chaque geste accompli par l’acteur assumant une vérité jamais prise en défaut. Ainsi de la place que tient le scanner dans le rythme de travail, en même temps qu’il enregistre ce que fait Ricky. Ainsi de la bouteille pour uriner en conduisant, afin de ne pas perdre de temps entre les livraisons. Il en va de même lorsque le film montre le travail effectué par Abbie, l’épouse de Ricky. Elle aide des personnes âgées au moment du repas, du coucher, etc.


 

On retrouve à l’évidence ce qui fait la marque de fabrique du cinéma de Ken Loach, son sens du réalisme poussé à l’extrême. Ils ne sont pas si nombreux les cinéastes qui cherchent à montrer le travail à l’œuvre, avec ici l’urgence imposée par la nature même de l’emploi, par la dérégulation complète de son accomplissement. Il aborde ainsi des formes de travail salarié rarement montrées à l’écran. Et si l’on met ses films en perspective, on se rend compte combien, au fil des ans, il a su capter l’évolution du monde du travail, des mineurs et des dockers, aux nouveaux parias du capitalisme moderne, aux chômeurs. La scène où l’une de ses "clientes", ancienne syndicaliste, s’étonne des conditions de travail d’Abbie, opère comme un rappel des changements survenus dans la société britannique, et au-delà.


 


 

À partir de là, la construction de la fiction répond à un souci de préserver l’impression de réalité. Mais elle apporte ce qui donne son épaisseur au film. D’abord dans sa temporalité. La durée impose une gestion des événements qui, forcément, condense le drame que vit la famille de Ricky, à partir du moment où le basculement qui s’opère en son sein en affecte tous les membres, à chaque instant.
On pourrait objecter qu’il y a là un débordement vers l’émotion qui serait comme une altération du principe initial de réalisme. Ce serait oublier que chez Ken Loach, c’est justement dans l’interpénétration entre le politique et l’humain que se situe l’enjeu principal du film.


 

Du coup, le constat est d’autant plus terrible. Ce que contient l’accusation portée par le film passe, sans filtre, dans le quotidien de la vie familiale. Pour acheter la camionnette, il faut vendre la voiture de la mère qui perd beaucoup de temps dans les transports en commun pour se rendre chez les personnes âgées dont elle a la charge.


 

Les parents rentrent de plus en plus tard, laissant les enfants seuls à la maison pour la fille (Lisa Jane) et dans la rue pour le fils (Seb). Le délitement auquel on assiste prend un tour inexorable, tant chaque événement ajoute un cran dans les conflits qui se font jour. Dans ce domaine aussi, la fiction semble être totalement investie par la volonté de ne pas dénaturer la vérité des personnages. On peut faire valoir combien les techniques de tournage et la direction d’acteurs de Ken Loach opèrent ce miracle.


 


 

Il faut toutefois insister sur le fait que Sorry We Missed You s’inscrit dans la longue chaîne de ses films qui auscultent les failles qui se font jour au sein de la cellule familiale, lorsqu’elle est confrontée aux secousses du monde qui l’entoure. Il semble même que ce dernier film récupère de nombreuses bribes de ce que nous avons vu, aussi bien dans Family Life (1971), que dans Kes (1969), Regards et sourires (Looks and Smiles, 1981)), Raining Stones (1993) pour ne citer que ces quelques exemples.


 

En nous rendant témoins des soubresauts qui affectent cette vie familiale, Ken Loach va chercher à l’intérieur de chacun de ses personnages ce qui vacille au gré des difficultés auxquelles il / elle fait face.


 

Mais comme il sait si bien le faire, il trouve aussi les ressorts qui permettent de ne pas sombrer dans le pessimisme le plus noir. En témoigne la journée au cours de laquelle Ricky emmène sa fille dans sa tournée. Et aussi le moment où le père découvre les carnets de dessins de son fils.
"Sorry we missed you" est la formule du billet laissé par le livreur lorsque le client est absent. Dans sa simplicité exemplaire, elle résume de manière ironique et tragique ce que le film met à jour.

Bernard Nave
Jeune Cinéma n°396-397, octobre 2019

1. "Kes", Jeune Cinéma n°193, février-mars 1989.


Sorry We Missed You. Réal : Ken Loach ; sc : Paul Laverty, Ken Loach ; ph : Robby Ryan ; mont : Jonathan Morris ; mu : George Fenton. Int : Kris Hitchen, Debbie Honeywood, Rhys Stone, Katie Proctor, Ross Brewster (Grande-Bretagne, 2019, 100 mn).



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